Le débat politique allemand des dernières semaines a été marqué par la controverse entourant la possible fourniture de missiles de type « Taurus » à l’Ukraine. Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation pour l’Europe, analyse ici les enjeux politiques de cette controverse.
Le débat politique allemand des dernières semaines a été marqué par la controverse entourant la possible fourniture de missiles de type « Taurus » à l’Ukraine. Cette question promet d’animer les campagnes électorales de cette année, ainsi que la campagne pour les élections fédérales de 2025.
Au cœur du débat, la question de l’envoi de missiles « Taurus » par l’Allemagne à l’Ukraine a engendré d’importantes dissensions au sein de la coalition gouvernementale, principalement entre les Verts et les sociaux-démocrates. De même, de manière notable, le chef de l’opposition a formulé des critiques à l’encontre du chancelier. Toutefois, l’évolution du conflit en Ukraine jusqu’à ce jour montre qu’un système d’armement spécifique ne modifie pas de manière notable le cours de la guerre.
Les missiles « Taurus » et le soutien militaire allemand de l’Ukraine
Le chancelier Olaf Scholz a exprimé son opposition à la livraison de missiles « Taurus » à l’Ukraine, arguant qu’une telle opération serait irréalisable sans l’implication directe des soldats de la Bundeswehr. Les missiles « Taurus », capables de parcourir jusqu’à 500 kilomètres et de détruire des structures fortifiées telles que des bunkers ou des dépôts de munitions, ne requièrent pas que les aviateurs entrent dans l’espace aérien ennemi pour être lancés. Ils pourraient ainsi théoriquement permettre de frapper et de neutraliser les voies d’approvisionnement de l’armée russe en Crimée, soulevant la crainte que le président russe, Vladimir Poutine, y voie un casus belli implicite de l’Allemagne contre la Russie.
La position de Scholz a suscité une vague de critiques. Norbert Röttgen, éminent membre de la commission des Affaires étrangères du Bundestag et de la CDU, a co-signé avec Anton Hofreiter, figure des Verts, un article dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung fustigeant le « défaitisme catastrophique » du chancelier, et l’accusant de semer la peur au sein de la population allemande. De manière inédite, les chrétiens-démocrates ont à deux reprises exigé un vote au Bundestag sur la question de la livraison des « Taurus », sans succès à chaque fois.
Les critiques ne viennent pas seulement de l’opposition, mais aussi de l’intérieur de la coalition gouvernementale. Agnes Strack-Zimmermann, libérale et présidente de la commission parlementaire de la défense, ainsi que les Verts ont manifesté leur incompréhension. Annalena Baerbock, ministre des Affaires étrangères, Katharina Dröge, présidente du groupe parlementaire des Verts, et les co-présidents du parti, Ricarda Lang et Omid Nouripur, se sont unanimement opposés à la position de Scholz.
Le chancelier a qualifié ce débat de « ridicule », réaffirmant la position de l’Allemagne comme deuxième plus grand soutien de l’Ukraine après les États-Unis, avec une aide militaire dépassant les 17,1 milliards d’euros entre janvier 2022 et juillet 2023, contre 540 millions d’euros de la part de la France.
Malgré les critiques, le refus de livrer les missiles « Taurus » semble jouir d’un large soutien populaire en Allemagne. Un sondage récent de l’institut Forsa révèle que 66% des Allemands sont opposés à cette livraison, incluant 70% des partisans du SPD et 60% des sympathisants de l’Union. À l’inverse, une majorité des partisans des Verts (56%) se montre favorable à la livraison.
Rolf Mützenich et le « conflit gelé »
Rolf Mützenich, le président du groupe parlementaire du SPD, a adopté une position remarquable le 15 mars 2024 au Bundestag, en plaidant pour une réflexion approfondie sur les moyens de figer le conflit : « N’est-il pas temps que nous parlions non seulement de la façon de mener une guerre, mais aussi de réfléchir à comment geler une guerre pour ensuite chercher à la terminer ? ». Cette approche a suscité une forte désapprobation de la part des Verts et des libéraux.
Lars Klingbeil, le président du SPD, a tenté de nuancer ces propos lors d’une intervention sur la chaîne de télévision ZDF, affirmant qu’il ne voyait aucune contradiction entre le soutien à l’Ukraine par la livraison d’armes et l’engagement dans des démarches diplomatiques visant à résoudre le conflit. Toutefois, cette clarification n’a pas échappé aux critiques, notamment de la part des Verts et de leur co-présidente, Ricarda Lang, qui a perçu dans ces paroles un retour à l’ancienne politique russe de la social-démocratie, nuisant à la réputation de l’Allemagne sur la scène internationale. De son côté, l’inspecteur général de la Bundeswehr, Carsten Breuer, a rejeté l’idée d’un « gel » du conflit ukrainien, estimant qu’une telle démarche nécessiterait l’accord des deux parties impliquées.
Les prochaines échéances électorales
En prenant la parole au Bundestag, le président du groupe parlementaire du SPD, Rolf Mützenich, a touché une corde sensible au sein de la population allemande. Il a exprimé le désir de repositionner les sociaux-démocrates comme le parti de la paix et de la stabilité, soulignant un souci profondément ancré parmi les Allemands. Cependant, l’opposition et les partenaires de coalition critiquent le SPD pour ne pas avoir suffisamment remis en question l’approche de la « Ostpolitik », inspirée par Willy Brandt, consistant en un « changement par le rapprochement ».
Face à une Russie devenue plus belligérante et agressive sous la gouvernance dictatoriale de Vladimir Poutine, l’opposition demande au SPD de repenser sa politique envers ce pays. Malgré ces critiques, le SPD saisit ici l’opportunité de se redéfinir comme une véritable alternative aux positions plus belliqueuses de la CDU et des Verts. Le parti vise également à se positionner en contrepoint tant aux extrémistes de droite qu’à ceux de gauche, notamment face à la BSW, la nouvelle alliance dirigée par Sahra Wagenknecht.
Si les récentes baisses de popularité des extrêmes dans les sondages se confirment, le SPD peut aspirer à retrouver sa position de deuxième force politique du pays, renforçant son influence dans le paysage politique actuel et à venir. Dans ce contexte, l’intervention de Rolf Mützenich apparaît non seulement pertinente mais également stratégique. Il appelle à l’élaboration de stratégies susceptibles d’influencer, voire de geler le conflit avec l’agresseur russe, proposant ainsi une approche différente et potentielle voie de résolution.