En Allemagne, un projet de loi pour renouveler le parc des chaudières met en lumière les difficultés industrielles et politiques de la transition énergétique en cours. Alors que la coalition gouvernementale continue à étaler ses divisions, Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, revient dans cette note sur ce défi majeur.
Le ministre de l’Économie allemand, Robert Habeck (Verts), a proposé un nouveau projet de loi selon lequel toutes les nouvelles chaudières installées devraient fonctionner avec au moins 65% d’énergies renouvelables à partir de l’année prochaine. D’ici 2045, tous les systèmes à base de combustibles fossiles devraient être remplacés, et le chauffage des maisons en Allemagne devrait parvenir à la neutralité climatique.
Le scepticisme des électeurs
L’annonce suscite un important scepticisme au sein de la population allemande. Selon l’institut Forsa, 78% des Allemands sont opposés à l’interdiction des chauffages à base de combustibles fossiles dans un délai si court. Même parmi les sympathisants des Verts, seule une courte majorité (53%) est favorable à ce projet de loi.
Actuellement, le chauffage au gaz est installé dans 56% des maisons, 24% des propriétaires utilisent le mazout pour se chauffer, et seulement 10% des maisons sont équipées d’une pompe à chaleur.
L’un des problèmes centraux est la question du financement. Non seulement des millions de foyers doivent remplacer leurs systèmes de chauffage, mais ils doivent également apporter des améliorations écoénergétiques à leurs bâtiments résidentiels afin que les nouvelles chaudières à pompes à chaleur puissent fonctionner correctement. Dans les bâtiments anciens, les acteurs du secteur estiment que des montants à six chiffres pourraient être nécessaires.
Bien que le ministre de l’Économie Robert Habeck ait annoncé un soutien financier allant initialement jusqu’à 50% des coûts d’installation, beaucoup de personnes se sentiraient malgré tout probablement obligées de contracter des emprunts. Entre-temps, les Verts ont surenchéri en proposant de subventionner jusqu’à 80% des dépenses de rénovation engagées par les propriétaires ayant un revenu annuel inférieur à 20 000 euros par an.
Par ailleurs, l’Allemagne manque d’installateurs qualifiés. « Où trouver les artisans ? », demande Florian von Brunn, président du SPD en Bavière. Les carnets de commandes des chauffagistes sont déjà pleins, et ils peinent à suivre la demande. De plus, il y a un manque d’apprentis dans le secteur. C’est d’ailleurs une situation commune à la plupart des entreprises artisanales allemandes. Par conséquent, il est compréhensible que le SPD considère la pénurie de main-d’œuvre qualifiée comme l’obstacle majeur à la mise en œuvre de la loi, comparable au manque actuel de pompes à chaleur sur le marché.
L’industrie allemande perd l’un de ses fleurons
Dans ce contexte, la vente au géant américain Carrier Global de la division « pompes à chaleur » de l’entreprise Viessmann, leader des systèmes de chauffage en Allemagne, pour plus de 11 milliards d’euros, a suscité des polémiques. Si Viessmann a vendu son cœur de métier à une entreprise américaine, c’est par crainte de ne pas pouvoir suivre le rythme rapide de ses concurrents asiatiques, qui sont sur le point de conquérir le marché allemand avec des pompes à chaleur bon marché sur lesquelles les acteurs nationaux ne sont pas encore en mesure de s’aligner.
C’est un coup dur : la demande politique d’installer des pompes à chaleur, loin de doper l’industrie allemande, attire en réalité des fournisseurs asiatiques à bas prix avec lesquels les entreprises nationales ne peuvent pas rivaliser. Cette dynamique mortifère rappelle fortement le destin des fabricants allemands de photovoltaïque, qui faisaient autrefois face à un avenir radieux, et ont ensuite été balayés par la concurrence chinoise. Depuis lors, cette industrie est synonyme d’occasion manquée pour la technologie allemande. D’autres entreprises devront également faire face à une rude concurrence, et il faut donc s’attendre à ce que Viessmann ne soit pas un cas isolé. Néanmoins, le ministre de l’Économie Habeck a tenté de positiver en soulignant que cette vente montre bien que « l’Allemagne est une destination attractive, et cela renforcera les capacités de production ».
La vente de Viessmann s’ajoute à une série d’investissements étrangers en Allemagne, comme pour le terminal portuaire de Hambourg. La différence est que, cette fois-ci, ce ne sont pas les Chinois, mais les Américains. Les libéraux ont mis en garde leurs partenaires gouvernementaux contre le fait de mettre les entreprises du pays sur le marché à la suite de lois rédigées et adoptées à la hâte. La critique vise évidemment la proposition de loi sur l’énergie dans les bâtiments. Le secrétaire général du FDP, Bijan Djir-Sarai, a déclaré au journal Handelsblatt que « la transition de chauffage hâtive et compliquée » aurait un impact négatif sur l’économie allemande, sur la propriété intellectuelle, et affaiblirait durablement la production en Allemagne. L’opposition gouvernementale s’est également exprimée dans ce sens. La porte-parole du chancelier Olaf Scholz (SPD) a répliqué avec une interprétation différente : « En réalité, c’est une bonne nouvelle », a-t-il déclaré à propos de la vente de la division Viessmann, car cela créait des conditions pour la montée en puissance des pompes à chaleur en Allemagne et montrerait bien à quel point la technologie allemande est attractive. Reste tout de même à savoir si le projet sert davantage la production des unités sur le sol allemand.
Le prix à payer des dissonances gouvernementales
Malgré les critiques, le gouvernement devrait transmettre la proposition de loi au Bundestag. Les libéraux et les sociaux-démocrates sont désormais favorables à l’adoption de l’interdiction des chauffages utilisant des combustibles fossiles, mais uniquement pour le chauffage au mazout. Les chauffages au gaz pourraient alors continuer à fonctionner pour le moment, et il serait concevable que les propriétaires doivent s’assurer que leurs systèmes de chauffage au gaz fonctionnent également avec de l’éco-gaz. Pour les Verts, il s’agit d’un compromis acceptable.
Toutefois, cette discussion met en lumière les discordances au sein de la coalition gouvernementale concernant la transition énergétique. Évidemment, l’image d’une coalition divisée pèse dans les sondages. Les dernières enquêtes montrent que la coalition n’a plus de majorité. Les chrétiens-démocrates se stabilisent autour de 30%, tandis que le SPD et les Verts sont autour de 18%, et les libéraux aux environs de 6%, donc sans majorité absolue. Néanmoins, les prochaines élections fédérales n’auront pas lieu avant septembre 2025, et les trois partenaires de la coalition devront gouverner ensemble jusqu’à cette date.
Cependant, il est inquiétant de constater que les extrémistes de droite de l’AfD atteignent dans tous les sondages le niveau des Verts et des sociaux-démocrates. En Allemagne de l’Est, l’AfD est même le premier parti dans les sondages, devant la CDU et le SPD. Cela jette une ombre sur les élections régionales de l’année prochaine dans le Brandebourg, la Saxe et la Thuringe.