Longtemps considéré comme un élément central de nos vies, le sommeil serait aujourd’hui envisagé comme une « perte de temps ». Pour le magazine Mutations édité par la Mutualité française, Jérémie Peltier montre comment et pourquoi nos sociétés doivent retrouver le goût de la nuit.
« L’optimiste pense qu’une nuit est entourée de deux jours, le pessimiste qu’un jour est entouré de deux nuits »
Francis Picabia, Écrits, Belfond, 1975.
La nuit est tombée de son piédestal
Qu’est-il arrivé à notre époque pour que nos nuits cessent d’être « plus belles que nos jours », comme l’écrivait Racine dans ce poème À monsieur Vitard ?
« Enfin, lorsque la nuit a déployé ses voiles,
La lune, au visage changeant,
Paraît sur un trône d’argent,
Et tient cercle avec les étoiles,
Le ciel est toujours clair tant que dure son cours,
Et nous avons des nuits plus belles que vos jours ».
La nuit, thème inspirant pour nombre d’auteurs, de philosophes, de poètes au cours des siècles, a semblé tomber de son piédestal, victime d’être devenue le moment d’une activité – peut-être la dernière dans nos sociétés de la performance – qui ne produit pas de valeur sur le plan économique : le sommeil. Alors que le sommeil a longtemps ét considéré comme un élément central de nos vies, de plus en plus de discours tendent pourtant à le faire passer pour une « perte de temps ». L’homme, dans un sentiment de toute-puissance, pense être en capacité d’avoir la maîtrise permanente de son temps. Les nouvelles technologies lui permettant de vivre 24 heures sur 24, il pense donc être en capacité de vivre 24 heures sur 24.
Mais pourquoi donc s’intéresser au sommeil ? Car c’est un enjeu de santé publique majeur pour nos populations, et que rien n’indique que la situation s’améliorera dans les décennies à venir. Le temps du sommeil, on le sait, permet de récupérer sur le plan psychique et émotionnel. Il est donc entendu que ne pas dormir assez altère les facultés psychiques et émotionnelles, et de fait altère l’espérance de vie. Or, quel est le constat ? Quelles sont les conséquences de ce sentiment d’hyperpuissance des hommes devenus ultra-connectés au fil des années ?
La captation du sommeil
En cinquante ans, la France a vu le temps de sommeil de ses habitants régresser d’1 heure 30. Plus globalement, les pays occidentaux ont perdu au moins une heure de sommeil sur une journée de 24 heures, ce qui équivaut à une cinquantaine de nuits par an. Autre élément, le taux de « petits dormeurs », à savoir celles et ceux qui dorment moins de six heures par nuit, a considérablement explosé au cours des dix dernières années : ils représentaient 10-12% de la population au début des années 2000, ils en représentent aujourd’hui 30%. Enfin, 30% des Français indiquent qu’ils dorment mal. Petit rappel à ce stade : pour rester en bonne santé, un adulte doit dormir entre sept et huit heures par nuit.
Pourquoi donc avoir tant rogné sur notre temps de sommeil, dans une époque ou pourtant, comme le dit très souvent le sociologue Jean Viard dans ses travaux, et notamment dans Le triomphe d’une utopie (Éditions de l’Aube, 2015), le travail n’a jamais aussi « peu pesé » sur le temps de notre vie ? En effet, autrefois, le travail occupait la quasi-totalité du temps de vie éveillée. Mais à partir du début du XXe siècle, les loisirs n’ont cessé de grignoter du temps sur le labeur. La journée de 10 heures est votée en 1900, les congés payés se généralisent en 1936, et il y a tout juste vingt ans, la réforme des 35 heures est votée.
Le temps de travail s’est donc considérablement réduit, jusqu’à nous faire parler de triomphe du temps libre. Pourquoi alors n’a-t-on pas logiquement atteint le triomphe du sommeil ? Les raisons de cette perte de temps de sommeil sont connues : en plus de l’absence de pratique sportive – qui pourtant favorise un sommeil de meilleur qualité, du fait de la dépense énergétique, de la stimulation hormonale et d’une meilleure régulation du rythme veille/sommeil – des éléments sont venus capter ce temps ; les individus sont devenus des êtres hyper-sollicités et hyper-stimulés, comme le dit brillamment Bruno Patino dans La civilisation du poisson rouge (Grasset, 2019). La lumière, d’abord, mais aussi les écrans, ou encore le bruit. Pendant des siècles, les sept-huit heures par nuit ont été respectées car les hommes vivaient au rythme du soleil. Mais les progrès techniques ont fait disparaître petit à petit la nuit. Le premier coupable : l’ampoule électrique, commercialisée en 1879.
À partir de ce moment-là, plus rien ne sera comme avant. Les multiples écrans qui composent nos vies sont venus s’ajouter aux ampoules qui composaient nos maisons, et les médecins du sommeil sont venus accompagner les médecins du travail.
Dormir ou tenir ?
Sachant que les hommes ne peuvent vivre normalement en société sans sommeil, ceux-ci cherchent donc des remèdes, parfois pour dormir, ou pour tenir.
Pour dormir ? Les somnifères. Pas moins de 12 millions de Français indiquent souffrir d’insomnie, en raison notamment du stress et de l’anxiété provoqués par les rythmes de nos vies et l’hyperstimulation des écrans. Résultat : la France est le deuxième consommateur de somnifères en Europe. Conséquences liées à la prise régulière de somnifères ? Perte de mémoire, mais surtout aucun effet sur votre capacité à dormir naturellement par la suite – les somnifères sont des anesthésiants ; ils ne vous permettent pas de dormir, mais d’oublier que vous ne dormez pas.
Pour tenir ? Des produits « dopants » et des psychotropes dangereux, pour soulager l’anxiété, la méforme et le mal-être liés au manque de sommeil.
Le sommeil comme variable d’ajustement
Alors pourquoi continuons-nous sur cette lancée ? Car la vie moderne a fait du sommeil une variable d’ajustement. Dans une société de la performance, il semble acquis que l’individu qui performe se doit d’être en capacité de dormir peu. Se dire fatigué est synonyme de faiblesse, et l’aveu de la fatigue est perçu comme une défaite. Il y aurait donc deux catégories d’individus : celles et ceux qui sont performants car parviennent contre-nature à dormir peu, et celles et ceux qui le sont moins, car ont besoin de dormir, naturellement.
Les risques ? Premièrement, celui de donner – comme le dit très bien Éric Fiat dans un livre sublime, Ode à la fatigue (Éditions de l’Observatoire, 2018) – mauvaise conscience aux personnes fatiguées, qui ont alors le sentiment de devenir les « perdantes » de l’époque. Deuxièmement, c’est de faire passer dans l’imaginaire collectif les être fatigués pour des êtres paresseux, alors que fatigue et paresse n’ont évidemment rien à voir.
Retrouver le goût de la nuit
Comment dès lors retrouver le goût de la nuit ?
D’abord, il s’agit de redonner à la fatigue et au sommeil une place dans le débat public. Les sujets liés aux nuisances sonores, aux nuisances liées à la lumière, sont peu évoqués par les responsables politiques. Ces sujets, évidemment accentués dans les grandes villes, mériteraient d’être des thèmes majeurs traités lors des campagnes municipales notamment.
Ensuite, une grande campagne de santé publique pour promouvoir le sommeil, au même titre que les campagnes contre le tabac ou l’alcool. Il s’agit de fait de marteler l’impact de la privation de sommeil sur notre organisme, et les pathologies directement liées au manque de sommeil : obésité, surpoids, diabète, hypertension artérielle, anxiété, accidents de la route, accidents du travail.
Enfin, un changement de discours des grandes figures d’autorité et de nos dirigeants. Si certaines personnes parviennent à bien vivre sans avoir besoin de dormir le temps dont a besoin un homme, c’est tant mieux. Mais le proclamer régulièrement et publiquement comme on montre un trophée donne un exemple à ne pas suivre pour la population. Un responsable politique capable de boire une bouteille de whisky sans le ressentir aucunement tout au long de sa journée de travail le proclamerait-il aussi fièrement à ses concitoyens ?
Ce sont là quelques pistes pour répondre à l’un des effets les plus néfastes de nos sociétés de la performance. Et le risque de ne rien faire, de ne pas accepter ce besoin de sommeil propre à tout individu, c’est de finir à dire sérieusement ce que Guitry disait en blaguant : « Je suis si fatigué que je baille en dormant ».