Du possible au nécessaire : le Chili, la rue et la « super » année électorale

Le Chili connaît depuis le mouvement social enclenché en octobre 2019 un processus politique historique et révolutionnaire, dans le sens où l’héritage pinochétiste, presque cinquante ans après le coup d’État de 1973, est en passe d’être définitivement mis à bas. Si ce processus aboutit, il pourrait faire figure de référence au niveau international. Mais l’issue des différents rapports de force politiques, économiques et sociaux en cours, ainsi que la capacité des gauches à s’unir, seront déterminants quant à sa réussite. Juan-Pablo Pallamar, chercheur en sciences sociales à l’Université Sorbonne Paris Nord, et Paulina Vodanovic, secrétaire nationale aux Affaires internationales du Parti socialiste chilien, livrent leur analyse.

L’explosion sociale accélère l’agenda pour le changement. Plus encore, le changement s’impose comme agenda et programme du pays. Un courant de démocratisation se frayait déjà un chemin dans la société chilienne : loi de non-réélection après deux mandats, scrutin proportionnel, quotas de genre, élections régionales, incorporation du vote des Chiliens à l’étranger, première femme élue présidente de la République, mouvements étudiants et réforme de l’éducation, etc. Cependant, le malaise social accumulé qui a éclaté le « 18-O » établit une ligne de partage historique dans le climat politique et social national. Populairement désignée comme « le réveil chilien » ou « le Chili s’est réveillé », cette « force profonde » au sens de Pierre Jardin influence l’ensemble du système politique et redéfinit cette période comme une super année électorale (environ 9 élections populaires).

Nous aborderons les défis auxquels le Chili fait actuellement face en deux parties. Une première traitera du climat sociopolitique actuel au Chili après le dernier plébiscite d’octobre. Nous la conclurons par une question concernant les risques et défis politiques émergents. Nous essaierons ensuite de formuler la réponse dans une deuxième partie abordant la relation entre les défis du processus constituant et le nouveau cycle électoral en cours.

Le « réveil chilien » et ses conséquences

L’un des résultats concrets du mouvement social du 18-O a été l’ouverture d’un processus constituant sans précédent. Un processus social dont le coût humain a été élevé. Entre octobre 2019 et mars 2020, l’Institut national des droits de l’homme (INDH) a enregistré 30 décès « dans des circonstances qui n’ont pas été entièrement élucidées ». Les rapports de l’INDH font état de 3838 blessés hospitalisés, parmi lesquels plus de 460 pour lésions oculaires avec, dans de nombreux cas, perte partielle ou totale de la vision. Des centaines de plaintes pour agression sexuelle ont également été signalées, ainsi que des plaintes pour torture et mauvais traitements. Pour la même période, plus de 11 000 personnes ont été arrêtées, parmi lesquelles plus de 2500 sont demeurées en détention provisoire, plus d’un an pour certaines, en attente de procès.

Si, depuis le retour à la démocratie (1988-1989) jusqu’aujourd’hui, le « pinochétisme » représentait sur le plan électoral environ 40% du pays, cette fois-ci, 80% de l’électorat a approuvé une nouvelle constitution et une assemblée constituante pour sa rédaction. Par conséquent, le pays n’est pas divisé. De cette façon, c’est en partie une défaite accablante et historique pour les forces conservatrices chiliennes.

Le mouvement social et la méfiance

La force de certains mouvements a joué un rôle clef. En particulier les mouvements féministe et Mapuche qui sont aujourd’hui les moteurs et l’épine dorsale d’un processus historique. Un processus unique vers la première constitution politique de l’histoire chilienne rédigée démocratiquement mais avec la première assemblée constituante paritaire hommes/femmes au monde et un quota proportionnel de représentation des peuples autochtones.

Même ainsi, le processus constituant se développe dans un climat de tension sociale et politique aigu. Si l’idée d’une réforme structurelle semble transversale, la méfiance envers les institutions et les acteurs de la politique chilienne entretient à la fois un climat de réticence et d’incrédulité. Oscar Mac-Clure, Emmanuelle Barozet et al. ont appelé ce phénomène la libération émotionnelle, car « contrairement à la période précédant l’explosion sociale, la rage ou la colère ne sont plus exclues pour faire face à une situation adverse » : les Chiliennes et Chiliens auraient « déconnecté leurs loyautés et autres émotions favorables envers les institutions et organisations auxquelles ils étaient auparavant liés ». Avant l’explosion sociale, le Latinobarómetro affirmait déjà qu’entre 2004 et 2018, au moins 70% de la population chilienne considérait que le pays était « gouverné par quelques groupes puissants pour leur propre bénéfice ». Après le 18-O, l’enquête Termómetro Social indiquait que « sur une échelle de 1 à 10 (où 1 signifie très peu de confiance et 10, beaucoup), les institutions et agents suivants recevaient un score inférieur à 3,5 : parlementaires, ministres, partis politiques, président de la République, hommes d’affaires, organisations religieuses, cours de justice, police, forces armées et maires ». Les trente jours de contestation suivant le 18-O représentent ainsi le paroxysme d’un processus de gestation, long et antérieur, de libération émotionnelle.

La pandémie n’a pas démobilisé le mouvement

La pandémie a aggravé la situation sociale. Si 83% des ménages affirmaient en 2019 que leurs revenus étaient suffisants, en juillet 2020, ils étaient 49% à déclarer que leurs revenus étaient insuffisants. En novembre, 59% des ménages chiliens ont déclaré avoir connu une baisse de leurs revenus et 27% ont affirmé qu’aucune personne de leur foyer n’avait d’emploi. De plus, 40% des ménages ont déclaré avoir des difficultés à payer leurs dettes.

Afin d’atténuer les effets de la récession soudaine provoquée par la crise sanitaire, les politiques du gouvernement de Sebastián Piñera ont cherché à protéger le tissu entrepreneurial. Le gouvernement a ainsi autorisé les entreprises à « suspendre les contrats des travailleurs pour que l’assurance chômage recouvre le manque de revenu des travailleurs ». Assurance chômage qui émane de l’épargne obligatoire des propres travailleurs. Il n’y a pas eu de création de revenu social d’urgence, et une part importante de la population active la plus vulnérable (50% de la population active reçoit un salaire proche du salaire minimum) a continué à travailler. Par conséquent, de larges segments de la société n’ont pas pu respecter le confinement sanitaire. Des ollas comunes (repas sociaux et populaires) sont apparus sur tout le territoire, ainsi que des manifestations de la faim. Les mesures sociales gouvernementales ont été si insuffisantes que, sous la pression, le Congrès national a dû réunir le quorum qualifié pour permettre à la population de retirer 10% de ses fonds de pension, retenus par les agences privées des caisses de retraite (AFP). Cette décision a créé un précédent sans équivoque et, encore une fois, a été historique pour les changements structurels de l’économie chilienne.

Si la pandémie a révélé les contradictions de l’action gouvernementale de Sebastián Piñera et qu’elle a, en même temps, forcé le retrait temporaire du mouvement, le climat reste explosif. Les manifestations reprennent à chaque fois que des événements sensibles frappent une opinion publique attentive aux abus systémiques. Et les exemples ne manquent pas. Le plus récent a touché la ville de Panguipulli dans le sud du Chili. Des manifestations nationales ont à nouveau éclaté dimanche 7 février 2021 après le meurtre de Francisco Martínez, jeune artiste de rue et jongleur, abattu en plein jour de six balles par les Carabineros lors d’un contrôle d’identité, en centre-ville, sans n’avoir commis ni être suspect d’aucun délit. L’indignation populaire a entraîné l’incendie de la mairie, des manifestations dans de nombreuses communes du pays et la répression de la police.

Le lendemain, le 8 février 2021, à Santiago, s’ajoute la mort suspecte de Camilo Miyaki détenu dans une cellule de la police pour avoir enfreint le couvre-feu sanitaire. Les Carabineros ont déclaré que le jeune homme se serait suicidé, suscitant les soupçons des organisations de défense des droits de l’homme. Enfin, le 9 février, le jeune bolivien Jaime Veizaga Sánchez meurt devant le service médico-légal, abandonné dans la rue par deux policiers dans des circonstances qui font toujours l’objet d’une enquête. Cette série de décès liés à la police chilienne vient tendre le climat social alimenté de plus par les déclarations de soutien sans failles de Sebastian Piñera à la police.

Quels risques et défis politiques émergent alors aujourd’hui au Chili ?

D’abord, se présentent les défis de cette « super » année électorale : formation de l’assemblée constituante et fixation postérieure de son règlement de fonctionnement, reconfiguration du pouvoir politique au niveau municipal, régional et national. Et, en parallèle, pèsent les risques latents d’une frustration sociale majeure. Une frustration qui, si elle se traduit aujourd’hui par une volonté de changement, pourrait aussi dépendre d’un éventuel blocage du processus constituant ou, aussi et en même temps, du mécontentement de la nouvelle hyper-majorité apparue le « 25-O » dernier et de ses attentes. On s’attend ainsi à ce que, parallèlement au processus constitutionnel, se développe un climat de mobilisation sociale intense, opérant à une autre vitesse et sur la base d’un malaise social qui se méfie des élites et de l’establishment.

Le défi constituant et la « super » journée électorale d’avril

Pendant la super journée électorale du 11 avril (« 11-A »), les Chiliennes et Chiliens sont appelés à élire 155 délégués constituants : 77 hommes et 78 femmes. De plus, ils doivent également choisir 16 gouverneurs régionaux, 345 maires et plus de 2200 conseillers municipaux.

Le 11-A représente également un changement important du personnel politique chilien. Au moins 26% des maires actuellement en fonction n’ont pas pu se représenter en raison de la nouvelle loi limitant la réélection. Le Servel a également enregistré près de 1400 candidatures au poste de constituant éparpillés sur plus de 100 listes ! Une telle irruption de listes d’indépendants annonce un scénario électoral imprévisible.

Il s’agit là d’une journée électorale qui éclairera le scénario de l’élection présidentielle de novembre prochain et encore plus les nouvelles bases constitutionnelles du pays, dont on ne sait pas encore si elles trouveront la majorité pour ériger un nouveau pacte « éco-social », un nouveau pacte qui puisse satisfaire les attentes sociales créées par le mouvement du 18-O. Il est difficile de prévoir les équilibres électoraux (nouveaux ou non) de la constituante dans un scénario ouvert comme celui-ci. Ainsi, il n’est pas évident que la formation d’un nouvel État démocratique puisse être garantie. Ni qu’il y ait la capacité d’établir des piliers constitutionnels qui puissent contribuer au développement de niveaux élevés de justice sociale et d’égalité. Il n’y a donc aucune certitude quant à la capacité de la constituante de construire un système universel de sécurité sociale de qualité, fondé sur une nouvelle souveraineté sociale et écologique des ressources naturelles. Nous ne connaissons pas l’ampleur de la majorité constituante qu’il y aura pour faire du développement durable un principe constitutionnel créateur de chaînes productives à haute valeur ajoutée qui libèrent le pays de son caractère extractiviste actuel. Nous ne savons pas s’il y aura assez de force pour une réforme territoriale qui mettrait fin à l’État néolibéral. Ainsi, l’ouverture du scénario constitutif envisage des degrés significatifs de confrontation entre la majorité des secteurs politiques, sociaux et économiques de la société chilienne. Plus encore, lorsque la menace de la droite (ré)unie dans le but de bloquer la constituante devient réelle.

Bloquer la nouvelle constitution

« Si nous obtenons 40% [ou plus d’un tiers des constituants] l’année prochaine, et bien voilà messieurs, nous aurons le veto dans la constituante », a annoncé Pablo Longueira, ancien président et leader historique de l’UDI, devant le Conseil d’administration élargi du parti, le 7 septembre 2020.

La « révolution des débiteurs » du 18-O semble avoir mis fin au processus de modération de la droite des trente dernières années. Depuis la « révolution des pingouins » (révolte des lycéens) de 2006 et le mouvement étudiant de 2011, l’émergence de nouveaux acteurs politiques capables de repolitiser les inégalités en légitimant des politiques publiques opposées au modèle néolibéral avait accentué, comme le souligne Cristóbal Rovira, la « transformation de la droite ». Cette transformation la conduisait à sa propre fragmentation. Ainsi, Evópoli (qui se déclare parti libéral) a été fondé en visant le centre politique et, à droite de la droite, a germé le parti Républicain (outsider conservateur qui revendique une droite sans complexe, néo-pinochétiste). Les deux partis sont curieusement dirigés par un membre de la famille Kast.

Paradoxalement, après le 18 octobre, la thèse de Rovira sur la fragmentation de la droite ne s’est pas réalisée. La droite ne s’est pas réorganisée, et ne s’est pas modérée. Elle n’a pas adapté son agenda en fonction des exigences de transformation sociale du pays. Au contraire, elle a défendu le modèle en place. Et en signant l’accord parlementaire pour le plébiscite constitutionnel, nouveau paradoxe : les voix contre la nouvelle constitution s’y sont faites plus fortes. Tous les partis de droite ont finalement fait campagne pour le « je rejette ». Le cas le plus frappant est celui du parti Evópoli. Initialement en faveur de l’option « j’approuve », il obtient du temps dans la frange électorale télévisée. Cependant, fin août 2020, Evópoli réalise un changement de cap de 180 degrés et abandonne son espace dans la frange. Dans tous les partis du secteur a donc pris consistance la thèse du blocus constitutionnel promu par la droite la plus orthodoxe.

Au niveau présidentiel, le repli électoral a également été confirmé. Après le désastreux résultat de l’option « je rejette » (seulement 20%), d’Evópoli aux Républicains, la droite a convergé. Pour le vote du 11-A, une seule liste nationale les représentera aux élections des constituants. « Si nous y allons unis, je ne doute pas que nous l’obtiendrons », disait Longueira, ancien président de l’UDI, en référence à l’obtention du tiers des sièges de délégués constituants.

De cette manière, la droite assume avec une telle ardeur l’hypothèse du blocus de Longueira qu’elle a déjà annoncé une primaire légale pour définir une candidature présidentielle unique pour l’ensemble du secteur. Et d’un point de vue politique, la nouvelle constitution sera confrontée à un gouvernement qui lui donnera chair ou qui bloquera sa mise en œuvre. La nouvelle constitution pourrait-elle rester lettre morte si un gouvernement opposé au nouveau pacte constitutionnel et jouissant en plus de la sympathie des secteurs militaires était mis en place ? Sans aucun doute, et cela provoquerait une frustration sociale réactualisée et probablement aussi un revirement social et politique vers les extrêmes.

Ainsi, six candidats à l’élection présidentielle sont déjà en lice pour la primaire de droite : trois anciens ministres de l’actuelle administration Piñera et trois historiques de la droite – Joaquín Lavín, maire de Las Condes, Evelyn Matthei, maire de Providencia, et José Antonio Kast, ancien parlementaire de l’UDI et actuel président du Parti républicain. L’ombre gênante de ce dernier menace les dirigeants de droite autoproclamés libéraux et centristes. Mais, en fin de compte, l’essentiel à retenir est que la droite a réussi à stopper sa fragmentation et à relancer un processus d’union. Une unité qui promet une difficile et longue bataille politique, au-delà du 11-A, pour la continuité ou non des politiques néolibérales du Consensus de Washington.

Le difficile chemin pour favoriser une nouvelle constitution

Jusqu’à ce jour, la convergence de l’opposition n’a pas été possible. D’une part, bien évidemment, les partis d’opposition se font concurrence. Et de l’autre, la diversité sociale du 18 octobre se montre réticente à tous les partis, même aux organisations sociales historiques (comme la CUT, l’ANEF, la CONFECH, la FECH, FEUC, etc.). Par conséquent, un manque d’entente entre les oppositions favorise un scénario électoral favorable à une droite qui se présente unie à l’élection du 11-A. Une constitution nouvelle et plus progressiste est donc menacée.

Si les constitutionnalistes s’accordent sur le sens de « la page blanche » et du « 2/3 », le processus constituant a une dimension politique qui ne peut être sous-estimée et qui peut dépasser sa propre dimension juridique. En effet, après la signature de l’accord du 19-N, d’autres sections ont été ajoutées ex post à l’accord pour des raisons politiques, ainsi de la loi sur la parité.

L’UDI et le gouvernement s’y sont opposés dès le début. « Il nous semble très important d’honorer les accords. Si l’on part du principe que ceux-ci sont modifiables et que la parole ne sera pas honorée, tout devient compliqué », a déclaré le ministre Felipe Ward. Le groupe parlementaire de l’UDI a finalement voté contre la loi et la députée de l’UDI María José Hoffman a rejeté le projet en déclarant : « je suis contre la parité parce que cela me semble indigne qu’une femme ait besoin de ce type de matraques juridiques ».

Cela montre que si les résultats électoraux du 11-A favorisent la droite, il n’y a aucune garantie que le tiers auquel elle aspire ne soit pas utilisé comme outil de blocage. Le règlement qui régira la constituante sera, en ce sens, le premier moment déterminant pour le fonctionnement de l’assemblée. Comment alors créer une nouvelle constitution si les forces du « oui à la nouvelle constitution » n’arrivent pas à représenter plus des deux tiers de l’assemblée ?

La convergence des forces du « j’approuve » apparaît comme une nécessité. Mais les accords conclus par les partis d’opposition sont, dans ce contexte, si fallacieux qu’ils accentuent non seulement la fragmentation et la dispersion, mais favorisent aussi la position unitaire de la droite ainsi que la défaite de la gauche. La dispersion du camp progressiste qui a conduit Piñera à la victoire lors de la dernière élection présidentielle de 2017 en est un exemple. Et les répercussions d’une telle dispersion sont toujours actives. Bien qu’étant déjà dans un scénario post-18-O, en mars 2020, et alors qu’elle représentait la majorité (en nombre de groupes parlementaires), l’opposition politique a perdu l’administration de l’Assemblée nationale au profit de la droite pourtant minoritaire.

Pourtant, les gauches ont persisté à rechercher la convergence, mais de manière insuffisante. La rhétorique d’unité, il est vrai, a pris plus d’importance à l’approche du plébiscite du 25-O. Puis, après la victoire et la formation des listes pour l’élection des délégués constituants en avril, cette tendance s’est également accentuée. Mais, malgré un climat social transformateur favorable à une convergence progressiste, les pourparlers ont tout de même échoué. La réalité de l’opposition a de nouveau prévalu : la fragmentation.

La conséquence d’une telle fragmentation a été à la fois la dispersion et l’absurdité d’un camp politique qui se cannibalise et se « mord la queue ». D’une part, une gauche (la socialiste) qui commence à peine à prendre conscience de la fin de la « troisième voie » et du devoir d’assumer sa responsabilité dans un processus d’ultra ou post rénovation blairiste du socialisme chilien, rejeté de plus par les nouvelles générations. Et, d’autre part, une gauche (la communiste et l’autonomiste) qui commence progressivement à accepter sa rénovation vers un socialisme démocratique mais qui refuse de faire partie du camp social-démocrate. Selon le concept de Manuel Antonio Garretón, « la rénovation socialiste ne correspond pas à une ligne spécifique ou à une stratégie politique, mais à un changement idéologique et, plus précisément, culturel, au sein duquel des lignes ou stratégies politiques très différentes voire contradictoires peuvent se produire », ce qui reflète le processus historique de l’ensemble de la gauche. Par conséquent, et sans euphémisme, si le socialisme chilien doit se réveiller de sa dérive néolibérale, le Parti communiste et le Frente Amplio doivent pour leur part accepter le cours social-démocrate qu’ils suivent actuellement. Trois listes d’opposition à la constituante ont ainsi couronné d’échec les timides tentatives de convergence, alors que les listes d’indépendants se multipliaient par centaines.

C’est pour ces raisons que le défi de l’opposition reste essentiellement la formation d’une convergence au-delà de la rhétorique et du manichéisme de gauche. Il s’agit d’une convergence qui nécessite un changement de personnel dirigeant. Aujourd’hui, avec les listes enregistrées et les campagnes lancées, le défi de la convergence constitutionnelle incombe désormais aux élus. Et comme le nouveau gouvernement est aussi un élément clé pour instaurer un nouvel ordre constitutionnel ou le bloquer (voire l’annuler si l’occasion se présente), les partis du « j’approuve » tentent d’accélérer la course présidentielle.

La nécessité d’un nouveau progressisme, l’élection présidentielle et la « rue »

L’élection présidentielle de novembre est donc une nouvelle opportunité. Une chance qui pourrait bien être un dernier recours pour le progressisme puisque les résultats d’avril peuvent apporter des déconvenues difficiles à surmonter. Mais une convergence en vue de l’élection présidentielle ne montre pas encore de signes solides. Il est fort possible que la fragmentation occasionnée par les trois listes présentées pour le 11-A conduise à trois ou quatre candidatures présidentielles de l’opposition. Dans le scénario actuel, plusieurs candidats de l’opposition s’affronteront lors du premier tour présidentiel de novembre contre la ou le seul candidat de la droite.

L’approbation du retrait du 10% des AFP a catapulté la figure de Pamela Jiles, qui suscitait déjà la sympathie d’un public qui la suivait à la télévision. Elle a été qualifiée de populiste de gauche par différents acteurs politiques, se distinguant par un fort leadership au regard de la faiblesse partisane du Parti humaniste. Cependant, la caractéristique inorganique de son leadership est peut-être la principale faiblesse d’une candidature potentielle.

Le maire de Recoleta, Daniel Jadue, quant à lui, comble le vide organique de Jiles avec son militantisme au sein du PC. De plus, il a réussi à démontrer depuis Recoleta comment la décision politique peut s’imposer à l’orthodoxie néolibérale chilienne. Ses politiques sociales-démocrates à l’échelle municipale, telles que les « opticiens et pharmacies populaires » et les programmes de logements sociaux, l’ont positionné sur la scène nationale en tant que leadership en connexion avec le 18-O. Cependant, son essence de tribun ajoutée à l’aversion anticommuniste de l’électorat centriste tendent à poser des limites électorales à sa candidature dans un scénario de second tour.

Dans la sphère socialiste, la récente irruption de l’ancienne ministre du gouvernement de Michelle Bachelet, Paula Narváez, a réussi à (ré)unir le Parti socialiste, qui jusqu’en décembre apparaissait encore comme un acteur accablé par les événements du 18-O et blessé par l’élection présidentielle de 2017. Pourtant, les faiblesses de Narváez peuvent aussi être une force. Si elle est moins connue que Jiles et Jadue, deux figures médiatiques des dix dernières années, Narváez répond à l’attente de changement et de renouveau, peut-être dans le style de la jeune Première ministre néo-zélandaise, Jacinda Adern. Et si certains des slogans du 18-O ressemblaient au « qu’ils partent tous » de la crise argentine du début du siècle, Narváez pourrait remplir le double objectif de renouveler la politique nationale ainsi que le Parti socialiste. Un parti qui, malgré les scandales qu’il a traversés ces dernières années, bénéficie d’un patrimoine symbolique indéniable (parti de Salvador Allende et Michelle Bachelet) et aussi d’un déploiement territorial qui ne peut être sous-estimé. Ainsi, il ne serait pas surprenant qu’elle parvienne à devenir la candidate présidentielle des partis sociaux-démocrates (PPD, PRO, PR et Ciudadanos). Mais parviendra-t-elle à articuler une convergence des forces du « j’approuve » ?

Les forces opposées à Piñera dépassent l’arc des partis non-officialistes. La large hétérogénéité du mouvement social du 18-O est même la principale composante des oppositions. Si Pablo Longueira défend l’importance stratégique d’une droite monolithique, l’opposition, elle, représente son antithèse. Une antithèse qui se reflète dans un spectre diversifié d’oppositions politiques, sociales et même culturelles (comme le mouvement mapuche). Des oppositions qui cependant ne parviennent pas à trouver les modalités, le langage et les personnes pour concilier et créer de la coopération politique. Et ce, malgré le fait que la flambée sociale du 18-O ait montré que la transformation de ce Chili plurinational passe par une convergence massive des forces du changement.

Dans ce contexte, « la rue » a le rôle principal. Comme le définit Alberto Mayol, il y a eu, en effet, « défiance de l’élite ». Dès le 18-O, la rue remet en question le système de pouvoir (politique, économique, social et culturel). Cependant, contrairement à ce que souligne Mayol, à la suite de cette défiance, une contre-élite n’a pas été créée, même pas de manière éphémère. Et si le Chili que nous connaissions s’est détruit et que le Chili post-explosion s’est créé au sens de Schumpeter (et son concept de destruction créatrice), le paradoxe est qu’il n’y a pas encore eu d’émergence d’une nouvelle élite (ou contre-élite). Aujourd’hui, la rue continue d’exercer un rôle de pression et de décision anarchique (dans le sens où elle n’a ni dirigeants ni porte-parole). Rôle qui, jusqu’à présent, remplace le manque de convergence. Son influence pourrait même s’accroître si la pandémie tend à s’atténuer grâce à la vaccination de la population.

L’absence d’articulation transversale de la gauche pourrait bien conduire le pays à une impasse encore plus complexe. Si aujourd’hui la droite gouverne avec une stratégie de blocus constitutionnel et que le climat d’agitation sociale manque de toute articulation politico-partisane, une nouvelle constitution politique qui ne réponde pas aux attentes populaires pourrait s’ajouter à ce scénario. Ces scénarios, en particulier le dernier, montrent que la nécessité d’un gouvernement de convergence comme condition d’un gouvernement de transformation sera, une fois la constituante installée, la prochaine clé du processus de changement que traverse le Chili.

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