La récente polémique au sein de la gauche autour du travail, des allocations sociales et de l’emploi a vu la convocation dans le débat public du Droit à la paresse1Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, Paris, La Découverte, 2010 [1880]., texte le plus célèbre de Paul Lafargue. Au-delà de la controverse et pour saisir la portée de cet écrit, l’historien Gilles Candar le resitue dans le socialisme de son temps.
La polémique récente au sein de la gauche à propos du travail, des allocations sociales et de l’emploi illustre une fois de plus la difficulté de parler sérieusement par tweets, petites phrases ou courts billets. Chacun le sait, même si beaucoup se résignent aux formules expéditives, puisque l’objectif n’est pas toujours d’argumenter ou de discuter, mais parfois d’obtenir un succès d’impression ou d’imposer un slogan. Tant pis. Je souhaite ici revenir simplement sur un texte évoqué au cours de ces échanges médiatiques, Le Droit à la paresse2Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, Paris, La Découverte, 2010 [1880]., le plus célèbre – et de loin – des écrits de Paul Lafargue (1842-1911), et le situer dans le socialisme de son temps.
Un pamphlet marxo-rabelaisien
Le Droit à la paresse. Réfutation du « droit au travail » de 1848, pour lui donner son titre complet, est d’abord publié en feuilleton sous la forme de sept articles parus du 23 juin au 4 août 1880 dans la rubrique « Variétés » de « l’organe collectiviste révolutionnaire » L’Égalité. Il s’agit de la deuxième série (du 21 janvier au 25 août 1880) de ce journal, à la parution hebdomadaire, qui représente la fraction guesdiste du Parti ouvrier, sachant qu’en 1880, si les socialistes sont déjà passablement divisés, aucune scission officielle n’a encore eu lieu (elles ne vont pas tarder…). La diffusion du journal reste modeste, sans être dérisoire : un tirage d’au moins 5 000 exemplaires pour une diffusion d’un peu plus de 4 000, selon l’historien Claude Willard3 Un rapport du trésorier Maria donne une diffusion de 4 200 exemplaires avec 3 200 vendus au numéro (1 200 à Paris, 2 000 en province), 600 abonnements, 400 en distribution gratuite, L’Égalité n° 5 du 18 février 1880, pp. 6-7, voir Claude Willard, « L’Égalité et Le Socialiste jusqu’en 1905», Paris, Hier et demain, 1974 (introduction à leur réédition).. Lafargue vit alors en exil à Londres. Il ne revient en France qu’en avril 1882, tout en participant, avant comme après cette date, à la vie militante de son groupe et du journal L’Égalité qu’administre pour l’heure le jeune Eugène Fournière (1857-1914), futur directeur de la Revue socialiste. Condamné avec Jules Guesde (1845-1922) pour « incitation au meurtre et au pillage », Lafargue est emprisonné six mois à Sainte-Pélagie de mai à novembre 1883. Il profite de l’occasion pour revoir, entre autres, le texte du Droit à la paresse, afin de le faire paraître en brochure. L’ouvrage, plutôt bref (quelques dizaines de pages tout au plus), relève du genre pamphlétaire qu’affectionne Lafargue. Certes, il s’agit de populariser les doctrines du socialisme révolutionnaire et collectiviste – ou, si l’on préfère, celles émises par Karl Marx et ses partisans, mais il est significatif que Lafargue se plaise dès son avant-propos à citer Rabelais et Diderot. Il convient de le lire en songeant à cette pluralité de parrainages. Lafargue est à la fois le gendre de Karl Marx et un héritier des philosophes du XVIIIe siècle, comme le dira à sa mort Jules Guesde, comparant son essai au Paradoxe de Diderot. Le Droit à la paresse est une publication de combat, informée, alerte et drôle. Sa cible est multiple. Le capitalisme est évidemment le premier visé. Il est décrit comme un régime d’exploitation forcené qui conduit à la misère, à un excès de production et à un travail excessif de la main-d’œuvre qu’il emploie, mettant en péril jusqu’à l’avenir de l’humanité lui-même. Sont logiquement condamnés en même temps les défenseurs de ce régime, économistes libéraux ou idéologues, les Passy et autres Leroy-Beaulieu, hommes politiques conservateurs et agents de répression, militaires versaillais à la Galliffet.
Mais il ne faut pas se cacher que sont tout autant vilipendés les républicains, la gauche politique qui, par naïveté, valorise le travail et, avec eux, les travailleurs eux-mêmes, dupes et complices de ce régime d’exploitation. En termes de personnalités, Thiers est bien sûr attaqué d’emblée, dès la première phrase : incarnation de la classe bourgeoise, il en a « l’égoïsme féroce et l’intelligence étroite ». « Monsieur Thiers » est en effet l’homme du « parti de l’ordre » de la IIe République, l’ancien ministre de Louis-Philippe, le chef du pouvoir exécutif, qui, en 1871, a assumé le massacre des communards. Mais très vite sont pris à partie et raillés Louis Blanc, le socialiste de la IIe République, auteur de Le Socialisme. Droit au travail (1848)4Louis Blanc, Le Socialisme. Droit au travail, Paris, Lévy frères, 1848., tout autant que Gambetta et Jules Ferry. Il ne s’agit pas seulement de poursuivre d’anciennes polémiques datant de 1848 ou encore de 1871. Au début des années 1880, Louis Blanc est encore un des leaders avec Clemenceau de l’extrême gauche radicale à la Chambre, même si son état de santé le contraint à réduire progressivement ses activités (il meurt le 6 décembre 1882 à Cannes). Lorsque L’Égalité reparaît, en janvier 1880, elle débute par une polémique ouverte avec lui. Le Parti ouvrier est en phase de constitution, il n’est pas encore vraiment parti à la conquête des municipalités et des sièges de député, mais il affirme une identité de classe, insistant sur tout ce qui le sépare du camp républicain. Il s’agit de démythifier celui-ci, de le « déconstruire », diraient certains de nos contemporains, afin de le supplanter et de lui succéder au moins dans les sympathies des milieux populaires, de gagner l’hégémonie au sein de ce que nous pourrions appeler l’extrême gauche.
Le Droit à la paresse contient des anticipations géniales ou savoureuses. Il faut évidemment se souvenir des fortes réalités sociales de la situation qu’il dénonce. La journée de travail légale est alors de douze heures, alors que le repos hebdomadaire n’est plus obligatoire entre 1880 et 1906. L’objectif de lutte des socialistes et syndicalistes les plus revendicatifs n’est pas encore la journée de huit heures (semaine de 48 heures) définie dix ans plus tard au congrès de l’Internationale socialiste (14-21 juillet 1889). De fait, nous sommes encore loin de la journée de dix heures (semaine de 60 heures) que le socialiste Alexandre Millerand, devenu ministre dans le cadre de la défense républicaine (1899-1902), tente péniblement de mettre en place par la loi du 30 mars 1900. Utiliser une foule d’arguments économiques, sociaux, psychologiques en faveur des loisirs et d’un temps de travail réduit est effectivement surprenant et innovant. Pour autant, il n’est pas inutile de se souvenir de la nature du texte de Lafargue. Celui-ci peut indiquer « cinq ou six heures5Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, op. cit., 2010, p. 46. » ou « trois heures6Ibid., p. 35 et p. 48. » comme durée possible de la journée de travail, peu importe. Il n’écrit pas une proposition de loi visant à être appliquée séance tenante, mais un texte de combat et d’alerte. De même, les descriptions des scènes où adversaires politiques et sociaux sont condamnés à mille tâches dégradantes ou bouffonnes ne doivent bien sûr pas être prises au pied de la lettre, mais être lues comme des morceaux de bravoure burlesques, à la suite de Gargantua ou de Pantagruel. Libre à chacun ensuite de s’interroger sur la vérité parfois amère de ces charges et sur la mélancolie qu’elles peuvent receler : on n’a guère pris soin jusqu’à présent d’interroger la cinquième note en bas de page7Ibid., p. 29. au regard de la destinée particulière de Paul Lafargue qui choisira à soixante-neuf ans de mettre fin à son existence et à celle de son épouse. Il y évoque avec une sympathie allègre les peuples « primitifs » qui, du Brésil à la Suède, savent tuer leurs infirmes et leurs vieillards afin de leur épargner les tristesses d’une vie qui ne serait plus « réjouie par des combats, des fêtes et des danses ». Que personne ne se méprenne : il serait ridicule d’en conclure que Lafargue est un partisan déclaré de l’eugénisme et de l’euthanasie ! Mais dans nos moments de confusionnisme intellectuel, il ne nous semble pas totalement vain ou superfétatoire de rappeler qu’un pamphlet répond aussi aux lois de son genre et ne doit pas être pris pour ce qu’il n’est pas, au risque sinon de finir par dire plus ou moins n’importe quoi.
Le pamphlet de Lafargue connaît un succès certain dès son époque. Publié dans une brochure à trente-cinq centimes en 1883, il est alors diffusé à nouveau à 2 000 exemplaires. Surtout, il est réédité quelques années plus tard, en 1891, par l’efficace Delory, le futur député et maire de Lille, alors que Lafargue exerce un court mandat de député du Nord (1891-1893). Il l’est à nouveau en septembre 1906 par la Librairie du Parti socialiste, gérée par le guesdiste Lucien Roland, alors que le pays se trouve en plein débat sur l’application de la loi sur la loi du repos hebdomadaire chez les employés et dans le commerce. Le Droit à la paresse est alors vendu dix centimes seulement (le salaire ouvrier moyen masculin se situe entre deux et cinq francs par jour)8Voir la « Présentation de l’œuvre » par Maurice Dommanget du Droit à la paresse dans les éditions Maspero et La Découverte depuis 1969.. Il se vend bien, semble-t-il, Bracke présentant la réédition dans Le Socialiste note son succès public en France et dans le vaste monde, signalant ses traductions en russe ou en yiddish9Bracke, « Le droit à la paresse », Le Socialiste, 15 au 22 septembre 1906, p. 2.. La brochure est d’ailleurs rééditée dès 1910. Pour autant, son succès ne cesse ensuite de grandir, sans doute en raison de la pertinence de ses anticipations avec la généralisation de la journée de huit heures votée en 1919, la reprise des grandes crises dites de « surproduction » dans les années 1930 et le nouvel horizon de la semaine de quarante heures10Après ces éditions du vivant de Lafargue, relevons au moins depuis une trentaine de rééditions : 1921, 1929, 1935, 1937, 1946, 1965, 1969, 1970 (deux fois), 1977, 1981, 1982, 1991, 1994, 1999, 2000, 2007, 2008, 2009 (quatre fois), 2010, 2011, 2012, 2014, 2015, 2016, 2017 (deux fois), 2020 (deux fois)…. Ce succès public ne correspond pas forcément à une percée et une reconnaissance scientifique du même niveau. Le Droit à la paresse n’est guère discuté par le monde savant, y compris chez les socialistes. Dans sa très érudite présentation du texte pour l’édition Maspero, Maurice Dommanget pointe les contradictions entre auteurs socialistes ou communistes qui l’évoquent ou lui font allusion sans le reprendre pour autant, cherchant à le contourner, car visiblement embarrassés. Ni Marx ni Engels ne le commentent, même dans les lettres adressées à Lafargue qui ont été publiées11Maurice Dommanget dans la présentation très érudite de l’œuvre en vue de l’édition chez Maspero, peu après les événements de Mai 68, estime probable que Lafargue n’ait pas souhaité conserver les éventuelles appréciations, ni surtout que la postérité connaisse les éventuelles appréciations de son beau-père ou d’Engels sur son travail et son utilisation de certains passages du livre 1 du Capital. Il s’appuie sur de premières remarques émises par Émile Bottigelli lors de la publication de la Correspondance entre Friedrich Engels, Paul et Laura Lafargue, traduit de l’anglais par Paul Meier, t. 1, 2 et 3, Paris, Éditions sociales, 1956-1959. C’est possible, voire probable, mais cela n’a plus trop d’importance aujourd’hui., mais pas plus semble-t-il Jaurès ou Vaillant. À l’automne 1906, la note de Bracke, élogieuse, reste brève et réservée à une publication très peu lue, réservée au monde militant le plus étroit. Au même moment, L’Humanité, avec laquelle Lafargue a pourtant commencé à collaborer, ne l’évoque pas. Il en est davantage question au moment des obsèques, mais parfois discrètement. Il est bien dit que c’est son texte le plus célèbre et le plus diffusé, mais personne ne le détaille ou s’étend sur son sujet. Un peu Bracke, Pierre Dormoy aussi, le jeune secrétaire fédéral de la Seine, Guesde également, mais les allusions demeurent souvent de l’ordre de l’implicite, recouvrant sans doute une certaine gêne à assumer pleinement une revendication de loisirs qui soient aussi liés au pur plaisir sensuel.
Les loisirs pour tous
Il faut, en effet, commencer par prendre toute la mesure de ce qu’apporte Lafargue dans ce petit pamphlet, fruit de sa réflexion et de ses lectures comme de ses compagnonnages, ce qui n’a rien d’inconvenant : il se livre à une bataille politique et culturelle, il ne présente pas une recherche en vue d’un doctorat universitaire. Lafargue introduit avec force et pétulance la notion de loisirs nécessaires à l’épanouissement des milieux populaires comme au salut et à l’harmonie du monde. Il ne récuse en rien le travail et n’imagine aucunement une société qui ne serait plus régie par lui. Il le présente même plaisamment comme « un condiment de plaisir de la paresse, un exercice bienfaisant à l’organisme humain, une passion utile à l’organisme social12Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, op. cit., 2010, pp. 34-35. » dès lors que la journée de travail sera réduite à trois heures quotidiennes. Mais il le réduit à sa simple nécessité et s’interroge sur les méfaits de la surproduction, de la croissance sans fin et d’existences entièrement consommées par le travail. Il n’est pas fasciné par la modernité et il est capable de regretter une humanité, évidemment largement imaginée, d’avant l’industrialisation, emplie de fiers et beaux Andalous, de Grecs courageux, de joyeuses luronnes et commères des contes et fabliaux, préférés aux « Auvergnats » de tous les pays (Chine, Allemagne, Écosse et Galice, écrit-il, néanmoins le lecteur comprend qu’il ne faut pas chercher là de vérité géographique, mais une typologie simplement utile à la démonstration). Il s’agit surtout de dénoncer la désolation des corps et des esprits abîmés par un travail excessif, et pour cela faire l’éloge de la fête, des loisirs et de la liberté, du farniente. Il anticipe ainsi un véritable « retournement de civilisation13Ce que j’ai essayé de présenter dans une préface, « Les vertus de l’insolence », à la réédition du Droit à la paresse parue à La Découverte (2010). ».
La charge de Lafargue ne renverse pas cependant la domination du droit au travail comme revendication fondamentale des ouvriers. On peut considérer qu’il vise à mieux le fonder parce qu’une large part de sa critique est destinée à montrer qu’il est possible de surmonter les crises de surproduction et d’éviter leurs conséquences, le chômage et la misère. Même assignés à une journée de trois à six heures, ces travailleurs restent des travailleurs. On peut se battre pour une meilleure rémunération, pour un raccourcissement de sa durée, pour de meilleures conditions de travail, il n’empêche qu’il demeure la base de la vie sociale et personnelle.
D’autres socialistes s’emploient à chercher les mêmes objectifs sans rompre avec la tradition de l’éloge de l’activité humaine. Jaurès trouve ainsi des accents lyriques pour saluer « le travail, sombre forgeron qui a forgé dans sa caverne obscure les destinées humaines, pareil à un Vulcain bafoué et enseveli qui forgeait les armes des dieux d’en haut, [et qui] montera au jour et manifestera sa force créatrice dans le rayonnement de la science et la gloire de l’esprit14Jean Jaurès (dir.), « Le bilan social du XIXe siècle », conclusion de l’Histoire socialiste de la France (1789-1900), Paris, Jules Rouff et Cie éditeurs, 1908, rééd. Le pluralisme culturel, tome 17 des Œuvres de Jaurès, édition par Jean-Numa Ducange et Marion Fontaine, Paris, Fayard, 2014, pp. 414-420. ». Dans la vie privée comme dans la vie publique, l’élève sérieux et travailleur devenu professeur puis député, mais toujours aussi consciencieux et grand travailleur qu’était Jaurès insiste sans cesse sur les vertus du travail. À son lycéen de fils, qui va vers ses treize ans, il écrit : « Travaille et étudie un peu, mon enfant. Tu verras plus tard combien cela ajoute au plaisir de vivre et comme c’est nécessaire15Jean Jaurès, « Lettre à son fils, 6 août 1911 », Europe n° 122, 15 février 1933, p. 168.. » Aux élèves du lycée d’Albi, il recommande « de choisir un métier et de le bien faire, quel qu’il soit », de ne pas « se rebuter du détail minutieux ou monotone », mais « de devenir, autant que l’on peut, un technicien accompli16Jean Jaurès, Discours à la jeunesse, Albi, 30 juillet 1903, fréquemment réédité, dont Bloc des gauches, tome 9 des Œuvres de Jean Jaurès, édition par Gilles Candar, Vincent Duclert et Rémi Fabre, Paris, Fayard, 2016, pp. 50-58. ». Aux travailleurs de l’industrie, il tient un discours comparable. Son discours n’est pas isolé, ni parmi les socialistes, ni parmi les syndicalistes. Un anti-Lafargue ? Pas vraiment. Ces éloges accompagnent sans difficulté les luttes pour la réduction du temps de travail : journée de dix heures (loi de 1900), repos hebdomadaire (loi de 1906), qu’il faut faire appliquer, ce qui n’est pas facile, revendication des huit heures… Les syndicalistes révolutionnaires eux-mêmes défendent la valeur du travail. Un de leurs dirigeants les plus notoires, Jules Nicolet, du bâtiment, la fédération la plus en pointe de la CGT, affirme solennellement la nécessité d’aimer son travail, sa profession, qu’il faut avoir le culte de son métier17« Compte rendu du congrès fédéral de l’industrie du bâtiment à Bordeaux (avril 1912) », L’Humanité, 10 avril 1912.. Jaurès se félicite de voir les syndicalistes adjurer les travailleurs « d’avoir le sens de la beauté du travail, d’en avoir le respect » et appelle les instituteurs à rejoindre les bourses du travail et les unions syndicales18Jean Jaurès, « Instituteurs et syndicalisme », Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, 21 avril 1912, rééd. La voix du socialisme, tome 14 des Œuvres de Jean Jaurès, édition par Marion Fontaine, Alain Chatriot, Fabien Conord et Emmanuel Jousse, Paris, Fayard, 2022..
Lire Jaurès et Lafargue ou les vertus de la synthèse
Pourtant peu épargné par les saillies ironiques et provocatrices de son camarade de parti, Jaurès reconnaît après son suicide qu’il avait su garder « la spontanéité de sa nature, l’originalité de son esprit » au sein du socialisme. Il caractérise sa pensée comme marquée par « la nécessité d’une culture supérieure et le réveil des joies profondes et simples de la nature »19Jean Jaurès, « Discours aux obsèques de Paul Lafargue », L’Humanité, 4 décembre 1911.. Il réhabilite ainsi d’une certaine manière Louis Blanc étrillé par le pamphlet de 1880 : il est bien question d’organisation du travail et le « droit à la paresse » est euphémisé, mais Jaurès se montre sensible au « mélange émouvant d’idéalisme et de paradoxe » qu’exprimait Lafargue. Il n’est pas interdit aujourd’hui d’aller un peu plus loin que Jaurès, du moins d’être plus explicite et d’insérer pleinement Le Droit à la paresse comme le complément critique nécessaire au Droit au travail.
Lafargue et Jaurès se complètent. Après tout, il ne faut pas oublier que, malgré divergences, différences et oppositions, ils ont le plus souvent milité dans le même parti et ont su, entre deux charges, coopérer plutôt que s’opposer. Le second va sans doute plus loin dans la défense des loisirs que le premier, lequel restait un peu court sur le sujet une fois épuisés ces hymnes en faveur de la bamboche, des bons bordeaux et des bons bourgogne ou le récit des diverses déconfitures infligées aux bourgeois et aux réactionnaires. Jaurès n’hésite pas à prendre parti et à risquer par ses choix une certaine impopularité : « Les journées perdues à l’insipide manille ou près du comptoir du marchand de vin et d’alcool ne hâtent pas l’émancipation des travailleurs. » En revanche, ceux-ci sont invités « à donner les heures de liberté à des sports fortifiants et sains, à d’allègres promenades ou à la culture de l’esprit »20Jean Jaurès, « L’éducation post-scolaire », Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, 30 septembre 1906, rééd. De l’éducation, Paris, Points, 2012.. Le programme reste assez vaste et général pour englober bien des activités et permettre une belle diversité, voire, à l’occasion, une partie de cartes ou un peu de dégustation vinicole ? Le député du Tarn n’a pas manqué dans bien des occasions de faire l’éloge de cette « « boisson nécessaire » qui permet de « faire circuler dans les veines de la démocratie française », cette « liqueur qui contient la force, qui contient la joie, qui ranime le travail défaillant et qui allège la pesanteur de l’esprit sans en compromettre l’équilibre »21Chambre des députés, séance du 14 mars 1888.. Il est un temps pour chaque chose et ce n’est donc pas forcer les limites de la fameuse « synthèse jaurésienne » que d’associer Jaurès et Lafargue dans la recherche d’une société où le travail souverain permettrait le développement de loisirs roboratifs, de Léo Lagrange au Temps libre des années 198022Marion Fontaine, Une politique du temps libre ? 1981-1983, Fondation Jean-Jaurès, 2011. et aux perspectives d’éco-socialisme ou de sociale-écologie d’aujourd’hui…
C’est sans doute sur ces bases que nous pouvons revenir à la récente controverse. Hélas, les propos de certains politiques se révèlent désarmants par leurs approximations et la faiblesse de leurs argumentations et de leurs propositions. Sans doute un effet des fatigues après une année électorale très chargée ? Allons à l’essentiel, qui n’est pas toujours le plus compliqué. L’historien Marc Lazar a eu raison de rappeler la force de l’identité ouvrière, qui se conjuguait avec « la fierté du travail » (C Politique, 18 septembre 2022) et s’exprimait dans un attachement à la fois local, régional, national et international. Cette fierté a reculé et elle est malmenée avec de nouveaux métiers vécus comme transitoires, passagers, au mieux d’un intérêt très secondaire. Ce malaise s’est accentué avec des années d’épidémie, dont nous ne sommes pas sortis, un malaise social et politique, trop de travaux essentiels et pourtant trop peu rémunérés et considérés, dans des secteurs d’ailleurs très divers. Il ne faut pas se refuser à le voir, afin de comprendre le réel, il faut en prendre acte, veiller aux mesures de protection sociale, mais voir aussi les impasses et les limites de cette évolution. Loisirs, paresse, allocations, minimas et revenus sociaux ne prennent leur sens et ne sont acceptés durablement par l’ensemble de la société que s’ils sont arc-boutés sur une société active, volontaire, dynamique, que nous pouvons souhaiter à gauche, sociale, démocratique, laïque, à vocation universelle et écologique. Certes, le travail est préférable au chômage, mais un travail humanisé, le plus libre et responsable possible, c’est dans cette direction que la gauche doit aller et elle-même travailler si elle souhaite avoir encore une chance d’être entendue par l’ensemble du corps social. Donc oui, il faut faire du nouveau, en s’appuyant sur Jaurès et Lafargue, pas au rebours des principes qu’ils ont tous deux contribué à définir.
- 1Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, Paris, La Découverte, 2010 [1880].
- 2Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, Paris, La Découverte, 2010 [1880].
- 3Un rapport du trésorier Maria donne une diffusion de 4 200 exemplaires avec 3 200 vendus au numéro (1 200 à Paris, 2 000 en province), 600 abonnements, 400 en distribution gratuite, L’Égalité n° 5 du 18 février 1880, pp. 6-7, voir Claude Willard, « L’Égalité et Le Socialiste jusqu’en 1905», Paris, Hier et demain, 1974 (introduction à leur réédition).
- 4Louis Blanc, Le Socialisme. Droit au travail, Paris, Lévy frères, 1848.
- 5Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, op. cit., 2010, p. 46.
- 6Ibid., p. 35 et p. 48.
- 7Ibid., p. 29.
- 8Voir la « Présentation de l’œuvre » par Maurice Dommanget du Droit à la paresse dans les éditions Maspero et La Découverte depuis 1969.
- 9Bracke, « Le droit à la paresse », Le Socialiste, 15 au 22 septembre 1906, p. 2.
- 10Après ces éditions du vivant de Lafargue, relevons au moins depuis une trentaine de rééditions : 1921, 1929, 1935, 1937, 1946, 1965, 1969, 1970 (deux fois), 1977, 1981, 1982, 1991, 1994, 1999, 2000, 2007, 2008, 2009 (quatre fois), 2010, 2011, 2012, 2014, 2015, 2016, 2017 (deux fois), 2020 (deux fois)…
- 11Maurice Dommanget dans la présentation très érudite de l’œuvre en vue de l’édition chez Maspero, peu après les événements de Mai 68, estime probable que Lafargue n’ait pas souhaité conserver les éventuelles appréciations, ni surtout que la postérité connaisse les éventuelles appréciations de son beau-père ou d’Engels sur son travail et son utilisation de certains passages du livre 1 du Capital. Il s’appuie sur de premières remarques émises par Émile Bottigelli lors de la publication de la Correspondance entre Friedrich Engels, Paul et Laura Lafargue, traduit de l’anglais par Paul Meier, t. 1, 2 et 3, Paris, Éditions sociales, 1956-1959. C’est possible, voire probable, mais cela n’a plus trop d’importance aujourd’hui.
- 12Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, op. cit., 2010, pp. 34-35.
- 13Ce que j’ai essayé de présenter dans une préface, « Les vertus de l’insolence », à la réédition du Droit à la paresse parue à La Découverte (2010).
- 14Jean Jaurès (dir.), « Le bilan social du XIXe siècle », conclusion de l’Histoire socialiste de la France (1789-1900), Paris, Jules Rouff et Cie éditeurs, 1908, rééd. Le pluralisme culturel, tome 17 des Œuvres de Jaurès, édition par Jean-Numa Ducange et Marion Fontaine, Paris, Fayard, 2014, pp. 414-420.
- 15Jean Jaurès, « Lettre à son fils, 6 août 1911 », Europe n° 122, 15 février 1933, p. 168..
- 16Jean Jaurès, Discours à la jeunesse, Albi, 30 juillet 1903, fréquemment réédité, dont Bloc des gauches, tome 9 des Œuvres de Jean Jaurès, édition par Gilles Candar, Vincent Duclert et Rémi Fabre, Paris, Fayard, 2016, pp. 50-58.
- 17« Compte rendu du congrès fédéral de l’industrie du bâtiment à Bordeaux (avril 1912) », L’Humanité, 10 avril 1912.
- 18Jean Jaurès, « Instituteurs et syndicalisme », Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, 21 avril 1912, rééd. La voix du socialisme, tome 14 des Œuvres de Jean Jaurès, édition par Marion Fontaine, Alain Chatriot, Fabien Conord et Emmanuel Jousse, Paris, Fayard, 2022.
- 19Jean Jaurès, « Discours aux obsèques de Paul Lafargue », L’Humanité, 4 décembre 1911.
- 20Jean Jaurès, « L’éducation post-scolaire », Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, 30 septembre 1906, rééd. De l’éducation, Paris, Points, 2012.
- 21Chambre des députés, séance du 14 mars 1888.
- 22Marion Fontaine, Une politique du temps libre ? 1981-1983, Fondation Jean-Jaurès, 2011.