Donnons corps à l’Islam de France

La question de « l’islam de France » occupe depuis quelques années une place importante dans l’agenda politique français avec les instrumentalisations, les faux débats et les polémiques inhérentes à ce type de sujet complexe et nécessitant d’autant plus d’une réflexion démocratique, argumentée et apaisée. Ania Ould Lamara Kaci, communicante, et Farid Vahid, directeur de l’Observatoire Afrique du Nord-Moyen-Orient de la Fondation, reviennent sur le processus historique récent de la relation de l’État à l’islam et les difficultés à organiser une instance représentative de l’islam, et sur les moyens envisageables pour établir, « donner corps » à un islam de France conforme aux principes républicains, à un « islam des Lumières ». 

« Toute synthèse concernant les musulmans en France est une entreprise périlleuse, d’autant que l’islam est au cœur des passions contemporaines et que tout chiffre à son sujet recouvre un enjeu politique dont les tenants et les aboutissants sont toujours polémiques. »

Des efforts récents de l’État pour réformer la représentation musulmane à la rédaction d’une Charte des principes pour l’islam de France par le Conseil français du culte musulman (CFCM), en passant par les nombreux débats médiatiques qui animent le pays, le terme « islam de France » résonne partout.

L’islam se caractérise, dans son versant sunnite majoritairement représenté en France, par l’absence d’un clergé hiérarchisé. Le CFCM, instance représentative du « culte musulman », a été pensé en vue d’assurer une forme d’autorité auprès des croyants ainsi qu’une représentation à l’égard de l’État.

Mais il est aujourd’hui largement délégitimé par les musulmans et peine à incarner une véritable institution, cultuelle et théologique, sur l’islam. Les luttes intestines entre fédérations, le manque de formations des imams, contribuent à une dénégation des instances représentant le culte musulman auprès de la communauté des croyants, préférant pour certains se détourner vers des médias et autorités religieuses « autoproclamés » plus radicales.

Ainsi, comment pallier ses manques et favoriser l’émergence d’un véritable islam de France ?

De « l’islam des chancelleries » à « l’islam de France » : l’échec d’un modèle de conseil représentatif face à l’influence des pays étrangers

Pendant longtemps, la France entretenait des liens avec les musulmans à travers ses relations diplomatiques auprès des pays d’origine dont étaient issus la plupart de ceux vivant sur le territoire. L’affaire du voile de Creil en 1989 et les années 1990 ont mis en avant une communauté alors jusque-là invisible médiatiquement. Face aux nouvelles générations, l’État a opéré un changement de politique abandonnant « l’islam des chancelleries » pour mener une réflexion autour d’un « islam de France ».

Né en 1990, le Conseil de réflexion sur l’islam en France (CORIF), placé auprès du ministre de l’Intérieur Pierre Joxe, regroupait quinze membres choisis par le ministre ou cooptés et avait vocation, faute de rôle représentatif auprès des musulmans de France, à donner des avis sur des problématiques pratiques liés à l’exercice du culte. Les premiers carrés musulmans dans les cimetières ont ainsi été créés à l’initiative du CORIF.

En 1993, nouvelle ère de cohabitation sous la Ve République et nouvelle tentative de réponse au besoin de légitimité d’une structure auprès des musulmans de France, au CORIF se substitue le cuteur privilégié, pourtant financé par l’Algérie. Ce choix est d’autant plus critiqué que le recteur Dalil Boubakeur est nommé à vie par l’Algérie, sans contre-pouvoir interne. L’initiative se transforme vite en échec du fait de l’absence de prise en compte de la diversité et pluralité des musulmans en France. Les changements successifs de ministres n’ont pas permis d’asseoir et de poursuivre les nouvelles orientations engagées.

Le CFCM, une institution au bord de l’implosion

À partir de 1997, sous l’impulsion du ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement, une « consultation des représentants des principales sensibilités musulmanes sur l’organisation du culte islamique en France » est initiée avec les six grandes fédérations ainsi que des acteurs de la communauté musulmane. Cette nouvelle méthode rompt avec les précédentes en :

  • incluant désormais la diversité de la « communauté musulmane » : ainsi sa consultation est lancée avec la base la plus large possible ;
  • cherchant à initier la création d’une structure distincte de l’État ;
  • imposant une reconnaissance préalable des valeurs de la République : les organisations souhaitant participer doivent accepter un texte rappelant les principes de la laïcité.

Cette plénière aboutit à l’adoption des « Principes et fondements juridiques régissant les rapports entre les pouvoirs publics et le culte musulman » et Nicolas Sarkozy, poursuivant ce travail, conclut un premier accord entre les trois principales fédérations (Fédération nationale des musulmans de France-FNMF, Mosquée de Paris et Union des organisations islamiques de France-UOIF) le 9 décembre 2002 pour organiser le futur Conseil français du culte musulman puis un second sur la composition du bureau exécutif du futur CFCM. Dalil Boubakeur, recteur de la Mosquée de Paris et représentant d’un islam modéré, est élu à sa tête. Il le décrira plus tard comme une « institution représentative du culte musulman, non des musulmans de France ». La FNMF et l’UOIF obtiennent les vice-présidences de l’instance représentative.

Seule femme supposée siéger au bureau du CFCM, Bétoule Fekkar-Lambiotte démissionne pourtant deux mois plus tard, reprochant à Nicolas Sarkozy de privilégier l’UOIF, qu’elle juge « parfaitement rétrograde ». D’autres détracteurs du CFCM contestent également le choix non démocratique des membres du bureau exécutif du Conseil, certains insistent sur le fait que l’islam de France reste sous l’influence des pays d’origine, comme le Maroc ou l’Algérie. Le choix du mode de scrutin « aux mètres carrés » renforce le verrouillage du système, ayant pour effet pervers une course à la surface et une prime aux plus implantés, l’influence se mesurant en fonction de la superficie, entraînant l’impossibilité de faire émerger toute forme de nouvelle fédération non liée aux pays d’origine.

Dès lors, les critiques ne cessent de se multiplier à l’égard du CFCM, mettant en avant les failles et dysfonctionnements de cette organisation. C’est sans doute Amar Lasfar, président des Musulmans de France (ex UOIF), qui résume le mieux la situation : « Nous y sommes mal représentés mais tout de même représentés. »

Une instance ignorée par une large majorité de musulmans en France

Peu connu, le CFCM demeure surtout un organisme largement délégitimé par les musulmans en France. Déjà en 2016, une enquête menée par l’Institut Montaigne révèlait que plus des deux tiers des répondants déclaraient ne pas connaître le CFCM. Pire encore, parmi les quelques-uns qui connaissent, seuls 28% d’entre eux se sentent représentés par l’institution, soit 9% du total des personnes interrogées, démontrant un fossé croissant entre l’instance représentative du culte et sa base de croyants.

La question d’interlocuteurs légitimes demeure toujours, face à une communauté musulmane de plus en plus segmentée en une quinzaine de nationalités d’origine et une multitude de chapelles associatives. Ce n’est un secret pour personne : les fédérations constituant le CFCM ont une proximité avec les pays dont sont originaires une majorité de musulmans français – la Grande Mosquée de Paris pour l’Algérie, le Rassemblement des musulmans de France et l’Union des mosquées de France pour le Maroc, ou encore l’ex-UOIF, devenue Musulmans de France, connue pour sa proximité avec les Frères musulmans.

De même, les luttes intestines et permanentes entre ses différentes fédérations accentuent le risque d’implosion interne. La ratification de la « Charte des principes pour l’islam de France », destinée à être le socle normatif du futur Conseil national des imams (CNI), en est un parfait exemple récent. Trois des fédérations du CFCM ont fait publiquement état de réserves fondées pour l’essentiel sur le droit, provoquant la démission du bureau exécutif de quatre des neuf fédérations du CFCM. Mohamed Moussaoui, actuel président du CFCM, résume sans doute le mieux l’état de l’instance en déclarant au Figaro qu’il « ne faut pas se voiler la face. Le CFCM, sans budget et avec une secrétaire à mi-temps, n’a toujours été qu’un espace de dialogue entre fédérations. »

La question des financements de l’islam en France

L’influence de certains États musulmans sur la communauté musulmane et les structures islamiques de France se matérialise par la question des financements, comme l’a démontré la récente polémique autour de la construction de la Grande Mosquée de Strasbourg.

À la suite de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, l’État français n’accorde plus de subventions pour la construction de lieux de culte. Cependant, les lieux de culte construits avant 1905 continuent à être subventionnés. La démographie religieuse du pays ayant fortement évolué au cours du XXe siècle, cette politique a conduit à une inégalité de moyens entre les différentes religions. L’État ne subventionne pas la construction de mosquées et il est à juste titre sensible aux financements étrangers, entraînant des situations complexes comme celle de la Grande Mosquée de Strasbourg ou de la Grande Mosquée de Marseille. Par ailleurs, les dons privés ne sont pas traçables, ce qui permet à certains mécènes étrangers d’avoir une mainmise sur les structures islamiques en France.

C’est en effet dans les projets de construction de grandes mosquées régionales que certains États comme le Maroc, l’Algérie, la Turquie, l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis peuvent exercer une certaine influence. Ces cas de figure peuvent également causer des tensions entre les fidèles, comme le montre le cas de la mosquée d’Angers. « Pour financer plus rapidement la phase finale des travaux, l’Association des musulmans d’Angers a accepté la participation du Royaume du Maroc. Rabat s’engage à verser 4,5 millions d’euros à condition de devenir propriétaire des lieux », une décision qui ne fait pas l’unanimité au sein des fidèles.

Mais si le financement étranger est une réalité, il ne faut pas en exagérer l’ampleur et l’importance. Selon le rapport d’information du Sénat n° 757 (publié en juillet 2016) de Nathalie Goulet, sénatrice Union centriste de l’Orne, et André Reichardt, sénateur LR du Bas-Rhin, « la communauté musulmane française finance ses lieux de culte principalement sur ses propres ressources, à travers les dons des fidèles. »

Au-delà du financement, la rémunération des imams détachés est également un moyen d’influence pour les pays d’origine. C’est par le biais de financement des cadres que la Turquie a pu se créer un réseau d’influence en France.

Il est normal que certains pays musulmans aient un poids en France pour des raisons historiques. Cependant, cela ne doit pas être au détriment de la mise en place d’un islam de France, conforme aux principes républicains.

Le projet de loi confortant le respect des principes de la République se penche sur ce sujet. L’article 35 « crée une obligation de déclaration des avantages et ressources qu’une association cultuelle reçoit directement ou indirectement de la part d’une personne morale étrangère ou d’une personne physique non résidente, dont le montant ou la valorisation dépasse un certain montant défini par un décret en Conseil d’État et qui ne peut être inférieur à 10 000 euros, avec un pouvoir d’opposition de l’autorité administrative. […] L’administration peut s’opposer au financement étranger direct ou indirect d’une association cultuelle pour un grave motif d’ordre public tiré de l’existence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société. »

Avec cette nouvelle loi, le gouvernement souhaite ainsi avoir plus de contrôle sur les donations privées et les financements étrangers des associations musulmanes de France. Mais s’il est nécessaire pour l’État de contrôler les financements étrangers de l’islam de France, afin d’empêcher la domination d’une lecture non française de l’islam, il est cependant nécessaire pour les Français et les Françaises de confession musulmane d’avoir les outils qui leur permettront d’exercer leur culte, y compris des mosquées et des écoles.

Réaffirmer un islam des Lumières par un conseil scientifique de l’islam de France

Depuis plus de trente ans, l’État a tenté de créer les conditions d’émergence d’un « islam de France », d’un « islam français », respectueux des principes républicains et notamment de la laïcité. Cette dernière ne doit pas conduire à un désengagement ou une déresponsabilisation de l’État, qui doit agir aux côtés des représentants et acteurs musulmans pour élaborer une réponse efficace et satisfaisante aux besoins et exigences des Français de confession musulmane et plus largement de la société française. Les multiples échecs et déboires du CFCM illustrent la nécessité de repenser entièrement les instances représentatives de l’islam. Comme le rappelle Hervé Vieillard-Baron, l’islam se structure davantage aujourd’hui au détriment des instances existantes, par des réseaux, souvent en ligne et de plus en plus invisibles, de sorte à créer ce qu’il nomme une « oumma virtuelle ».

Lorsqu’on l’interroge sur l’organisation du culte musulman en France, Kahina Bahloul, première femme imame en France, relève qu’il « est particulièrement compliqué pour l’islam libéral de trouver sa place aujourd’hui car nous ne recevons pas de fonds des pays musulmans, et la France ne met rien en place pour nous permettre d’exister matériellement – alors que nous avons la volonté de faire émerger un islam de France. […] L’État tient absolument à ce que les musulmans soient représentés par une structure centrale, le Conseil français du culte musulman (CFCM). Or ce dernier ne représente pas l’islam de France mais davantage celui des pays d’origine. Le courant réformiste n’y est pas représenté, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes si l’on veut développer une lecture progressiste de la religion. »

Comment aujourd’hui faire porter une loi confortant les principes républicains ? Comment s’adresser à la communauté musulmane en s’appuyant sur un organe largement dévoyé par ses membres internes et délégitimé par les musulmans en France ?

Dotée d’une existence légale depuis 2016 sous l’impulsion de François Hollande et Bernard Cazeneuve, la Fondation pour l’islam de France, anciennement Fondation des œuvres de l’islam (FOIF), œuvre au développement de la connaissance des cultures et civilisations qui se rattachent à l’islam. Si ce travail culturel est indispensable, la Fondation pour l’islam de France peine à émerger et, surtout, se concentre uniquement sur un volet culturel, quand de nombreux jeunes cherchent à trouver des réponses quant à leur quête de spiritualité, se tournant fréquemment, faute d’interlocuteur identifié sur le sujet, vers des prêches en ligne, trop souvent radicaux et loin d’un islam des Lumières, comme le relève Didier Leschi : « Ce que ces responsables sont devenus n’est pas attirant pour des jeunes en recherche de spiritualité. Des groupes plus identitaires, salafistes, peuvent leur apparaître comme plus purs. »

L’islam a aujourd’hui besoin d’une voix forte afin de construire un contre-discours efficace à la montée des discours radicaux, démontrant que les valeurs humanistes de l’islam sont compatibles avec les principes de la République française. Le « Conseil national des imams » (CNI) lancé par Emmanuel Macron constituerait une avancée indéniable si ces initiatives ne reposaient pas systématiquement sur les mêmes acteurs.

Aujourd’hui, il nous paraît nécessaire et indispensable de créer un véritable lieu de débat à la fois culturel et théologique, dont l’indépendance financière serait assurée avec un système de dons auprès de la communauté musulmane en France. Lieu que pourrait être un conseil scientifique de l’islam de France. Si la gouvernance du CFCM a privilégié une composition tournée vers des profils de « gestionnaires » (issus des représentants des fédérations et associations dites statutaires), il est primordial de nouer un nouveau lien intergénérationnel entre l’institution représentant le culte musulman et les nouvelles générations de musulmans français, par l’intégration au sein de l’instance de profils plus jeunes, issus d’une formation scientifique et théologique solide. Cette nouvelle instance permettrait de faire émerger, aux côtés des fédérations existantes, de nouvelles figures de l’islam issues de la société civile, progressistes et indépendantes : les imams Tareq Oubrou ou Kahina Bahloul en sont des exemples, ou encore les islamologues Rachid Benzine et Mohamed Bajrafil. Tous participent à l’étude et la mise en lumière de l’islam face aux avancées obscurantistes que nul ne nie aujourd’hui.

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