Désespérée, en colère et inquiète : la France émotionnelle après ces législatives

Les résultats des élections législatives anticipées montrent une France émotionnellement fracturée, inquiète et désespérée. Dans cette troisième vague de notre enquête sur les émotions menée par Verian pour la Fondation Jean-Jaurès, Stewart Chau, directeur d’études à Verian, invite à dépasser le simple enjeu politique des coalitions à venir pour penser la réconciliation des émotions.

Après cette dissolution surprise, Verian a suivi les émotions françaises suscitées par cet acte que beaucoup jugent encore irrationnel. Nous avions même fait le pari que cette décision procédait d’une réaction émotionnelle d’un président refusant de perdre « seul » les élections européennes.

Depuis le début du mois de juillet, cette étude sur les émotions menée par Verian pour la Fondation Jean-Jaurès d’abord à l’annonce de la dissolution, puis dans l’entre-deux tours des législatives et enfin au lendemain du second tour nous laisse voir une France émotionnellement fracturée, inquiète, désespérée. Le pari de la clarification était bien osé dans un contexte de divisions fortes et de tensions sociétales latentes. Peu étonnant que la dissolution de l’Assemblée avait suscité de la colère et de la peur, et fait entrer le pays dans une ère bien moins sereine et pour certains même plus angoissante.

Près d’une semaine après la nouvelle composition de l’Assemblée nationale, la confusion règne plus encore et les résultats des législatives qui marquent la fin de cette séquence démocratique génèrent à présent un sentiment de « désespoir » chez les Français.

De la France inquiète à la France désespérée

Si ces derniers jours les commentaires se concentrent légitimement sur les scénarios de coalition nécessaires pour former un gouvernement, la France de l’opinion publique a la mine bien défaite.

En dépit d’un bel élan démocratique marqué par la hausse de la participation, les résultats du second tour de ces législatives et la nouvelle composition de l’Assemblée suscite d’abord du « désespoir » (21%, première émotion citée). À l’annonce de la dissolution, la France oscillait entre tristesse et peur, elle semble aujourd’hui désespérée au regard des résultats et de toutes ses conséquences que chacun ignore encore.

Ce désespoir comme première émotion citée est d’autant plus frappant qu’il est exprimé par l’ensemble des générations. C’est un fait assez singulier pour le souligner. En effet, nous avions perçu, au début de cette séquence législative, un espoir et un optimisme encore présents chez les plus jeunes. Cette fois-ci, le désespoir s’est diffusé, il est commun à toutes les générations. Une dynamique similaire concernant les catégories sociales : on assiste à un alignement dans le sentiment de désespoir entre les cadres, les employés et les ouvriers, aucun n’est épargné.

Des clivages émotionnels… aux clivages politiques

Seul le clivage politique est opérant pour distinguer les différences émotionnelles, qui se comprend aisément au regard des résultats de dimanche dernier.

Ce sentiment de désespoir est surtout et avant tout porté par les sympathisants de la droite dans leur ensemble, et plus particulièrement par les électeurs RN (45% expriment du désespoir) dont la déconvenue des résultats doit être forte.

À gauche, au contraire, c’est l’espoir qui domine largement (deuxième émotion citée chez les sympathisants de gauche, 58% chez les sympathisants LFI, 48% EE-LV et 36% PS), même si les sympathisants socialistes sont moins optimistes. Les scores de la gauche rassemblée sous l’égide du Nouveau Front populaire composant le premier bloc majoritaire apparaissent comme une nouvelle façon d’y croire.

Du côté de la majorité présidentielle, les choses sont moins attendues car l’heure est au clivage émotionnel. Signe que le parti du président se fracasse sur la suite à donner au mouvement, on retrouve ces fractures dans l’analyse des émotions qui traversent son électorat. Un point de vue passionnant qui nous livre les dessous des clivages politiques voire idéologiques qui agitent ce bloc central et interroge sur sa viabilité.

Les sympathisants de la majorité présidentielle se divisent en trois blocs, eux aussi. D’abord et de manière moins attendue, certains expriment de la « satisfaction » (24%) au regard des résultats de ces législatives. Rassurés sans doute par la double résistance : celui du front républicain empêchant le Rassemblement national (RN) d’accéder au pouvoir, et peut-être aussi celle des candidats qui ont largement profité du report de voix des électeurs du Nouveau Front populaire leur permettant de compter plus de 150 députés. Rassurés et aussi « surpris » (27%) des résultats, c’est la deuxième émotion exprimée par le deuxième « bloc » de sympathisants de l’ex-majorité présidentielle, constatant qu’en dépit des difficultés du camp présidentiel, le devoir républicain a rempli, pour combien de temps encore, bel et bien son rôle de barrage. Enfin, le troisième « bloc » des sympathisants d’Ensemble est composé par ceux qui expriment de la peur (26%), signe que, malgré cette résistance, c’est bien la victoire du Nouveau Front populaire et du RN que signent les résultats du 7 juillet dernier. Ces trois registres émotionnels exprimés par les électeurs du camp présidentiel disent beaucoup aussi des lectures des résultats, de la stratégie à venir et donc du positionnement demain de ce bloc central. Ces clivages émotionnels à l’intérieur même du bloc Ensemble montrent bien les fractures idéologiques qui émergent et s’installent dans le camp présidentiel et interrogent sur la pérennité du mouvement politique du président. D’ailleurs, selon un sondage Ifop au lendemain du second tour, les résultats des législatives semblent clairement diviser les sympathisants de la Macronie : si 54% se disent insatisfaits de ces résultats, 46% le sont1Frédéric Dabi, Baptiste Dupont, Balise d’opinion #274 le regard des Français sur les élections législatives : satisfaction post-scrutin, Premier ministre attendu, Ifop en partenariat avec Fiducial et Sud Radio, 10 juillet 2024..

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Des clivages émotionnels… aux clivages territoriaux

L’analyse des émotions vient également mettre en perspective les clivages entre les différents territoires. Là encore, les fractures émotionnelles qui opposent les émotions ressenties en milieu rural et celles exprimées dans les grandes villes et notamment à Paris nous rendent compte de cette nécessité à panser pour l’avenir ces confrontations territoriales.

Prenons par exemple la première émotion que suscitent les résultats de ces élections : le désespoir. Le clivage entre les territoires ruraux et les grandes villes est abyssal. Si 29% des ruraux expriment du désespoir face aux verdicts du 7 juillet, ils ne sont que 19% dans les habitants des villes de plus de 100 000 habitants et 16% en agglomération parisienne, soit des différences de 10 à 13 points.

L’expression de la colère illustre également cette fracture des territoires : elle est exprimée par 25% des ruraux (deuxième émotion citée par ces habitants) alors qu’elle n’est ressentie que par 14% des habitants des grandes villes et par 18% de ceux de l’agglomération parisienne.

Ces fractures territoriales, dont l’analyse émotionnelle nous rend une nouvelle fois compte, montrent à quel point il semble nécessaire de penser ce clivage majeur.

Ces élections, si elles n’ont pas acté de clarification sur le plan politique, actent sûrement le clivage théorisé par David Goodhart entre la France du « somewhere » ancrée dans les territoires, parfois éloignée des atouts de la mondialisation, sans doute en attente d’une meilleure reconnaissance, et la France du « anywhere » qui épouse tant bien que mal cette société du mouvement, libérale, et qui croit peut-être un peu plus que les autres à un avenir de progrès2David Goodhart, Les deux clans : la nouvelle fracture mondiale [« The Road to Somewhere: The Populist Revolt and the Future of Politics »] (trad. de l’anglais), Paris, Éd. Les Arènes, 2019.

Les multiples visages de la France émotionnelle nous invitent donc à dépasser le simple enjeu politique des coalitions politiques à venir (qui reste nécessaire) pour penser aussi à la réconciliation des émotions. Ce moment est un tournant pour notre histoire collective, il faut se rendre à une évidence : jamais l’espoir des uns, la peur des autres, ne fera le bonheur de tous…

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