Au lendemain du second tour : répondre, surtout, aux « passions tristes »

Les résultats du premier tour des élections législatives anticipées ont révélé les « passions tristes » des Français, selon la seconde vague de l’enquête sur les émotions menées par Verian pour la Fondation Jean-Jaurès et L’Opinion. Stewart Chau, directeur d’études à Vérian, estime qu’il faudra prendre compte les différentes fractures émotionnelles des citoyens français.

Les résultats du 7 juillet 2024 au soir seront décisifs ; ils détermineront le paysage politique, très certainement multiforme, dans lequel nous devrons tous composer pendant au moins un an. Mais au lendemain de ces élections, il faudra aussi aborder un autre enjeu majeur : celui des fractures émotionnelles qui traversent notre pays et qui, pour certaines d’entre elles, ne sont pas nouvelles, mais que ces élections législatives anticipées auront nettement amplifiées.

La France des passions tristes

À la veille du second tour des élections législatives, un triptyque d’émotions moroses traverse la France et s’installe au-dessus de nos têtes, telle une goutte froide, cette poche d’air très froid située à plus de 5000 mètres d’altitude qui met du temps à se dissiper. Il n’y a donc pas que la météo climatique qui doit nous inquiéter, car la météo des humeurs est tout aussi surprenante : indifférence, peur et tristesse sont les trois émotions suscitées par les résultats du premier tour des législatives du 30 juin dernier.

Le niveau d’indifférence, souvent exprimé par les Français sur des sujets politiques, semble ici surtout un outil de mise à distance d’un contexte bouleversé, inquiétant pour beaucoup. Combien de Français ont coupé les informations cette dernière semaine, ont essayé de se préserver de ce climat tendu, parfois violent même, de cet entre-deux tours si vertigineux ? Cioran disait, sans doute avec une pointe de cynisme : « seuls ceux qui ne pensent pas sont heureux »1Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, 1934.. Certainement que dans un pays où plus d’un tiers des Français se dit moins heureux depuis la dissolution2Stewart Chau, À l’heure de la dissolution, une France fatiguée qui oscille entre tristesse et peur, Fondation Jean-Jaurès, 25 juin 2024., il faudrait donc, pour tenir face à ces élections, « ne pas trop y penser pour être heureux ».

La peur, elle, semble bien ancrée tant l’incertitude des temps qui viennent est abyssale. Pour beaucoup, ces élections signent un tournant majeur ; si le Rassemblement national (RN) parvenait à accéder au pouvoir, tous ont conscience des enjeux politiques, économiques et surtout symboliques que cela engagerait. On ne transige pas avec les règles démocratiques ; si la majorité tranche en ce sens, elle sera difficile à contester et aucune prolongation ne sera accordée. 66 % des Français n’ont pas voté pour une ou un candidat RN, autant de Français sûrement inquiets. Notons que parmi ces Français qui ont peur, les femmes semblent plus représentées : cinq points au-dessus de la moyenne enregistrée au niveau national, dix points de plus que les hommes…

La tristesse constitue donc la troisième émotion suscitée par ces premiers résultats des législatives, à égalité avec le sentiment de peur. C’est peut-être l’un des échecs majeurs du président de la République, qui avait tant voulu lutter contre « les passions tristes » si singulièrement ancrées dans notre pays. Il avait écrit à ce sujet : « Ceux qui font du supposé déclin de la France un fonds de commerce agiteront peurs et passions tristes »3Emmanuel Macron, « Emmanuel Macron sur l’état de la France : « Un peuple lucide se dévoile » », Challenges, 1er septembre 2021.. Force est de constater qu’il a échoué. Les résultats de ces législatives attristent les Français ; depuis la dissolution, 40% se disent plus angoissés, près de la moitié sont « moins sereins »4Ibid.. Cette tristesse se diffuse partout, elle touche notre rapport aux autres, où certains craignent une libération de la parole raciste, xénophobe, antisémite, légitimée par une extrême droite « majoritaire » dans le pays. D’autres sont affligés par le niveau du débat politique, mais aussi par les fractures ancrées dans le pays, dans une France que certains craignent irréconciliable. Selon notre étude, ce sont d’ailleurs les Français les plus âgés qui expriment davantage de tristesse. À quand le tour de nos jeunes, qui résistent pour l’heure tant bien que mal à cet abattement collectif ?

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Les fractures émotionnelles en fonction des électorats : les dessous des clivages politiques

Analyser les émotions suscitées par les résultats de ces législatives donne quelques indications sur la capacité de mobilisation des différents électorats à la veille de ce second tour, mais aussi sur tout le travail de l’après qui consistera à résorber ces fractures.

Concernant les électeurs du Nouveau Front populaire, en dépit d’un vent d’espoir qu’avait suscité cette alliance consacrée en un temps record que tous pensaient impossible, c’est surtout un sentiment de honte qui s’exprime au regard des résultats (45%). Viennent ensuite la peur (38%) et la tristesse (35%), qui montrent à quel point les électeurs de gauche semblent bien plus tétanisés par la percée du RN que par l’espoir pour la gauche de compter, à nouveau, encore un peu. Certainement que les divisions qui émaillent cette alliance électorale scellée face à l’urgence du péril participent de cet état d’esprit loin d’exprimer de l’espoir (11%). Ce climat émotionnel du « peuple de gauche » engage aussi ses responsables politiques.

Parmi les électeurs de la presque plus majorité présidentielle, sans surprise, ce sont la tristesse (51%) et la peur (37%) qui dominent toutes les émotions. Là encore, au-delà très certainement de l’image que renverrait la victoire du RN, et quel que soit d’ailleurs son niveau de percée, pour ces électeurs attachés sans doute au projet originel du macronisme porté par le progrès, la disruption heureuse tant attendue ne sera pas advenue. Pour des électeurs plutôt satisfaits de leur vie, ce niveau de tristesse semble plus inédit, comme si on assistait à un renversement, les émotions à front renversé.

Parce qu’en effet, du côté du RN, un électorat traditionnellement plus en colère face notamment aux difficultés quotidiennes que personne ne semble, selon eux, adresser, c’est cette fois-ci l’espoir (46%) et la satisfaction (49%) que suscitent ces résultats. La progression du score du RN suscite ainsi un vent d’espoir réel pour ces près de dix millions de Français qui voient sans doute là, peut-être pas l’assurance d’une vie qui change, mais la certitude d’un bouleversement d’un ordre trop établi, trop peu à leur écoute. Un double enjeu se pose au regard de ces émotions des électeurs RN. D’abord, le niveau d’espoir est tel qu’il engage ses responsables politiques ; il faudra être à la hauteur tant le risque déceptif est important. Ces électeurs comprendront-ils le refus d’obstacle si Jordan Bardella refuse Matignon même en cas de majorité relative ? Justifieront-ils vraiment la situation d’une Assemblée ingouvernable ? Seule voie possible : Marine Le Pen et Jordan Bardella useront certainement des arguments antisystème pour dénoncer des institutions encore trop solides pour leur faire barrage.

Un dernier point, et non des moindres, concerne les Français abstentionnistes, qui n’ont pas voté le 30 juin. Parmi eux, ce sont le désespoir et la surprise qui dominent après une forte indifférence, plutôt attendue auprès des non-votants. Peu évident de voir dans le désespoir et la surprise des moteurs réels de mobilisation. Les trois blocs auront-ils été en mesure de s’adresser aussi à cette France résignée ?

Si les passions tristes françaises qu’évoquait Emmanuel Macron il y a déjà quelques années ont du mal à se dissiper, il faudra bien trouver, chacun, les armes pour redonner à la France non seulement un moyen d’espérer, mais aussi de se réconcilier. Jamais le bonheur des uns, l’espoir des autres, n’avait fait le malheur de tous.

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