En revenant sur la relation « passionnée » et politiquement mouvementée de Winston Churchill à l’Inde – aux « Indes britanniques » – et à l’importance de ce rapport dans la carrière politique de l’ancien Premier ministre, Philippe Humbert décrit le processus complexe ayant abouti à l’indépendance de l’Inde et l’importance de l’analyse politique et géopolitique de Churchill dudit processus dans la compréhension de la politique étrangère britannique et du Brexit.
Le 24 janvier 1900, le sous-lieutenant Winston Churchill échappe de peu aux balles des Boers lors de la sanglante bataille de SpioenKop, dans les montagnes du Drakensberg, perdue par le corps expéditionnaire britannique. Il côtoie, sans le remarquer bien sûr, parmi tous les supplétifs, un brancardier volontaire d’origine indienne de 31 ans, Mohandas Gandhi… Winston Churchill, à vingt-cinq ans, est quant à lui déjà quasiment un héros, auréolé par son évasion de la prison militaire de Ladysmith où il avait été retenu prisonnier par les Boers l’année précédente suite à une embuscade et sa fuite en solitaire sur plusieurs centaines de kilomètres jusqu’au Mozambique, une épopée rapportée par ses soins dans la presse britannique et du Cap.
Le chemin des deux hommes se croiseront beaucoup plus tard et d’une manière intense dans les années 1930.
En 1900, Churchill est déjà engagé dans la quatrième campagne de sa carrière militaire. En effet, désireux de se faire connaître le plus vite possible, il n’avait eu de cesse dès sa sortie de l’académie de Sandhurst de rejoindre des zones de combat où il pourrait s’illustrer. À vingt ans, il reçoit le baptême du feu en novembre 1895 à Cuba où il avait eu l’idée de venir s’engager en appui des troupes espagnoles contre les rebelles cubains, une campagne de dix-huit jours qui le laisse insatisfait.
Affecté au quatrième bataillon du régiment des Queen’s own hussars, il va rejoindre son régiment en garnison à Bangalore où il arrive en octobre 1896. Parti, selon ses mots, « pour un exil inutile et sans intérêt dans ces terres indiennes où règne l’ennui », il tombe tout de suite amoureux de l’Empire, une fascination qu’il conservera toute sa vie et qui lui inspirera des choix politiques décisifs. À Bangalore et en sillonnant le sous-continent, il découvrit « la grande œuvre qu’accomplissait l’Angleterre aux Indes, cette haute mission de gouverner ces races primitives mais pas déplaisantes à leur profit et au nôtre ». Parfaitement à l’aise avec la vision mondiale d’une Angleterre victorienne triomphante, le jeune Churchill, héritier d’une caste aristocratique, fit le serment de défendre l’Empire britannique contre tous ses ennemis, à l’intérieur comme à l’extérieur.
Il écrira dans son livre Mes jeunes années, publié en 1930 : « Je suis un enfant de l’ère victorienne, où la structure de notre pays semblait fixée à jamais, où sa position dans le commerce mondial et sur les mers était sans rivale, et où l’on prenait davantage chaque jour conscience de la grandeur de notre empire et du devoir que nous avions de le protéger. » Cette conviction sera tout au long de sa carrière le thème d’innombrables discours comme celui du 26 juillet 1897 à l’occasion d’une permission en Angleterre : « […] alors nous poursuivrons le chemin tracé pour nous d’une main sagace et accomplirons notre mission en apportant la paix, la civilisation et l’art du gouvernement aux confins les plus reculés de la Terre. » Il ajoute que, bien que l’impérialisme fût parfois un fardeau, « il est justifié s’il est appliqué dans un esprit altruiste pour le bien de ces races sujettes », ce dont il ne doutait pas.
Dès ces années, le jeune Winston Churchill se forge une vision du monde marquée par la place éminente de l’Empire britannique, au sein duquel les Indes sont un maillon central, et de la « race » anglo-saxonne partagée avec les États-Unis d’Amérique, une cause qu’il défendra toute sa vie, en particulier au cours des deux guerres mondiales.
Il joindra le geste à la parole en se portant volontaire en septembre 1897 pour combattre contre les Pathans sur la frontière du nord-ouest de l’Inde, prenant des risques personnels considérables. Cette campagne donnera lieu à des reportages écrits par Churchill, en tant que correspondant de guerre, publiés par le Telegraph et qui nourriront son premier livre, The Story of the Makalakand Field Force.
Faute de pouvoir participer et espérer briller dans une autre campagne en Inde, Churchill réussira à se faire envoyer au Soudan comme lieutenant en surnombre et correspondant au sein de l’armée anglo-égyptienne engagée près de Kartoum. Il découvrira l’Égypte, la vallée du Nil, et s’illustrera lors de la charge de cavalerie du vingt-et-unième lancier à la bataille d’Omdurman le 2 septembre 1898. Il rejoindra ensuite son régiment en Inde, gagnera le tournoi de polo interrégiments le 24 février 1898 à Jodhpur et démissionnera de sa charge d’officier fin avril 1898 pour entamer sa carrière politique. Battu aux élections à Oldham (Lancashire) en juillet 1899, Churchill manque son entrée aux Communes et se fait envoyer comme reporter de guerre en Afrique du Sud. Un échec politique et aussi une chance qui lui permettra d’acquérir une réputation locale, nationale et internationale.
En résistance contre l’indépendance de l’Inde
Le prochain grand rendez-vous de Churchill avec l’Inde n’aura lieu que trois décennies plus tard. À partir de 1900, Churchill, élu député à l’occasion d’une élection partielle en 1901, s’impose d’abord à vingt-six ans comme un espoir du Parti conservateur, puis à la suite de son adhésion au Parti libéral en 1903, une « trahison » qui lui sera toujours reprochée par les conservateurs malgré son retour au bercail. Il devient un acteur important de la vie politique anglaise et accède à ses premières responsabilités ministérielles au Colonial Office, voyage en Afrique et affine sa vision impériale paternaliste : « Si les Britanniques veulent avoir un grand empire et qu’un rayon de gloire puisse le baigner, alors il leur faudra une race impériale pour porter le fardeau. »
Il devient ministre de l’Intérieur, puis Premier Lord de l’Amirauté d’octobre 1911 à mai 1915, poste de haute responsabilité qu’il devra abandonner après l’échec des Dardanelles et du débarquement à Gallipoli. Il se rachète en se portant volontaire pour combattre en Flandres au premier semestre 1916. Il obtient le poste clef de Chancelier de l’Échiquier en 1925 et l’occupe pendant cinq ans.
Le culte impérial de Churchill s’était parfaitement accommodé de l’acclimatation progressive des principes constitutionnels démocratiques aux conditions de l’Inde depuis la mise en œuvre à partir de 1892 de la représentation des intérêts locaux par des élus indiens. Depuis 1921, il y avait dans chaque province des ministres indiens responsables devant des assemblées élues, à l’exception des domaines régaliens (ordre public, finances) réservés au gouverneur, c’est-à-dire aux fonctionnaires britanniques. L’opinion publique, poussée par le Parti du Congrès, réclamait de mettre en œuvre la promesse faite le 20 août 1917 par lord Montagu, le secrétaire d’État à l’Inde, « d’aller vers la réalisation progressive d’un gouvernement responsable en Inde comme partie intégrante de l’Empire britannique », une formule précisée par le vice-roi lord Erwin le 31 octobre 1929 selon lequel « l’issue naturelle du progrès de l’Inde en matière constitutionnelle était l’obtention du statut de Dominion. » Ce statut déjà en vigueur au Canada, en Australie, en Nouvelle Zélande et dans l’État libre d’Irlande conférait une large autonomie et pouvait préparer l’indépendance.
Pour dégager un consensus, Londres convoqua une table-ronde associant toutes les parties prenantes, en trois sessions, en 1930, 1931 et 1932.
Le projet de loi constitutionnelle élaborée au fil des mois jusqu’à fin 1934 se heurta à une double opposition. D’abord celle de l’aile radicale de l’opinion indienne. Après un bon départ, l’opposition menée par le Parti du Congrès de Nehru et Gandhi, utilisant des méthodes spectaculaires comme la désobéissance civile, le boycott (« la marche du sel » en 1931), conduisit à une impasse en 1932 symbolisée par l’arrestation de Gandhi le 4 janvier 1932. Nehru rejeta cette « nouvelle charte d’esclavage destinée à augmenter la domination impérialiste et l’exploitation des masses », et la Ligue musulmane parla de « monstruosité qui allait renforcer les éléments les plus réactionnaires du pays », sans que le gouvernement anglais puisse capitaliser sur l’assentiment des modérés, des notables et des princes. Ensuite, l’opposition de la fraction « impérialiste » des conservateurs menée par Churchill au principe même de cette réforme, pourtant soutenue par la majorité des conservateurs et le Parti travailliste.
La position de Churchill, qui s’exprimait avec une extrême virulence aux Communes et dans la presse, n’était pas seulement passionnelle, celle d’un homme nourri depuis toujours par la grandeur de l’Empire. Elle ne reflétait pas uniquement ses réflexes de suprémaciste blanc, son admiration pour la capacité de 150 000 Britanniques à gérer 350 millions d’Indiens et un immense territoire de plus de 4 millions de kilomètres carrés, à le protéger contre les menaces extérieures (russes, afghanes, pathanes) et les bienfaits matériels (voies ferrées, éducation, etc.) ou politiques (protection des minorités, paix civile), qu’il associait naturellement à la présence britannique, relayée loyalement par les principautés des princes indiens.
Churchill redoutait d’abord les risques de guerre civile dans un pays qui avait peu connu l’unité au cours de son histoire. Il doutait que les communautés hindoues, musulmanes, sikhs, chrétiennes ne puissent s’entendre sans le parapluie de l’occupant, que la diversité des régions, des langues, des cultures, fasse éclater l’unité du Raj, ce qui était une vue prémonitoire quoique l’histoire ne fût pas écrite quinze ans avant les massacres de 1947-48.
« Les Indes sont un terme de géographie : elles ne constituent pas plus une nation unifiée que la zone équatoriale. » Il résumait ainsi sa vision : « Les Indes constituent un continent aussi vaste et plus peuplé que l’Europe, et pas moins profondément divisé par des clivages raciaux et religieux que l’Europe. Les Indes ne sont pas plus unies que l’Europe, en dehors de l’unité artificielle qui a été créée sous notre égide au cours des cent cinquante dernières années. »
S’ajoutaient à son scepticisme sur le maintien de l’unité d’une Inde indépendante, l’intérêt stratégique d’un continent au centre des voies de communication entre l’Europe, la Malaisie, Singapour, Hong Kong, l’Australie, et le potentiel militaire déjà démontré par les troupes indiennes engagées au cours de la Première Guerre mondiale et qui auront une importance capitale au cours de la Seconde, notamment en Syrie, en Égypte et en Italie.
Et enfin, d’une manière a priori surprenante pour un aristocrate héritier de la lignée prestigieuse des Malborough, Churchill critiquait la segmentation de la société indienne selon les castes dans laquelle s’était coulée avec facilité la colonisation britannique, au nom des options philosophiques et paternalistes de la « Tory Democracy » de sa jeunesse, un fil directeur de sa vie combiné avec les attitudes de type « noblesse oblige » de son milieu social.
C’était aussi une approche opportuniste qui lui permettait de s’opposer au Parti du Congrès dominé par l’élite hindoue symbolisée par Nehru, et de se poser en défenseur des musulmans, des princes, des intouchables, des minorités et de la paix civile.
Il dira : « Abandonner les Indes au pouvoir des Brahmanes serait un acte de négligence cruelle et malfaisante. Ces mêmes brahmanes qui débitent en psalmodiant les principes du libéralisme occidental et se posent en hommes politiques grands démocrates […] nient les droits élémentaires à l’existence de presque soixante millions de leurs propres compatriotes qu’ils nomment intouchables, et à qui ils ont appris par des millénaires d’oppression à accepter au bout du compte cette triste situation ». La lutte de Gandhi en faveur des intouchables ne fut pas suffisante pour que ce dernier échappât aux sarcasmes de Churchill : « Cela me donne le frisson et la nausée de voir M. Gandhi, avocat séditieux formé à Londres, qui se pose en fakir […] gravir à moitié nu les marches qui mènent au palais du vice-roi, tandis qu’il continue d’animer et de diriger une campagne de défiance et de désobéissance civile […] ».
Fidèle à ses idées et passionnément hostile au projet négocié par la première table-ronde, Churchill démissionnait le 27 janvier 1931 de la direction du Parti conservateur, abandonnant de ce fait toute chance de devenir Premier ministre, qui était pourtant son objectif depuis toujours.
Maintenir à tout prix l’Inde dans la guerre
Par un retournement de l’histoire, la démission de Churchill à propos de l’Inde devint au cours des années suivantes une composante importante de son capital politique pendant sa traversée du désert qui durera jusqu’en 1939.
En effet, Churchill, réélu sans difficulté à la chambre des Communes, ne désarmera pas dans son opposition au Government of India Bill qui fut finalement voté en troisième lecture par 386 voix contre 122 le 4 août 1935. L’India Act n’offrait pas un statut comparable à celui de dominion, mais donnait aux gouvernements provinciaux de larges plages d’autonomie, établissait une Fédération de l’Inde entre les provinces de l’Inde britannique et les régimes princiers, au sein d’un régime mixte mariant le principe du gouvernement parlementaire et celui de la tutelle coloniale. C’était beaucoup trop pour Churchill, dont les inquiétudes furent encore accrues par la victoire du Parti du Congrès qui visait l’indépendance de l’Inde aux élections de 1937.
La campagne contre « l’apaisement » vis-à-vis d’Hitler menée dès 1933 par Churchill prit le relais de son opposition à « l’apaisement » vis-à-vis des nationalistes du Congrès en Inde. Les ressorts en étaient les mêmes : l’esprit de résistance contre toute menace, la sauvegarde de l’Empire, la prise de conscience d’un péril existentiel, l’obstination et le courage d’avoir le sentiment d’avoir raison contre tous. Churchill plaidera sans relâche en faveur du réarmement devant la montée en puissance de l’Allemagne nazie, et s’opposera au pacifisme du monde politique et de l’opinion britannique, toutes tendances confondues. Il est significatif que les trois chefs de file qui avaient mené la campagne pour donner le statut de dominion à l’Inde – Simon, Halifax (ex-lord Irving) et Hoare – étaient favorables à l’apaisement à l’égard de l’Allemagne nazie.
Tout au long des années 1930, l’image de Churchill dans l’opinion sera nourrie par ces combats où s’imposeront à la fois sa vision prémonitoire du danger diabolique du nazisme et sa fidélité à ses idées, même à contre-courant, deux facteurs décisifs pour qu’il soit choisi comme Premier ministre le jour dramatique du 10 mai 1940.
La déclaration du vice-roi, le 3 septembre 1939, indiquant que l’Inde se trouvait en guerre contre l’Allemagne du seul fait que l’Angleterre avait déclaré la guerre fut très mal reçue par les chefs nationalistes indiens, Nehru et Gandhi pour le Congrès, et Jinnah pour la Ligue musulmane, et avec plus de retenue par la Chambre des princes, sans pour autant qu’un front uni désireux de se saisir de cette occasion historique pour lancer un ultimatum à Londres, se forme contre le soutien de l’Inde à l’effort de guerre.
Le Congrès revendiquait une indépendance immédiate et totale, sans être soutenu par la Ligue et les princes. Mais tous furent déçus par la déclaration du vice-roi le 17 octobre 1939 qui promettait seulement des pourparlers après la guerre avec les représentants de toutes les communautés.
La nomination de Churchill au poste de Premier ministre le 10 mai 1940 et son appel à la résistance dans les conditions dramatiques de mai-juin radicalisèrent le débat entre les leaders indiens eux-mêmes et avec le vice-roi Linlithgow qui, le 8 août 1940, fit une nouvelle offre à peine améliorée par rapport à celle de 1939, offre rejetée par le Congrès et la ligue, mais acceptée par les sikhs, les associations d’intouchables et les princes, notamment au Penjab et au Bengale.
En dépit de cette impasse politique, la participation de l’Inde à l’effort de guerre monta en puissance. Les effectifs de l’armée passèrent de 172 000 hommes au 1er septembre 1939 à 700 000 en 1942, puis 2 500 000 en 1945.
L’offensive générale du Japon déclenchée le lendemain de Pearl Harbor le 7 décembre 1941 changea radicalement les perspectives.
L’invasion par les troupes japonaises de la Birmanie, que le père de Churchill avait annexée à l’Empire en 1886, leur avancée rapide en Malaisie, la chute de Singapour le 15 février 1942, la menace sur le Bengale, affaiblirent la position de Churchill au sein du cabinet. Il donna au leader travailliste Clement Attlee le titre de vice-Premier ministre et le portefeuille des Dominions, et fit entrer Stafford Cripps comme lord du Sceau privé, deux personnalités favorables à des concessions majeures en Inde en échange d’une participation massive à la résistance au Japon alors que le Parti du Congrès poursuivait sa campagne de désobéissance civile lancée en octobre 1940, et de refus de coopérer avec les Britanniques pour la défense de l’Inde.
D’une manière surprenante, Churchill, dans cette phase la plus critique de la guerre sur tous les fronts au premier semestre 1942, demanda au roi Georges VI d’aller lui-même en Inde pour faire une offre d’indépendance après la guerre au Congrès en échange de l’abandon de sa campagne antibritannique, une preuve de son extrême implication personnelle. Finalement, il envoya Cripps négocier en mars-avril sur la base d’une offre audacieuse – octroi du statut de dominion, un gouvernement intérimaire, une constitution élaborée par une assemblée élue –, sans aller aussi loin que Roosevelt le pressait de faire ; cette mission échoua en raison des arrières pensées de Jinnah qui recherchait une position de force face au Congrès, et du Congrès qui soupçonnait la Ligue de viser la constitution d’un Pakistan.
Suite à cet échec, le Congrès prit en juillet 1942 la décision historique de lancer le Quit India Movement, un appel à la rébellion et à la désobéissance généralisée. Exaspéré par le mot d’ordre recommandant une simple résistance passive en cas d’invasion par les Japonais, la réaction de Churchill, le 9 août, fut de faire emprisonner toute la direction du Congrès, dont Gandhi.
La fermeté prônée par Churchill fut payante et permit d’enrayer rapidement la révolte et les violences qui secouèrent le nord du pays pendant quelques mois, à l’exclusion du Penjab, des communautés musulmanes et du sud dravidien. L’armée, la police et la bureaucratie encadrée par l’ICS (Indian Civil Service) restèrent loyales. Le verrou stratégique tint bon jusqu’au reflux japonais et les troupes anglo-indiennes organisées par le vice-roi et le général Wavel jouèrent un rôle important sur les champs de bataille de Birmanie, d’Égypte, d’Abyssinie, d’Italie et en Afrique du nord et furent saluées par Churchill dans ses Mémoires de guerre en 1951 : « La bravoure sans égale des soldats et des officiers indiens, tant hindous que musulmans, brilleront d’un éclat éternel dans les annales de la guerre […] La réponse des populations indiennes, pas moins le comportement de leurs soldats, constitue une glorieuse page finale de l’histoire de notre empire des Indes. »
En novembre 1942, il réaffirme sa foi dans l’Empire et les buts de guerre dans un message clair : « Nous ne sommes pas entrés en guerre pour le gain ou l’expansion territoriale, mais uniquement pour l’honneur […] nous avons l’intention de conserver nos acquis. Je ne suis pas devenu le premier des ministres de Sa Majesté pour présider à la liquidation de l’Empire britannique. »
L’approche de la fin de la guerre changea les données du problème indien car gérer l’Inde en guerre devenait inutile dès lors que celle-ci s’achevait ; le peuple anglais souhaitait se décharger du fardeau impérial ; à la surprise générale, Churchill fut nettement battu aux élections du 5 juillet 1945 et d’emblée remplacé par Clement Attlee.
Dans l’opposition, Churchill, impuissant à freiner la marche de l’Inde vers l’indépendance le 15 août 1947
Churchill continuait à prévoir que la fin de la domination britannique en Inde se traduirait par une guerre entre hindous et musulmans, en lien avec la dislocation des états princiers : « Dans l’ensemble, les Indiens ne constituent pas une nation historique. Qui ne les a pas conquis ? […] Tout au long de leur histoire, les Indiens ont rarement joui d’une véritable indépendance […] si nous partons, des combats vont éclater partout, il y a aura une guerre civile […] ».
La question clef pour les Britanniques en juillet 1945 restait la même qu’au moment de la mission Cripps : pour pouvoir transmettre le pouvoir aux Indiens, il fallait un gouvernement responsable accepté par toutes les parties. La polarisation communale entre hindous et musulmans, confirmée et illustrée par le résultat des élections de 1945-46 organisées pour trouver des interlocuteurs représentatifs du rapport de force, consolida l’impasse entre le Congrès (majoritaire) qui revendiquait le droit de représenter toutes les catégories d’Indiens, et la Ligue de Jinnah qui voulait être le seul porte-parole des musulmans, et démontra que Congrès et Ligue ne voulaient pas partager le pouvoir central de Delhi, se faisant un procès réciproque en illégitimité.
Le gouvernement d’Attlee multiplia les tentatives (conférence de Simla en juillet 1945, mission du Cabinet de mars à juin 1946) pour trouver un compromis d’esprit parlementaire, déclarant : « Nous avons le souci des droits des minorités [les musulmans], et celles-ci devraient être en mesure de vivre libérées de la peur. D’un autre côté, nous ne pouvons permettre à une minorité de mettre son véto au progrès de la majorité. »
Mais en juillet 1946, la rencontre entre Nehru et Jinnah est un échec : la mort ce jour-là de l’idée fédérale ouvre la voie à l’idée d’un Pakistan.
De son banc de l’opposition, Churchill attaque le gouvernement travailliste en octobre 1946 : « L’unité des Indes créée par la présence britannique va promptement voler en éclats et personne ne peut mesurer le malheur et les bains de sang qui vont se répandre sur toutes ces masses énormes, ces milllions d’humbles désemparés, ni prédire quel nouveau pouvoir va présider à leur avenir et à leur destinée. »
Le 9 décembre 1946, l’Assemblée constituante se réunit à Delhi sans la Ligue, ni les princes. Nehru propose le 13 décembre que l’Assemblée déclare sa ferme et solennelle résolution de proclamer l’Inde « République indépendante et souveraine », et l’Assemblée se mit au travail pour rédiger la constitution dont le Congrès rêvait depuis longtemps.
Fidèle à ses convictions de toujours, Churchill lance un avertissement la veille : « Je dois faire connaître ma certitude que toute tentative d’établir le règne d’une majorité hindoue en Inde ne s’accomplira jamais sans guerre civile, non pas forcément qu’elle débutera sur le front des armées ou entre des forces organisées mais sur des milliers de points séparés et distincts […] ».
En cela Churchill ne se désolidarisait pas du gouvernement Attlee et exhortait Lord Mounbatten à la veille de sa prise de fonction à Delhi à tenter une dernière fois un partage équitable du pouvoir, au centre et également au Penjab et au Bengale, deux provinces clefs où les communautés hindoue et musulmane étaient à peu près de même importance.
C’était une tâche impossible, alors que l’idée de sécession de la province du nord-ouest était admise par le Congrès et qu’aucun compromis n’était possible au Penjab et au Bengale où les massacres intercommunautaires avaient fait des milliers de morts à Calcutta à l’automne 1946. Attlee et Churchill, chef de l’opposition, donnèrent leur feu vert à Mounbatten fin mai 1947 pour faire accepter par le Congrès, la Ligue et les Sikhs, le principe de la partition, ce qui fut fait le 5 juin, Jinnah étant encouragé par un message impérieux de Churchill : « C’est une question de vie ou de mort pour le Pakistan si vous ne saisissez pas l’occasion des deux mains. »
Cet encouragement à Jinnah, a priori surprenant, peut avoir plusieurs sources : la crainte de Churchill de voir la majorité du Congrès, qu’il assimilait à une majorité hindoue, ce qui n’était pas exact et qui le sera encore moins jusqu’aux années 1990, opprimer la minorité musulmane dans la Hindi-Belt du nord de l’Inde ; sa critique ancienne de la hiérarchie des castes, et pour cette raison, sa méfiance vis-à-vis de Nehru, « ce brahmane de haute caste », disait-il, de plus soupçonné de sympathie pour l’URSS, un élément de poids dans le climat de guerre froide qui s’installait. Par ailleurs, un espoir subsistait d’aboutir à une forme confédérale du pouvoir central, réunissant Pakistan, Hindustan et États princiers, une vision que Jinnah, inquiet de la division en deux Pakistan distincts n’écartait pas. Enfin, le maintien d’un maillon stratégique vers les positions de l’Empire en Asie.
Une telle perspective fut balayée par l’accélération du calendrier et la barrière de haine née des massacres de l’été 1947.
Le 15 août 1947, Nehru proclamait l’indépendance de l’Inde au moment où la guerre civile entre les communautés hindoues, musulmanes et sikhs se déchaînait, surtout au Penjab, au nord-ouest et jusqu‘à Delhi, aboutissant à un Pakistan bicéphale, occidental et oriental, né de la « vivisection » selon le mot de Gandhi, des provinces du Bengale et du Penjab, une Inde en majorité hindoue, qui sera rejointe après l’adoption de la Constitution le 26 janvier 1950 par presque la totalité des États princiers, y compris le Cachemire.
La vision churchillienne poursuivie jusqu’au Brexit
Dans l’opposition, puis de nouveau Premier ministre de 1951 à 1955, Churchill continua à baliser la piste pour le futur des relations entre la Grande-Bretagne, l’Inde, le Commonwealth et le reste du monde. Il modéra progressivement ses réserves à l’égard de Nehru, en prenant son parti du non-alignement de sa diplomatie, célébré à Bandung en avril 1955, qui éloignait le risque d’une alliance avec l’URSS et était compatible avec son appartenance au Commonwealth, au même titre que le Pakistan. Churchill ne pouvait aussi qu’apprécier la Constitution adoptée en 1950, dite « Westminster », tant elle était d’inspiration anglaise.
Aussi bien, après avoir dit en mars 1947 : « Ce fut une erreur cardinale de confier le gouvernement des Indes à M. Nehru, cet hindou de caste. Il a de bonnes raisons d’être l’ennemi acharné de tout lien entre les Indes et le Commonwealth britannique », Churchill finit par lui écrire en 1955, le couvrant d’éloges : « […] il me semble que vous pourriez être capable d’accomplir ce qu’aucun être humain ne saurait réussir, en faisant de l’Inde le phare de toute l’Asie, du moins dans le domaine de la pensée, avec pour idéal la liberté et la dignité de l’individu et non le manuel du parfait communiste. »
Pour sa part, le Pakistan s’enrôla franchement, et pour deux décennies, dans le camp occidental, en adhérant au CenTO (Central Treaty Organisation, appelé Pacte de Bagdad) en 1955, alliance qui réunissait l’Irak, l’Iran, la Turquie et le Royaume Uni, sous le patronage des États-Unis, pour endiguer l’influence croissante du communisme.
Encore plus durable fut l’enracinement en Angleterre jusqu’à nos jours des conceptions géopolitiques de Churchill. Elles découlaient d’une vue longue de l’histoire qui anticipait très tôt le rapport de force au sortir de la guerre, la montée en puissance de l’URSS en Europe, la guerre froide et le « rideau de fer » dénoncé par le discours de Fulton (Missouri) en février 1946, la domination mondiale des États-Unis.
Le monde selon Churchill devait s’organiser en plusieurs cercles : celui des « États-Unis d’Europe » appelé de ses vœux dans le discours du 19 septembre 1946 à Zurich ; puis « l’alliance fraternelle des peuples de langue anglaise », c’est-à-dire l’ensemble formé par la Grande-Bretagne, le Commonwealth et les États-Unis d’Amérique ; enfin, la Russie soviétique. Une vision qu’il résumait le 14 mai 1947 à l’Alberts Hall de Londres : « L’Europe unie formera l’une des grandes entités régionales. Il y a les États-Unis avec toutes ses dépendances ; il y a l’Union soviétique ; il y a l’Empire et le Commonwealth britanniques ; et il y a l’Europe, avec laquelle la Grande-Bretagne se mélange profondément. » Il s’empressait de préciser que l’amitié franco-allemande constituerait le premier pas indispensable vers l’unité européenne, mais que la Grande-Bretagne serait un ami et un parrain profondément « mélangés » à une Europe unie, sans qu’en aucun cas elle accepterait pour autant d’en faire partie intégrante.
Cette conception allait structurer la place de la Grande- Bretagne dans le monde pour les décennies à venir : la mutation, pas à pas, de l’Empire vers le Commonwealth, le maintien d’une « relation spéciale », au moins virtuelle, avec les États-Unis, le refus d’adhérer à toute forme d’intégration en Europe, de la Communauté européenne de défense (CED) à l’euro, et après un long intermède européen, le Brexit, ultime sursaut churchillien.
On ne peut s’étonner que Boris Johnson, saluant l’accord sur le Brexit, redise le 24 décembre 2020 aux Européens exactement les mots de Churchill en 1947 : « Nous resterons vos amis, vos alliés, vos partisans et votre premier partenaire économique », et qu’à la recherche d’un statut dans le monde pour une Grande-Bretagne redevenue solitaire, il ait choisi d’aller en Inde en janvier 2021…