Comment faire face à la montée de l’extrême droite et à la crise de la représentation démocratique ? Pour Timothée Duverger1Codirecteur de l’Observatoire de l’expérimentation et l’innovation locales de la Fondation Jean-Jaurès, responsable de la Chaire TerrESS de Sciences Po Bordeaux, chercheur au Centre Émile Durkheim., Christopher Mackin2Senior fellow à l’Institut pour l’étude de l’actionnariat salarié et de la participation aux bénéfices de l’université de Rutgers. et Christophe Sente3Docteur en science politique et sociale à l’Université libre de Bruxelles (ULB)., si la République est en crise, l’entreprise l’est aussi. Selon eux, c’est en dotant les citoyens de droits au sein des entreprises, à travers des mécanismes de participation et de gestion du capital, que nous pourrons refaire société.
Il est connu de chacun que les récents résultats électoraux rendent compte d’une montée en Europe de l’extrême droite qu’accompagne souvent la percée d’autres forces dont l’identité politique est plus ambiguë.
Il est devenu commun que ce phénomène soit abordé dans les termes d’un affrontement de forces républicaines et populistes.
Or, ce traitement est réducteur car il occulte largement le fait que les bouleversements politiques en cours, en fait à l’œuvre depuis plusieurs décennies, sont indissociables des mutations de l’organisation socio-économique des nations et plus particulièrement des transformations du monde du travail, dont les liens avec les crises politiques sont aujourd’hui étudiés par Axel Honneth qui propose de réconcilier le travailleur et le citoyen4Axel Honneth, Le souverain laborieux. Une théorie normative du travail, Paris, Gallimard, 2024..
L’enjeu de « faire front contre l’extrême droite » est actuellement présenté comme une crise électorale immédiate qui se déroule dans les urnes, mais il s’agit d’un enjeu plus fondamental : « refaire société » en restaurant la condition de citoyen jusque dans la sphère du travail. Une enquête de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) confirme ainsi que des conditions de travail mauvaises ou dévalorisées, un sentiment d’insécurité socio-économique ou un manque de capacité d’expression dans le travail sont autant de ressorts du vote pour le Rassemblement national (RN). À l’inverse, elle relève que les valeurs présentes dans les organisations démocratiques de l’économie sociale et solidaire (ESS) en constituent un antidote5Thomas Coutrot, Le bras long du travail. Conditions de travail et comportements électoraux, Ires, document de travail n°1-2024, février 2024..
Au-delà du surgissement de nouveaux partis ou de l’essor d’anciennes forces marquées à droite, l’Europe connaît avant tout une crise de la représentation qui touche tant la sphère des parlements dans laquelle les partis traditionnels et les mécanismes électoraux sont contestés que la sphère de l’économie au niveau des entreprises. Dans celles-ci, depuis l’introduction du taylorisme et du fordisme au début et au milieu du XXe siècle, un modèle de management vertical apporte à de moins en moins d’employés les compensations attendues, sous la forme d’emplois, de conditions de travail et de rémunération décentes. De plus, l’introduction d’une culture managériale d’évaluation n’a pas eu pour corollaire la reconnaissance de la valeur et de l’apport de chacun. Exclusion et isolement dominent dans le nouveau paysage économique.
La précarisation de l’emploi, les incertitudes relatives à l’avenir du pouvoir d’achat et des pensions, l’impact de la contrainte écologique sur les choix de production ou encore l’essor d’une gig economy6Terme désignant l’émergence des travailleurs indépendants et sous-traitants rémunérés à la tâche et non auprès d’un employeur unique avec un salaire fixe par mois. bousculent des parts de plus en plus importantes des peuples nationaux. Et jusqu’à présent, les individus expriment encore leurs peurs, leurs espérances et leurs besoins de reconnaissance principalement dans les urnes ou en manifestant en tant que citoyens mais très peu dans les entreprises, sinon par des grèves ponctuelles.
La République peine à canaliser le mécontentement social car elle a négligé le cadre d’expression politique le plus pertinent : celui des entreprises gouvernées par les priorités privées du capital mais dont la force de travail est sociale. Autrement dit, si la République est en crise, c’est aussi une crise de l’entreprise, aux portes de laquelle elle est restée en introduisant des mécanismes de participation et de représentation seulement à des doses homéopathiques, alors que la place des contre-pouvoirs, et particulièrement des syndicats, ne cesse d’être affaiblie7Sabine Germain, « Comment Emmanuel Macron a dynamité la démocratie sociale », Alternatives économiques, 25 mars 2024..
La France est ainsi connue pour son retard par rapport à d’autres États européens. Lorsque son gouvernement abandonne le projet défendu par le rapport Sudreau de 1975 sur la réforme de l’entreprise8Nicolas Aubert et Xavier Hollandts, La réforme de l’entreprise : un modèle français de codétermination, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2022., des lois de démocratisation des sociétés, certes limitées, sont adoptées au Pays-Bas en 1971, en Norvège en 1972, au Danemark et en Suède en 1973, au Luxembourg en 1974, au Portugal en 1976 ou en Irlande en 19779Christophe Clerc, « La codétermination : un modèle européen ? », Revue d’économie financière, vol. 2, n°130, 2018, pp. 181-194.. Elles s’inspirent à des degrés divers du régime dit de « co-gestion » que l’Allemagne a mis en place depuis l’après-guerre.
La France a pourtant été pionnière en matière de codétermination puisque la loi Briand de 1917 a créé la société anonyme à participation ouvrière (Sapo). Ce modèle original de société attribue à l’ensemble des salariés des « actions de travail » auxquelles sont attachés des droits de vote et de participation aux bénéfices. Même si la Sapo fait l’objet d’une redécouverte aujourd’hui10Roger Daviau, La démocratie au travail : la Sapo, la société anonyme à participation ouvrière, Valence, Repas, 2023., il n’en existe qu’une dizaine d’entités.
Après-guerre, le mouvement favorable à une démocratisation de l’entreprise s’est montré moins radical, bien qu’il contribue à la création des comités d’entreprise et à la présence de salariés au sein des conseils d’administration des entreprises nationalisées. Il retrouve un souffle dans les projets participationnistes du général de Gaulle mais les ordonnances de 1959 et 1967 n’introduisent qu’une participation aux bénéfices, sans cependant réformer le régime de propriété et de gouvernance des entreprises privées. De même, ni les lois Auroux de 1982, ni la loi sur la démocratisation du service public de 1983 n’introduisent la cogestion dans le monde du travail.
En définitive, seules les sociétés coopératives et participatives (Scop), dont la forme juridique a été créée en 1915 et révisée en 1978 à la suite du rapport Sudreau11Maxime Quijoux, « Scop qui peut ! L’essor des sociétés coopératives ouvrières au tournant des années 1980 : enjeux sociaux et luttes politiques », Cahiers de l’histoire. Revue d’histoire critique, n°155, 2022., constituent le cadre d’une démocratie économique dans laquelle les salariés sont d’authentiques citoyens dans leurs lieux de travail. Dans une Scop, les salariés détiennent au moins 51% du capital social et 65% des droits de vote. Leur gouvernance est régie selon le principe « une personne = une voix » et les bénéfices sont répartis entre une part entreprise (mise en réserve), une part capital (dividendes) et une part travail (participation et intéressement). En moyenne, 70% des salariés des Scop en sont également sociétaires. En 2023, on comptait 4495 Scop représentant un total de 84 294 emplois et un chiffre d’affaires global de 9,4 milliards d’euros12Voir les « Chiffres clés 2023 »..
En 2024, la centralité du travail semble avoir été redécouverte par l’ensemble des acteurs politiques. Les souffrances sociales sont reconnues, mais les propositions démocratiques restent timides. Dans le programme du Nouveau Front populaire, il s’agissait de donner de nouveaux droits aux salariés « en leur réservant au moins un tiers des sièges dans les conseils d’administration et en élargissant leur droit d’intervention dans l’entreprise ».
Dans ses travaux, Isabelle Ferreras propose de créer un bicaméralisme dans les sociétés privées de manière à fonder la gouvernance sur l’accord de deux chambres, l’une appartenant au capital et l’autre au travail. Cependant, la professeure de l’Université catholique de Louvain reconnaît que cette option est par nature intermédiaire et transitoire13Isabelle Ferreras, Gouverner le capitalisme ? Pour le bicamérisme économique, Paris, PUF, 2012. quand cette parlementarisation de l’entreprise n’atteint pas la propriété du capital.
Le gouvernement de Michel Barnier comporte aujourd’hui un ministère chargé de l’économie sociale et solidaire, de l’intéressement et de la participation, qui pourrait avancer de concert avec le ministère du Travail. En effet, si l’argument de l’état des finances publiques sera sans doute avancé pour ne pas satisfaire à court terme une demande sociale en faveur de la redistribution, il conviendrait néanmoins de mettre sur la table la problématique de la participation qui implique de doter les citoyens de droits au sein des entreprises et de les associer à la gestion du capital et aux choix d’investissement.
Si la participation ne signifie pas l’augmentation immédiate des salaires, elle induit un droit de vote sur les choix collectifs, à l’échelle d’une entreprise, notamment dans les domaines de l’investissement, de la détermination du volume d’emploi et des rémunérations. Plus important encore, lorsqu’elle est combinée avec des mécanismes d’actionnariat salarié, cette forme de participation ouvre une deuxième voie pour la participation économique au-delà du salaire. Elle crée un droit de participation à la richesse créée. Or c’est la double critique qu’adressent les salariés français à l’entreprise, selon une étude récente de Bona Fidé : elle ne partage ni le pouvoir ni la valeur14Institut Bona Fidé pour le Groupe Up, « Partage de la valeur, démocratie, RSE… : le regard et les attentes des salariés français à l’égard de l’entreprise », septembre 2024..
Les États-Unis ont montré la voie en créant en 1974 le dispositif de l’employee stock ownership plan (Esop), renforcé par la mise en place d’incitations fiscales en 1984 et 1986. Le modèle américain recourt à un trust, qui acquiert, pour le compte des travailleurs, les titres de propriété d’une société. Ce changement de propriété repose sur le transfert des bénéfices réalisés par l’entreprise qui est financé par des prêts fiscalement avantageux accordés au trust et non par des investissements directs des salariés. En d’autres mots, les travailleurs n’ont rien à payer pour acquérir un triple droit de participation au capital, aux bénéfices et à la gouvernance15Nicolas Aubert, « L’actionnariat salarié aux États-Unis », HAL science ouverte, 2020.. En 2021, ce dispositif couvrait 10,7 millions de salariés actifs16« Employee ownership by the numbers », National Center for Employee Ownership, 2024..
Les Esop sont aujourd’hui transposés dans le droit et la pratique de plusieurs pays européens. Elles ont été adaptées en 2014 en Grande-Bretagne sous la forme des employee ownership trust (EOT) et sont suivies avec intérêt par la communauté scientifique, notamment au sein de l’université d’Oxford. Elles sont développées en Slovénie à partir d’un modèle coopératif défendu par l’Institut pour la démocratie économique présidé par David Ellerman. Dans ce contexte, la coopérative est utilisée comme véhicule d’actionnariat salarié pour gérer le capital et l’élection des représentants salariés selon le principe « une personne = une voix »17Tej Gonza, « L’Esop, une piste pour l’économie sociale : les perspectives d’un actionnariat salarié dans l’UE », note, Chaire TerrESS, 7 décembre 2022..
En France, le modèle est à l’étude au sein de l’ESS. La Confédération générale des Scop et des Scic souhaite l’expérimenter au moyen d’une « coopérative loi 47 » qui servirait de holding comme dans le modèle américain18Loi n°47-1775 du 10 septembre 1947 portant statut de la coopération.. Elle aurait l’acquisition des titres de propriété comme objet social unique et ses sociétaires ne pourraient être que des salariés de l’entreprise cible. Ce modèle a retenu l’attention de la délégation ministérielle à l’économie sociale et solidaire, rattachée à Bercy, qui lui a consacré un article dans le projet de loi sur l’ESS qu’elle a préparé en lien avec les acteurs et qui est aujourd’hui en attente de mise à l’agenda19Timothée Duverger, « Économie sociale et solidaire : un ministre c’est bien, mais place aux engagements ! », Alternatives économiques, 25 septembre 2024..
La démocratie est depuis trop longtemps absente du champ économique, malgré l’émergence de nouveaux modes de management et d’organisation qui expérimentent des formes d’autonomie au travail20Suzy Canivenc, Les nouveaux modes de management et d’organisation : innovation ou effet de mode ?, Paris, Presses des Mines, 2022.. L’essoufflement de la cogestion allemande, de modèles ou des expérimentations d’entreprises libérées ne tient pas tant à un rapport de force présumé défavorable aux syndicats, mais plutôt à l’absence de droits de propriété du capital sur lesquels devraient se fonder tous les mécanismes de participation des travailleurs dans le secteur privé. Sans ces droits de propriété du capital, les travailleurs ne peuvent pas prendre la participation au sérieux.
La perspective stratégique proposée par une nouvelle approche de l’entreprise fondée sur la propriété des travailleurs n’est pas de « socialiser les moyens de production » ni de nationaliser les entreprises, comme cela a pu être fait aux frais des finances publiques. Loin de constituer une expropriation, elle consiste à retrouver le sens de la République qui, en France comme en Amérique, a lié les droits politiques au droit de propriété, non en le réduisant au patrimoine individuel mais en l’étendant à la propriété du capital des sociétés. Il s’agit d’associer les citoyens tant à l’avenir de la société politique qu’à celui des sociétés privées au sein desquelles ils travaillent.
Cette association ne peut être que progressive. Elle est possible au moment où l’avenir des petites et moyennes entreprises est menacé par le vieillissement de leurs propriétaires et fondateurs. Elle est possible également dans un contexte où l’avenir de l’investissement demande la mobilisation de l’épargne des citoyens et que ceux-ci soient par conséquent associés à la gouvernance des fonds financiers. Elle est nécessaire pour que la nation se dirige vers plus de démocratie, « un plébiscite de tous les jours », selon les termes d’Ernest Renan, et que sa cohésion repose tant sur les élections organisées au sein du système politique que sur la réforme des modes de gouvernance au sein du système économique.
Au XIXe siècle, des syndicalistes américains appelaient de leurs vœux une « République industrielle » en se référant aux ambitions des pères fondateurs et à Thomas Jefferson en particulier. Aujourd’hui, en France, les conditions de l’expérimentation d’une « République du travail » paraissent réunies. Cette démocratie économique en République transformerait les travailleurs salariés en citoyens participant à la délibération. Elle offrirait une approche inclusive du développement socio-économique, en ligne avec les défis environnementaux car lorsque les organes de décision sont ouverts à la voix des travailleurs et de leurs représentants, l’entreprise se montre plus responsable envers la communauté dans son ensemble.
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- 2Senior fellow à l’Institut pour l’étude de l’actionnariat salarié et de la participation aux bénéfices de l’université de Rutgers.
- 3Docteur en science politique et sociale à l’Université libre de Bruxelles (ULB).
- 4Axel Honneth, Le souverain laborieux. Une théorie normative du travail, Paris, Gallimard, 2024.
- 5Thomas Coutrot, Le bras long du travail. Conditions de travail et comportements électoraux, Ires, document de travail n°1-2024, février 2024.
- 6Terme désignant l’émergence des travailleurs indépendants et sous-traitants rémunérés à la tâche et non auprès d’un employeur unique avec un salaire fixe par mois.
- 7Sabine Germain, « Comment Emmanuel Macron a dynamité la démocratie sociale », Alternatives économiques, 25 mars 2024.
- 8Nicolas Aubert et Xavier Hollandts, La réforme de l’entreprise : un modèle français de codétermination, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2022.
- 9Christophe Clerc, « La codétermination : un modèle européen ? », Revue d’économie financière, vol. 2, n°130, 2018, pp. 181-194.
- 10Roger Daviau, La démocratie au travail : la Sapo, la société anonyme à participation ouvrière, Valence, Repas, 2023.
- 11Maxime Quijoux, « Scop qui peut ! L’essor des sociétés coopératives ouvrières au tournant des années 1980 : enjeux sociaux et luttes politiques », Cahiers de l’histoire. Revue d’histoire critique, n°155, 2022.
- 12Voir les « Chiffres clés 2023 ».
- 13Isabelle Ferreras, Gouverner le capitalisme ? Pour le bicamérisme économique, Paris, PUF, 2012.
- 14Institut Bona Fidé pour le Groupe Up, « Partage de la valeur, démocratie, RSE… : le regard et les attentes des salariés français à l’égard de l’entreprise », septembre 2024.
- 15Nicolas Aubert, « L’actionnariat salarié aux États-Unis », HAL science ouverte, 2020.
- 16« Employee ownership by the numbers », National Center for Employee Ownership, 2024.
- 17Tej Gonza, « L’Esop, une piste pour l’économie sociale : les perspectives d’un actionnariat salarié dans l’UE », note, Chaire TerrESS, 7 décembre 2022.
- 18Loi n°47-1775 du 10 septembre 1947 portant statut de la coopération.
- 19Timothée Duverger, « Économie sociale et solidaire : un ministre c’est bien, mais place aux engagements ! », Alternatives économiques, 25 septembre 2024.
- 20Suzy Canivenc, Les nouveaux modes de management et d’organisation : innovation ou effet de mode ?, Paris, Presses des Mines, 2022.