Le fossé grandit entre les élus et leurs administrés. D’un côté, il y a un sujet de représentativité, et de l’autre, un mouvement de contestation de la légitimité des élus qui prend parfois des formes violentes. Les conditions de l’exercice serein de ce mandat essentiel ne sont plus réunies. Pourtant, selon Marinette Valiergue, experte associée à la Fondation Jean-Jaurès, plutôt que de chercher à renforcer le statut des élus sur le plan juridique, il faut faire le pari de l’ouverture et de la participation citoyenne qui fait déjà ses preuves.
2023, des maires amers à mi-mandat
L’année 2023 marque le mi-mandat des élus municipaux et, à première vue, les nouvelles ne sont pas très réjouissantes. Les médias ont largement mis en avant ces derniers mois des conditions d’exercice difficiles pour des élus locaux de plus en plus confrontés à la violence. Signe des temps, l’Association des maires de France (AMF) a alerté en avril 2023 sur le niveau record des démissions, en nette progression par rapport à la précédente mandature (2014-2020) qui se distinguait déjà par un nombre important de démissions. 2925 maires avaient renoncé à aller au bout de leur mandat1Guillaume Jacquot,2 « Démissions de maires : un phénomène en hausse ? », Public Sénat, 12 mai 2023..
À partir des premières données collectées par ses antennes départementales, l’AMF a estimé ainsi à 238 le nombre de maires démissionnaires, 773 celui des adjoints et 2 974 celui des élus municipaux. Au total, sur la base de ces premiers chiffres, près de 4 000 élus auraient démissionnés depuis 2020.
Témoignage d’un maire démissionnaire Parmi les maires qui ont démissionné, il y a Dominique Mathaut, élu en 2020 à Acy dans l’Aisne, une commune qui vient de passer le seuil des 1 000 habitants et qui a expérimenté pour la première en 2020 le scrutin à la proportionnelle. Au bout de quinze mois d’exercice, et après avoir affronté les intimidations, le dénigrement et le harcèlement, en particulier sur les réseaux sociaux, d’un groupe malveillant d’habitants liés à deux membres d’opposition du conseil municipal, Dominique Mathaut a décidé de démissionner. Quand il témoigne, il insiste sur l’amertume que lui laisse cette dernière expérience, la consternation lorsqu’il a été contraint d’appeler la gendarmerie pour qu’elle intervienne lors de séances du conseil municipal interrompues par le groupe, ou encore les réunions avec la préfecture pour alerter sur la situation. Né à Acy, agriculteur, conseiller et adjoint municipal pendant vingt ans, jamais il n’avait connu un tel niveau de critiques et d’attaques, toujours plus personnelles que politiques (la liste qu’il présidait était sans étiquette). Il aura finalement fallu une grange et deux véhicules incendiés dans le village et la perspective de lourdes conséquences judiciaires pour que la tension baisse. Une situation dramatique qui ne constitue pas un cas isolé. |
Martial Foucault, auteur de Maires au bord la crise de nerfs (Éditions de l’Aube, 2020), pointe le paradoxe d’un pays qui compte un million de candidats à chaque scrutin, « un ratio unique au monde » mais qui peine à masquer désormais « un malaise » dans le fonctionnement de la démocratie locale, une faille dont les démissions constituent la première marque. Entre l’État et les préfectures, les citoyens de plus en plus exigeants et le poids des intercommunalités, les maires « se demandent de quels pouvoirs ils disposent encore »3« Élus locaux : David Lisnard (AMF) s’alarme des démissions de maires à un ‘’niveau jamais vu’’ », Weka, 4 avril 2023.. Sans compter la charge administrative. Pour le maire de Cannes (LR) et président de l’AMF, David Lisnard, « l’exercice municipal constitue bien un casse-tête bureaucratique ».
Les maires figurent pourtant encore en haut de la liste des élus qui inspirent le plus confiance aux Français : 69% pour les maires quand les députés suscitent seulement 29% de sentiment de confiance selon la dernière enquête Fractures françaises4« Fractures françaises : les résultats », Fondation Jean-Jaurès, Le Monde, Cevipof et Institut Montaigne par Ipsos/Sopra Steria, octobre 2023.. Mais cette relation si particulière s’écorne avec une baisse de 3 points par rapport à 2022 que l’enquête révèle et cela constitue à l’évidence une conséquence directe de la défiance qui s’est durablement installée à l’égard des institutions, des partis politiques et des élus5Ibid..
La démission du maire de Saint-Brévin en mai dernier sous les menaces et attaques d’un groupe d’individus opposés à un projet de transfert d’un centre d’accueil de demandeurs d’asile sur la commune6« Démission du maire de Saint-Brévin : devant le Sénat, Yannick Morez accuse l’État de l’avoir abandonné », France Info, 18 mai 2023., ou encore l’incendie au domicile du maire de L’Haÿ-les-Roses en juillet dernier ont mis en lumière sur la scène médiatique et politique la violence contre les élus et la faiblesse du soutien institutionnel dont ces derniers bénéficient. Dans la foulée, des recommandations ont été formulées pour renforcer juridiquement le statut des élus locaux. Une proposition PS du Sénat propose ainsi de créer un statut d’« agent civique territorial dont bénéficieraient les élus locaux exerçant des fonctions électives », reprenant ainsi une formulation que Pierre Mauroy avait défendue en 2000 dans un rapport sur la démocratie locale7« Démocratiser les fonctions électives et renforcer la protection des élus locaux », proposition de loi portée par Éric Kerrouche (Landes, SER), Didier Marie (Seine-Maritime, SER) et déposée au Sénat le 23 juin 2023.. Les élus qui relèveraient de ce statut seraient donc liés à la collectivité territoriale ou au groupement dont ils sont élus par un contrat de droit public à durée déterminée. Plusieurs catégories s’appliqueraient ensuite selon le niveau de responsabilité et la taille de la commune pour tenir compte de la diversité des situations. Pour les auteurs de cette proposition de loi, le statut mettrait « un terme au mythe de la gratuité des fonctions exécutives locales » tout en levant un frein à « la démocratisation » de ces mêmes fonctions. À l’évidence, la réflexion sur le statut des élus est plus que jamais légitime et ces solutions pertinentes et susceptibles d’emporter le consensus mais elles font évoluer la fonction sans faire évoluer le mandat.
D’autres propositions dans le débat public pour renforcer le statut des élus locaux En juillet 2023, un groupe de travail sénatorial sur la décentralisation a publié un ensemble de propositions pour renforcer le pouvoir local ; parmi elles, plusieurs mesures visent à « consacrer un véritable statut de l’élu adapté à la diversité des profils et plus protecteur » : garantir l’application des mécanismes qui facilitent la conciliation d’un emploi et d’un mandat, faciliter le retour à l’emploi à l’issue du mandat, instaurer un statut de l’élu étudiant, prendre en charge des frais de garde d’enfants, renforcer l’arsenal répressif pour mieux protéger les élus dans l’exercice de leurs mandats, ou encore améliorer la prise en charge des élus victimes de violences8« Libre administration, simplification, libertés locales : 15 propositions pour rendre aux élus locaux leur ‘’pouvoir d’agir’’ », groupe de travail du Sénat sur la décentralisation, juillet 2023.. Ce mois d’octobre, l’Association des maires ruraux de France (AMRF) a formulé 35 propositions pour « donner envie à des citoyens de se présenter en 2026 et aider les actuels élus à mieux se sentir dans leur mission » ; parmi elles, on retrouve des mesures pour faciliter la conciliation avec une vie professionnelle ou le retour à l’emploi, favoriser la formation et renforcer la sécurité en systématisant par exemple « le contact maire-Parquet » et en augmentant les moyens alloués pour sanctionner les auteurs de menaces, harcèlement, y compris en ligne, ou agressions9« Statut de l’élu : les 35 proposition de l’ARMF », octobre 2023.. |
À l’Assemblée nationale, les députés Violette Spillebout (Renaissance) et Sébastien Jumel (PCF) qui dirigent une mission d’information de la délégation aux collectivités de l’Assemblée nationale sur le statut de l’élu et la lutte contre les violences envers les élus posent le constat que le « recrutement » de candidats10« Statut de l’élu : « il faut agir car on a de plus en plus de mal à trouver des candidats » », La Gazette des communes, 16 août 2023. pourrait s’avérer de plus en plus difficile à l’avenir. La durée du mandat, les responsabilités civiles et pénales, le manque de moyens et le risque de malveillance constituent autant de facteurs qui fragilisent « l’attractivité » du mandat local (municipal, départemental ou régional). L’engagement et la disponibilité qu’il demande le rendent par ailleurs peu compatible avec un emploi salarié et une vie de famille. Peu de jeunes, en conséquence, s’engagent.
Une étude statistique de 2021 réalisée par la Direction générale des collectivités locales (DGCL)11« La part des femmes parmi les élus locaux augmente, celle des jeunes diminue », Bulletin d’information statistique de la Direction générale des collectivités locales, n°157, août 2021. montre que la part des élus de moins de 40 ans dans les conseils départementaux et régionaux a diminué en 2021 par rapport à 2015, une sous-représentation par rapport à la population générale elle-même dont un tiers a moins de 40 ans aujourd’hui. Elle varie entre 7% pour les conseillers communautaires et 18% pour les conseillers régionaux ou municipaux. Seuls 3,9% des maires ont moins de 40 ans, et ce n’est le cas d’aucun président de région.
Source : « La part des femmes parmi les élus locaux augmente, celle des jeunes diminue », Bulletin d’information statistique de la Direction générale des collectivités locales, n°157, août 2021.
Un focus de l’Observatoire régional de Bretagne12« Profil des élus locaux bretons. Mandat 2020-2026 », Observatoire régional de l’Emploi public territorial et des ressources humaines. sur le parcours et le profil des 1 208 maires que compte la région dresse le même constat : un maire breton sur trois est retraité, majoritairement dans les communes de moins de 5 000 habitants. Si l’âge ne doit pas freiner l’ambition ni l’engagement, il révèle une tendance gérontocratique de la vie démocratique locale, y compris chez les citoyens qui votent et participent, une tendance problématique qui pourrait mécaniquement s’accentuer avec le vieillissement de la population.
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Abonnez-vousLa délibération collective pour raviver la démocratie locale
Il faut donc trouver le moyen de donner un nouvel élan à la démocratie locale, réunir les conditions réduisant le fossé entre les élus et les citoyens qui conduit certains à recourir à la violence et attirer les publics qui restent à l’écart. La solution est à chercher dans la démocratie elle-même. Un meilleur partage des responsabilités politiques au niveau local entre les citoyens et les élus, dans une logique délibérative, constituerait la réponse la plus efficace aux difficultés actuelles.
En effet, renforcer juridiquement le statut d’élu local sans revoir par ailleurs le mode d’exercice du mandat et sans poser la question des responsabilités et de la charge bureaucratique sera nécessairement insuffisante à long terme. Les difficultés éprouvées aujourd’hui se transformeront en crise demain si la seule réponse consiste à conforter la distinction statutaire entre les élus et les administrés qui nourrit en réalité la distance et la défiance des uns par rapport aux autres. La violence à l’égard des élus n’embarque certes pas l’opinion dans sa majorité mais elle peut être « comprise », et c’est un nouveau signe de la fracture qui se creuse : 84% des Français considèrent comme inacceptables les intrusions au domicile d’élus mais 16% d’entre eux considèrent qu’elles sont compréhensibles13« Fractures françaises : les résultats », Fondation Jean-Jaurès, Le Monde, Cevipof et Institut Montaigne par Ipsos/Sopra Steria, octobre 2023..
L’expérience précédant les textes, de nombreuses collectivités – villages, bourgs, villes, départements, régions – intègrent désormais la participation citoyenne à leurs processus de décision. Cela met en évidence que la délibération recrée du lien entre les citoyens et les élus et montre concrètement qu’un autre système de gestion est possible, moins vertical, plus inclusif. Le bénéfice démocratique est considérable. L’implication des citoyens réconcilie avec la politique et les élus, tout en permettant de mieux appréhender le fonctionnement des institutions et des processus de décision, d’en voir aussi les forces et les limites. Il génère de la confiance, de la confiance en soi et de la confiance dans le groupe14Voir sur ce sujet Matthieu Niango, La démocratie sans maîtres, Paris, Robert Laffont, 2017.. Les résultats d’une étude auprès des 162 membres de l’Assemblée citoyenne 202315Les membres de l’Assemblée citoyenne, tirés au sort sur une base volontaire, siègent deux ans. L’ensemble des cantons sont représentés. D’abord saisie sur la transition écologique par le Conseil départemental, l’Assemblée devrait désormais faire des propositions de thèmes qu’elle souhaiterait aborder. de Haute-Garonne initiée en particulier par Sandrine Floureusses, conseillère départementale PS du canton de Castelginiest, montre que 90% d’entre eux pensent que cette expérience change la vie et qu’elle change le rapport à la politique16Lors de la Convention citoyenne sur la fin de vie, plusieurs médias ont relayé le témoignage de membres pour qui la participation à cette démarche avait radicalement changé leur opinion de l’intelligence collective. Voir notamment Yann Thompson, « ‘’Au début, je n’y connaissais rien’’ : dix Français tiré au sort pour la Convention citoyenne sur la fin de vie racontent leur expérience », France Info, 3 février 2023.. Le fait de s’impliquer donne à certains l’envie de s’engager et, parfois, de se présenter à leur tour aux élections. Dans cette même Assemblée saisie sur la transition écologique, un groupe qui s’est emparé de la question du statut juridique des fleuves, en particulier de la Garonne, s’est vu invité à participer à Bordeaux à une table-ronde sur le sujet. Pour une fois, des citoyens étaient conviés pour leur expertise, construite collectivement, mais aussi pour partager leur point de vue sur la question. Car il ne s’agit pas seulement, dans le cadre de l’Assemblée citoyenne, de partager une expérience d’usage sur des situations du quotidien, il s’agit de construire en commun des propositions qui expriment une certaine vision politique de ce que doit être une transition écologique juste.
Renouveler la démocratie locale par la délibération citoyens/élus suppose bien entendu de lever les freins à la participation citoyenne qui sont encore trop nombreux. Les conseils municipaux sont ouverts au public mais, dans la grande majorité des cas, très peu de personnes assistent aux séances. Le manque d’information et d’éléments pour appréhender le fond des dossiers examinés et les échanges qui tournent parfois aux passes d’armes expliquent en grande partie le peu de succès démocratique des conseils municipaux. Il arrive alors surtout que les groupes d’opposants s’emparent de ce droit pour exercer une pression sur les élus municipaux ou semer le trouble, comme à Acy. La réponse à disposition du conseil est alors de poursuivre à huis clos, une solution effectivement utile pour ne pas bloquer les délibérations mais un entaille en réalité peu souhaitable pour le bon déroulement démocratique de la séance. Dans tous les cas, assister n’implique pas de participer, la loi prévoit bien que les séances restent publiques mais elle ne donne aucun rôle aux citoyens et confère au maire « la police de l’assemblée »17Articles L2121-16 et L2121-18 du Code général des collectivités territoriales.. Au Kremlin-Bicêtre, où la majorité actuelle a mis en place un référendum annuel sur un sujet de vie quotidienne18En 2021, pour la première édition, le référendum portait sur l’emplacement et les horaires du marché (participation : 6,54%). En 2022, le référendum portait sur la limitation à 30 km/h sur les voiries communales (participation : 4,42%). Cette année – le vote aura lieu dimanche 26 novembre 2023 –, il porte sur l’arrêt de l’éclairage public entre minuit et demi et cinq heures et demie du matin. La mairie partage de l’information et met à disposition de l’opposition des salles de réunion., les habitants sont invités avant chaque lancement de campagne référendaire à une séance du conseil municipal pour un temps d’échange, mais hors de l’ordre du jour. Ces « conseils municipaux participatifs » rassemblent en général une vingtaine de personnes, un chiffre satisfaisant pour les organisateurs mais un nombre qui semble objectivement faible dans cette ville d’un peu moins de 25 000 habitants. C’est que la connaissance des droits constitue plus largement un enjeu démocratique majeur. Dans le 18e arrondissement de Paris, où les conseils de quartier ont le droit de poser une question orale au conseil d’arrondissement, portée par l’élu référent, et un droit de pétition, seulement deux initiatives ont vu le jour en trois ans. Tout repose alors sur le travail de communication des élus en charge de la démocratie locale pour faire connaître les droits et les dispositifs existants.
Les indicateurs traditionnels, en chiffres ou pourcentages, ne peuvent donc pas rendre compte de la puissance de la démocratie participative. La votation organisée par la mairie de Paris sur le maintien des trottinettes en libre-service dans les rues en avril dernier a ainsi mobilisé 103 084 Parisiens et Parisiennes sur 1 382 322 inscrits sur listes électorales, soit 7% de participation19« Fin des trottinettes en libre-service à Paris le 31 août », site internet de la Ville de Paris, 3 avril 2023.. Un chiffre faible mais qui ne traduit pas le changement impulsé dans la façon de gouverner la ville. La votation a créé un précédent. À l’avenir, d’autres questions feront ainsi l’objet d’un vote quand elles auraient été traitées par les services ou le Conseil de Paris sans associer les habitants s’il n’y avait pas eu cette première expérience.
Au Kremlin-Bicêtre, un habitant remercia un jour Jean-Luc Laurent, le maire, pour la mise en place du référendum, tout en reconnaissant qu’il ne votait pas lui-même, faute de temps. Les chiffres de la participation sont incontestablement bas mais le dispositif est installé et se fait progressivement connaître. La démocratie participative en est là. La première phase de son développement est de s’imposer dans la pratique et les processus de décision. La seconde, et sans doute la plus difficile pour les élus en charge des questions démocratiques, est de relever le défi des chiffres. Toujours au Kremlin-Bicêtre, l’équipe municipale appuyée par la direction de la vie locale fait le pari d’« événementialiser » les dispositifs de participation grâce à des animations de rue, des prises de parole autour de stands d’information, ou l’organisation de collations par exemple, pour attirer les habitants, et en particulier les publics éloignés de la vie politique. Cela rappelle que les temps forts de la vie civique constituent avant tout des moments de joie et de cohésion.
Une volonté, une méthode et des outils pour la démocratie
La démocratie participative recouvre donc aujourd’hui un ensemble de dispositifs complémentaires. Du budget participatif à l’Assemblée citoyenne, des jurys citoyens aux projets associant les jeunes et des publics coupés des institutions, du vote en ligne aux jours de vote, chaque dispositif constitue une brique utile à l’ensemble de l’édifice. Les expériences délibératives se multiplient mais elles reposent toujours sur le volontarisme politique et quelques organisations qui ont développé des outils et méthodes pour accompagner les collectivités. Les directions en charge de la vie démocratique sont souvent récentes et sous-équipées, les services guère familiers des démarches de coconstruction. Dans le 18e arrondissement à Paris par exemple, quartier qui compte 190 000 habitants, le pilotage des huit conseils de quartier, la mise en œuvre et le suivi du budget participatif, l’organisation des conseils d’arrondissement sont assurés par deux coordinateurs et un chef de service. Le fossé des compétences est encore profond et peu de formations universitaires, y compris en sciences politiques, intègrent l’apprentissage de méthodes de concertation et de participation citoyennes.
Dans un article publié récemment par les Presses de Sciences Po, Alice Mazeaud et Guillaume Gourgues, chercheurs en sciences politiques, montrent comment l’État neutralise les dispositifs participatifs supposés nourrir des décisions opérationnelles en jouant sur la concurrence institutionnelle et le manque de pilotage réel de la participation citoyenne. « Les politiques d’organisation qui ont structuré la participation d’État en France depuis la fin des années 1990 ont débouché sur la neutralisation structurelle des effets décisionnels des dispositifs participatifs. L’agencification de la CNDP [NDRL : la Commission nationale du débat public], qui aurait pu rendre plus autonome le pilotage des dispositifs, a été systématiquement évitée, et progressivement minorée au profit d’une conception managériale et instrumentale du participatif », écrivent-ils, concluant ainsi que l’enjeu de la participation est l’objet d’un affrontement éminemment politique au sein même de l’appareil d’État20Guillaume Gourgues, Alice Mazeaud, « Une « participation d’État » sous contrôle. La neutralisation décisionnelle des dispositifs participatifs en France », Revue française de science politique, n°5, vol. 72, 2022, 21pp. 781-804.. La conséquence d’un tel jeu d’acteurs est simple : les attentes populaires en matière de participation, de reprise en main et d’intervention dans les processus de décision restent sans réponse satisfaisante. C’est un jeu trompeur qui libère de l’espace aux discours les plus extrêmes, comme lorsque le Rassemblement national utilise l’outil démocratique pour imposer ses sujets, dont la question migratoire qu’il propose de traiter de façon exclusivement binaire par référendum. Face au manque de réponse pour mieux partager le pouvoir et représenter les citoyens, c’est paradoxalement l’aspiration autoritaire qui se renforce. L’enquête Fractures françaises montre ainsi que pour la première fois depuis 2016, l’image du personnel politique se détériore à nouveau – 69% des interrogés sont d’accord pour dire que le système démocratique fonctionne plutôt mal en France et que leurs idées ne sont pas bien représentées – quand les valeurs autoritaires remontent légèrement : 82% des interrogés sont d’accord pour dire que la France a besoin d’un « vrai chef » pour « remettre de l’ordre », soit une hausse de 3 points par rapport à 202222« Fractures françaises 2023, 11e édition », Ipsos/Sopra Steria pour Le Monde, la Fondation Jean-Jaurès, le Cevipof et l’Institut Montaigne, octobre 2023..
Il y a désormais urgence à prendre au sérieux les attentes de démocratisation des institutions qui s’expriment et à considérer qu’il est essentiel de renforcer les politiques publiques de la participation citoyenne pour rendre véritablement accessibles aux élus et aux services des collectivités les outils de la participation et de la délibération, les outils pour informer les habitants. Comme l’information, la méthodologie est centrale pour déterminer avec rigueur le cadre et la finalité des démarches qui sont initiées, au risque sinon de générer de la déception, du côté des participants comme des organisateurs. Aujourd’hui, la Direction interministérielle de la transformation publique accompagne les services de l’État, les acteurs publics dans leurs projets de transformation en intégrant l’expérience usagers et la participation citoyenne. Demain, elle pourrait étendre cette offre aux collectivités et mettre à disposition des ressources pour les élus. Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) et la Commission nationale du débat public (CNDP) pourraient également développer leur appui aux collectivités, à condition de protéger leurs prérogatives et de clarifier les champs d’action. En 2022, Patrick Bernasconi, ancien président du CESE, a remis au Premier ministre, Jean Castex, un rapport proposant cinquante propositions pour accélérer le tournant délibératif de la démocratie : huit d’entre elles concernent précisément la simplification de la participation locale. Il préconisait par ailleurs la création d’un « Fonds de la participation citoyenne » géré par la Caisse des dépôts pour aider les collectivités et certains services déconcentrés à couvrir les frais de démarches participatives23Patrick Bernasconi, Rétablir la confiance des Français dans la vie démocratique. 50 propositions pour un tournant délibératif de la démocratie française, rapport remis au Premier ministre Jean Castex, février 2022..
Chaque étape, du renforcement des politiques publiques à l’évolution des textes législatifs, doit permettre d’instituer progressivement la participation et la délibération à l’échelle locale, et d’accompagner la décentralisation des pouvoirs qui s’accélère24En septembre 2023, la Région Île-de-France a saisi l’État pour demander le transfert de quarante-cinq compétences nouvelles, une procédure permise par la loi 3DS votée en février 2022 qui octroie aux collectivités un droit à la différenciation et à l’expérimentation.. Cela viendrait confirmer un mouvement déjà initié par de très nombreuses collectivités où la pratique politique a considérablement évolué, bien loin de la tentation d’enfermer les élus dans une citadelle assiégée et de combler les brèches en renforçant seulement leur statut. Ce serait prendre le risque d’isoler encore plus ceux qui s’engagent, au moins dans les représentations. Au contraire, faisons le pari d’ouvrir les portes. Une démocratie locale délibérative aurait le pouvoir de réconcilier et de moderniser en profondeur le système représentatif. Cela suppose de regarder au-delà des chiffres mais de tenir compte des expériences qui sont menées avec succès ; cela suppose de faire confiance au temps plus long de la délibération mais qui se révèle plus efficace dans l’action.
Cette note a été nourrie par de précieux échanges avec Fanny Bénard, adjointe (À nous la démocratie !) au maire du 18e arrondissement de Paris, chargée de la participation citoyenne, de la concertation sur les projets d’aménagement et de la mise en œuvre du budget participatif ; Vanessa Coroyer, directrice de la communication et de la démocratie locale de la mairie du Kremlin-Bicêtre (94) ; Sandrine Floureusses, conseillère départementale (PS) de Haute-Garonne, en charge du dialogue citoyen, des égalités et des jeunesses ; Dominique Mathaut, élu maire sans étiquette en 2020 à Acy (02) et qui a démissionné en 2021.
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- 2« Démissions de maires : un phénomène en hausse ? », Public Sénat, 12 mai 2023.
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- 4« Fractures françaises : les résultats », Fondation Jean-Jaurès, Le Monde, Cevipof et Institut Montaigne par Ipsos/Sopra Steria, octobre 2023.
- 5Ibid.
- 6« Démission du maire de Saint-Brévin : devant le Sénat, Yannick Morez accuse l’État de l’avoir abandonné », France Info, 18 mai 2023.
- 7« Démocratiser les fonctions électives et renforcer la protection des élus locaux », proposition de loi portée par Éric Kerrouche (Landes, SER), Didier Marie (Seine-Maritime, SER) et déposée au Sénat le 23 juin 2023.
- 8« Libre administration, simplification, libertés locales : 15 propositions pour rendre aux élus locaux leur ‘’pouvoir d’agir’’ », groupe de travail du Sénat sur la décentralisation, juillet 2023.
- 9« Statut de l’élu : les 35 proposition de l’ARMF », octobre 2023.
- 10« Statut de l’élu : « il faut agir car on a de plus en plus de mal à trouver des candidats » », La Gazette des communes, 16 août 2023.
- 11« La part des femmes parmi les élus locaux augmente, celle des jeunes diminue », Bulletin d’information statistique de la Direction générale des collectivités locales, n°157, août 2021.
- 12« Profil des élus locaux bretons. Mandat 2020-2026 », Observatoire régional de l’Emploi public territorial et des ressources humaines.
- 13« Fractures françaises : les résultats », Fondation Jean-Jaurès, Le Monde, Cevipof et Institut Montaigne par Ipsos/Sopra Steria, octobre 2023.
- 14Voir sur ce sujet Matthieu Niango, La démocratie sans maîtres, Paris, Robert Laffont, 2017.
- 15Les membres de l’Assemblée citoyenne, tirés au sort sur une base volontaire, siègent deux ans. L’ensemble des cantons sont représentés. D’abord saisie sur la transition écologique par le Conseil départemental, l’Assemblée devrait désormais faire des propositions de thèmes qu’elle souhaiterait aborder.
- 16Lors de la Convention citoyenne sur la fin de vie, plusieurs médias ont relayé le témoignage de membres pour qui la participation à cette démarche avait radicalement changé leur opinion de l’intelligence collective. Voir notamment Yann Thompson, « ‘’Au début, je n’y connaissais rien’’ : dix Français tiré au sort pour la Convention citoyenne sur la fin de vie racontent leur expérience », France Info, 3 février 2023.
- 17Articles L2121-16 et L2121-18 du Code général des collectivités territoriales.
- 18En 2021, pour la première édition, le référendum portait sur l’emplacement et les horaires du marché (participation : 6,54%). En 2022, le référendum portait sur la limitation à 30 km/h sur les voiries communales (participation : 4,42%). Cette année – le vote aura lieu dimanche 26 novembre 2023 –, il porte sur l’arrêt de l’éclairage public entre minuit et demi et cinq heures et demie du matin. La mairie partage de l’information et met à disposition de l’opposition des salles de réunion.
- 19« Fin des trottinettes en libre-service à Paris le 31 août », site internet de la Ville de Paris, 3 avril 2023.
- 20Guillaume Gourgues, Alice Mazeaud, « Une « participation d’État » sous contrôle. La neutralisation décisionnelle des dispositifs participatifs en France », Revue française de science politique, n°5, vol. 72,
- 21pp. 781-804.
- 22« Fractures françaises 2023, 11e édition », Ipsos/Sopra Steria pour Le Monde, la Fondation Jean-Jaurès, le Cevipof et l’Institut Montaigne, octobre 2023.
- 23Patrick Bernasconi, Rétablir la confiance des Français dans la vie démocratique. 50 propositions pour un tournant délibératif de la démocratie française, rapport remis au Premier ministre Jean Castex, février 2022.
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