Alors que la crise de la presse fait rage, Society réimprime. Cela grâce à du fait divers, cette matière qui, après avoir fait le succès de la presse écrite, a pourtant disparu des colonnes pour se retrouver à la télévision et dans les séries. Et si c’était le grand retour aux sources de la presse ? C’est l’hypothèse du journaliste David Medioni.
Un raz-de-marée. La dernière fois qu’un journal avait été épuisé dans les kiosques, c’était le 14 janvier 2015, pour le numéro des survivants de Charlie Hebdo, publié une semaine après les attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015. Heureusement, cette fois-ci, la raison de l’envie des Français de se procurer les deux numéros de Society est moins tragique. Durant l’été, les Français se sont rués sur ces exemplaires de Society comme ils se ruent sur les séries Netflix. Clairement, l’enquête sur Xavier Dupont de Ligonnès (XDDL) était le « must read » de l’été. Le roman de l’été pourrait-on même dire. À tel point que le fondateur de So Press (qui édite notamment Society), Franck Annese, a été obligé de s’insurger sur Twitter contre la vente en contrebande desdits numéros alors qu’il était en train de réimprimer. « 499 euros ?!!?! On a réimprimé le 2 et on réimprime en quantités énormes le 1. Ne vous laissez pas avoir, de mercredi à mardi prochain on va arroser tous les marchands de presse avec Society ! À 3,90. Pas à 500 balles… déconnez pas », tweetait-il à la mi-août alors que tous les exemplaires du numéro 1 paru en juillet 2020 étaient épuisés depuis plus d’une semaine, que le numéro 2 paru en août allait l’être et que des petits malins en profitaient pour les revendre sur eBay et Le bon coin. L’entreprise a même fait plus que cela. Franck Annese a donné son numéro personnel sur les réseaux sociaux pour que les diffuseurs de presse puissent le joindre directement et So Press a mis en place un site Internet dédié avec le hashtag #jecherchesociety pour que les lectrices et lecteurs puissent savoir dans quels points de vente des exemplaires étaient encore disponibles. Habituellement vendu à 47 000 exemplaires tous les quinze jours et à 50 000 pour les numéros estivaux, le cru de l’été 2020 de Society s’est écoulé à environ 170 000 exemplaires pour chaque numéro. Soit plus de 120 000 exemplaires de plus qu’un numéro normal. Un patron de presse contraint de réimprimer un numéro alors que les ventes de presse magazine sont en décrue de 20% sur un an, voilà une exception assez rare pour qu’elle mérite que l’on s’y penche de plus près. Au fond, de quoi ce succès de Society sur Dupont de Ligonnès est-il le nom ?
Un retour aux sources de la presse ?
Peut-être est-il le nom d’un retour aux sources. Celui de l’ADN même de la presse. En effet, à partir du moment où celle-ci s’est tournée au XIXe siècle vers le but d’informer et de toucher le plus grand nombre, elle s’est intéressée aux faits divers. Ainsi, en 1869, l’affaire Troppmann va passionner les Français et provoquer une mutation spectaculaire de la presse qui la médiatise. À cette occasion, Le Petit Journal franchit la barre des 500 000 exemplaires et le récit de crime connaît une extraordinaire expansion. Les médias populaires exploitent le fait divers. Ils le scénarisent. C’est la naissance du feuilleton et de la narration d’un événement en plusieurs épisodes pour permettre de vendre plus de papier. À ce moment-là et durant de nombreuses années, le fait divers est considéré comme l’essence même de la presse. Cette logique d’information conduira même Gaston Gallimard à lancer, en 1928, Détective qui deviendra plus tard Le Nouveau Détective et comptera des plumes aussi prestigieuses que François Mauriac, Georges Simenon, les frères Kessel et même Albert Londres. « À ce moment-là et dans cette époque d’expansion, la presse comprend que le fait divers est le roman du réel, qu’il correspond à une demande forte et insistante du public et qu’il faut donc lui donner toute la place qu’il mérite », détaille Patrick Eveno, historien de la presse et président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation. Et ce dernier d’ajouter : « Dans cet âge d’or de la presse, on ne considère pas le fait divers comme les “chiens écrasés” mais au contraire comme l’une des choses les plus cruciales pour comprendre la société. » Comme si, au fond, ces choses « humaines, trop humaines » que narre alors la presse étaient la clé d’entrée sur bon nombre de problématiques sociales et sociétales. « Le fait divers nous dit que l’homme est toujours relié à autre chose, que la nature est pleine d’échos, de rapports et de mouvements. » Ces mots de Roland Barthes dans ses Essais critiques disent d’ailleurs bien la façon dont le fait divers est un des plus puissants dénominateurs communs aux passions humaines. Dans ce texte publié en 1964, Roland Barthes s’étonnait même du peu de cas que l’on faisait des faits divers, ces « fameux chiens écrasés » qui seraient à des années-lumières du journalisme noble. En effet, soulignait Barthes, au contraire, le fait divers a quelque chose d’immanent en lui-même. En dépit de sa futilité apparente et souvent extravagante. Il porte sur des problèmes fondamentaux, permanents et universels : la vie, la mort, l’amour, la haine, la nature humaine, la destinée… De quoi noircir des pages de journaux. De quoi entrer en contact avec les lectrices et les lecteurs.
« Dans le succès de ces deux numéros de Society, il y a la conjonction de ces deux piliers de la presse : le feuilleton et le fait divers. Bien plus que le journalisme d’investigation proprement dit. L’article ne regorge pas de révélations inattendues », juge Patrick Eveno. Une impression confirmée par Vincent Vantighem, journaliste « police-justice » à 20 Minutes. « Ce qui est bluffant, à mes yeux, dans cette enquête, ne sont pas les révélations, mais le travail d’écriture, la longueur du texte à mi-chemin entre le papier magazine et le livre, le temps donné aux journalistes pour enquêter, et enfin le sens du timing de la sortir dans une actualité d’été plutôt plate ».
En effet, au-delà du feuilleton et du traitement du fait divers, dans cette enquête, il y a aussi quatre journalistes qui ont travaillé dessus depuis quatre ans (pas à temps plein mais régulièrement) et aussi une intuition de départ très intéressante puisque, dès la création de Society, la blague qui circule en interne est de dire que le dernier numéro de Society sera celui dans lequel la rédaction aura retrouvé Xavier Dupont de Ligonnès et publiera un entretien exclusif. Plus sérieusement, dans le succès de ces deux numéros, il y a peut-être aussi la réaction au fiasco médiatique de l’automne 2019 quand Le Parisien ainsi qu’une très grande partie de la presse écrite et audiovisuelle affirme que XDDL a été arrêté en Ecosse. Là encore, les journaux se vendent très bien, les directs de télévision sur BFMTV ou CNews cartonnent en audience, et puis, patatras, l’homme arrêté n’était finalement pas XDDL. On voyait poindre la fin de l’histoire. Et, en fait, non. Un épisode supplémentaire allait donc venir construire la légende de ce fait divers qui ne ressemble décidement à aucun autre. À ce moment-là, les équipes de Society s’interrogent sur la possibilité de publier leur enquête. Elles décident de l’écarter. Elle est prévue pour avril 2020, mais le confinement viendra, là encore, retarder l’échéance pour se placer finalement au cœur de l’été. Avoir le sens du timing est aussi l’une des vertus de la presse.
L’autre vertu qui a contribué aux grandes heures de celle-ci est – évidemment – le feuilleton. En effet, alors même que le média presse inventait une façon de raconter le crime et le fait divers, il inventait aussi la méthode du feuilleton qui lui permet de tenir les lectrices et les lecteurs en haleine et de vendre plus de journaux. C’est ainsi que les grands feuilletonistes littéraires du XIXe siècle comme Alexandre Dumas, ou encore et surtout Eugène Sue, font les grandes heures des journaux. Ensuite, plus tard, Albert Londres et Joseph Kessel viendront donner ses lettres de noblesse à ce journalisme de long cours mêlant récit factuel et écriture ample et soignée.
C’est avec ces écrivains de renom que le feuilleton va prendre son ampleur et son sens profond. Au moment de la publication, les lecteurs se ruent, trente jours durant, sur les mots d’un Kessel qui narre ses pérégrinations en Afghanistan ou en Israël.
« La mécanique du feuilleton a été complètement mise de côté par la presse dans les années 1980. En 1984, André Fontaine alors directeur du Monde a décidé de stopper cette pratique car elle était selon lui trop littéraire, pas journalistique et trop commerciale vis-à-vis des lecteurs », se souvient Patrick Eveno. « Ce fut une erreur fondamentale. Le feuilletonnage est l’un des arts majeurs de la presse. C’est aussi cela qui a plu dans l’épisode Society », ajoute l’historien.
Un savoir-faire marketing puissant
Ainsi, au-delà de l’histoire XDDL forcément pourvoyeuse de lecteurs, dans le succès de ces deux numéros de Society, il y a aussi la volonté de vendre des journaux. Le savoir-faire de l’équipe de So Press est aussi un savoir-faire marketing. Diplômé de l’Essec, Franck Annese aime la presse et sait la vendre. Society, c’est environ 500 000 euros de budget promotionnel par an. Le savoir-faire de l’équipe, c’est aussi de s’extraire de l’idée selon laquelle « vendre, c’est sale » qui a parfois prévalu dans une certaine presse hexagonale. Sur les deux numéros consacrés à XDDL, les journalistes de Society ont aussi su utiliser à merveille le teasing sur les réseaux sociaux. D’abord autour du mystère de la Une, mais aussi avec des photos des lieux visités dans l’article. « Sur ce point-là, ils sont très forts. Dans la communauté des journalistes “police-justice”, mais plus largement dans la communauté des passionnés de faits divers et de l’affaire de Ligonnès, les deux numéros de Society étaient déjà des phénomènes avant même la parution du premier numéro. Ils ont su faire monter l’attente autour de leur enquête », narre ainsi Vincent Vantighem de 20 Minutes. Selon lui, le savoir-faire se situe aussi dans le « sens du timing et de la sortie en plein été alors qu’aucune actualité ne le justifiait ». Ainsi, avec cette programmation décalée, Society a fait sa propre actualité. « Avec cette enquête, la force de Society ne se situe pas dans les révélations, mais plutôt dans la capacité à mettre seul un sujet à la Une. Sans le suivisme moutonnier de la presse », analyse un fin connaisseur du secteur. Et de poursuivre : « Alors que les uns et les autres titraient sur la reprise économique, sur la montée de l’ensauvagement ou les suites de la Covid-19, Society a pris le contre-pied. C’est un positionnement habile et intelligent ».
Un journal dans l’air du temps
Positionnement habile et intelligent donc, mais aussi choix d’une thématique qui colle complètement à l’air du temps. « Nous assistons à un revival réel du fait divers », juge Vincent Vantighem. Depuis quatre ans, chez 20 Minutes, décision a été prise de suivre les grandes affaires, non pas en racontant seulement l’ouverture et la clôture du procès, mais en mettant l’actualité en séries avec des avant-papiers et des papiers tout au long des audiences. Résultat : « La fréquentation du site a augmenté et nous sommes désormais mieux identifiés comme étant des sources fiables, sérieuses et informées sur le fait divers», note Vincent Vantighem. De même, alors que les quatre journalistes du service « police-justice » assurent à chaque audience des live-tweets sur leurs comptes Twitter, ce sont plusieurs centaines de followers supplémentaires et aussi une audience accrue sur le site du quotidien gratuit.
Comme si, au fond, le fait divers était redevenu « in ». Il faut dire que le succès de la série écrite pour Netflix par Patricia Tourancheau – chroniqueuse judiciaire historique de Libération – sur l’affaire du « petit Grégory » est également révélateur de l’engouement des Français pour tout ce qui a trait aux faits divers. Même constat pour toutes les émissions de télévision qui s’intéressent à cette thématique. Longtemps, « Faites entrer l’accusé » fut le fer de lance de cette tendance nouvelle ou de ce revival du fait divers comme outil d’observation sociologique de notre monde, elle est aujourd’hui imitée par toute une kyrielle de programmes qui s’intéressent au crime et à ces « démons humains, trop humains » qui saisissent les auteurs de faits divers sordides.
« Ce qu’il faut aussi noter, c’est que justement la télévision et les séries ont gagné la bataille. Même en réinvestissant complètement le terrain, il n’est pas certain que la presse puisse vraiment retrouver ses lettres de noblesse quant à la narration du fait divers », tempère Patrick Eveno. Ainsi, la martingale pour la presse écrite ne serait pas forcément là. « Cela peut lui permettre d’attirer des lecteurs et de retourner à ses racines profondes, mais désormais, elle n’est plus au cœur du réacteur », juge-t-il encore.
Une envie de romans et d’histoire
Difficile de lui donner complètement tort. À la fois eu égard aux arguments qu’il avance, mais aussi eu égard à la façon dont la télévision a remplacé la presse comme lieu de récit, comme lieu de mise en musique d’une histoire. « Quand la presse s’est professionnalisée réellement au tournant des années 1980 en faisant de plus en plus appel à des journalistes issus d’école et donc moins littéraires, le récit et le journalisme gonzo à la Hunter Thompson ou Tom Wolfe a quelque peu disparu des colonnes de la presse hexagonale », décrypte Patrick Eveno. Ainsi, « en faisant la part belle à l’actualité et seulement à l’actualité pour épouser son époque, la presse a oublié un peu son rôle de premier brouillon de l’histoire et des faits divers ». Dans le même temps, alors que France Soir, journal historique du fait divers en France, voyait sa diffusion s’effriter au point de devenir peau de chagrin pour finalement disparaître, la télévision, notamment avec l’avènement de la TNT en 2005, a cherché des programmes qui pourraient capter facilement l’attention des téléspectateurs. Naturellement, c’est vers le fait divers qu’elle s’est dirigée. Avec plus ou moins de réussite. Mais en occupant, quoi qu’on en dise, un terrain laissé en jachère et en comprenant que les téléspectateurs voulaient absolument qu’on leur raconte des histoires. Histoires, tiens, cela commence par un h. C’est d’ailleurs l’un des trois mots du triptyque gagnant que Franck Annese défend depuis la création de So Foot. Pour lui, un bon article doit comporter une bonne histoire (premier H), de l’humain (deuxième H) et de l’humour (troisième H). Au fond, ce que réinvente Franck Annese avec cette règle des « 3 H » est le journalisme de récit au long cours qui mêle information, plongée dans une histoire, mais aussi mise en perspective et miroir de lui-même tendu au lecteur, le tout agrémenté par une plume alerte et vive. « Oui, c’est tout à fait ça. Avec cette histoire, on est à la confluence du journalisme, du récit, du roman. Pas loin de Truman Capote sur certains aspects, même si les infos du dossier ne sont pas forcément nouvelles. On peut même se demander si le succès de ces deux numéros de Society n’est pas simplement le succès du roman de l’été », s’amuse notre fin connaisseur du secteur. Avec 300 000 exemplaires, ce serait, effectivement, une bien belle vente de livre. Comme quoi, le roman de l’actualité et du réel n’est jamais épuisé.