De l’utilité du dialogue social dans la fonction publique

À la suite d’une première concertation entre les syndicats de fonctionnaires et le gouvernement le 10 avril 2018 sur la réforme du secteur public, l’Observatoire du dialogue social de la Fondation Jean-Jaurès s’est penché, lors d’un débat, sur la nécessité de rétablir un dialogue social au sein de la fonction publique. Christian Chevalier en tire un diagnostic de son essoufflement et propose des pistes pour sa rénovation.

Il y a, en France, un réel impensé politique sur les conditions de la conduite d’un dialogue social de qualité dans la fonction publique. Notre pays doit s’interroger et enfin avancer sur cette question. En effet, la majorité de nos concitoyens ne perçoivent l’existence d’une relation sociale que lorsqu’elle atteint son paroxysme, à savoir la grève ou la manifestation de rue et qu’ils en subissent alors les désagréments…

Rugosité plutôt que fluidité

Le sujet n’est pas simple au regard de l’organisation même de la fonction publique en trois versants (d’État, territoriale et hospitalière) et du fait qu’elle concerne plus de cinq millions de fonctionnaires. Ces agents de l’État se trouvent dans une situation particulière puisqu’ils participent du service public et qu’ils sont, à ce titre, régis par des statuts spéciaux qui, sur bien des points, s’écartent du droit commun. La multiplicité des organisations syndicales représentatives vient ajouter à cette complexité.

Pour autant, il apparaît que les marges de progrès sont réelles tant ce dialogue social est souvent crispé, tendu et fait l’objet d’affrontements récurrents. Il fonctionne trop par à-coups, injonctions, semonces ou provocations. C’est donc plutôt la rugosité que la fluidité qui le caractérise.

Deux légitimités incontestables

Trop souvent la décision politique étouffe le dialogue social

La particularité de l’employeur public est qu’il relève d’une légitimité politique incontestable, celle du suffrage universel. Il est donc, à travers le gouvernement et la majorité parlementaire, porteur de projets et de mandats validés par le scrutin. Il oublie ou ignore que ses interlocuteurs syndicaux relève eux aussi d’une légitimité incontestable, celle des élections dites « professionnelles » qui, tous les quatre ans, fixent la géographie syndicale dans les trois versants à travers le vote des plus de cinq millions de fonctionnaires.

Le socle du dialogue social devrait donc reposer sur le respect de ces deux légitimités démocratiques. Par ailleurs, le mandat politique porte sur des orientations générales notamment amenées lors des campagnes électorales. De fait, il ne valide pas toute la mise en œuvre et les multiples détails qui l’accompagnent.

C’est donc là, dans cet espace de construction de la loi, de la règlementation, que le dialogue social prend tout son sens. L’espace social s’avère alors incontournable à la fois pour continuer à convaincre et pour assurer une mise en œuvre pertinente des orientations politiques.

Des outils communs pour coconstruire

La légitimité des acteurs étant posée, on observe qu’il n’y a pas de culture partagée du dialogue social dans les services de l’État encore largement marqués par une vision descendante et hiérarchique de la relation employeur/employé. Il y a aussi, trop souvent encore, une réelle difficulté à concevoir que l’expertise ne se trouve pas seulement sur les bancs de l’administration mais qu’elle peut être partagée. Cette idée de coconstruire en s’appuyant sur des expertises croisées est encore loin d’être entrée dans une culture commune de la relation sociale en France.

La question de son acquisition constitue un chantier à ouvrir ou tout le moins à largement consolider. Cela concerne aussi bien les partenaires sociaux que les décideurs politiques ou leurs représentants de la haute administration, comme des directeurs de ressources humaines de la fonction publique, au plan national comme dans les structures décentralisées.

En effet, le dialogue social, pour être constructif et serein, obéit à des procédures, des méthodes qui ne sont pas innées. Pour être utile, il doit être sincère et les mots doivent alors prendre tout leur sens. Il faut ainsi en finir avec les ambiguïtés de vocabulaire : une discussion, une concertation ou une négociation ne recouvrent ni les mêmes objets, ni les mêmes processus. Un protocole d’accord issu d’une négociation prend une forme et une valeur contractuelle que ne portent pas avec la même rigueur des documents d’appui issus d’une concertation.

Ignorance de la géographie syndicale fine, des rapports de forces mais aussi méconnaissance de la nature et du rôle des instances, trop souvent vécues comme des contraintes ; négligence du dialogue social informel qui s’avère primordial pour assurer la fluidité des rapports sociaux ; sous-estimation des incidences psychologiques… : il y a là des champs à clarifier et sans aucun doute des appropriations culturelles et des formations à mettre en œuvre tant en interne dans les partis politiques que dans la formation des cadres de l’administration. L’idée de formations communes entre décideurs et représentants des personnels mériterait d’être creusée.

La multiplicité des organisations syndicales représentatives ainsi que la diversité de leur histoire, de leur culture politique et de leur conception même du contenu et des modalités de la relation sociale constitue une réalité qui vient, en France, s’ajouter à la complexité du dialogue avec les représentants de l’État. Les postures contestataires, les refus préalables d’entrer dans un processus d’échange et de négociation sont autant d’éléments qui crispent la relation sociale. Cela génère de la méfiance et conduit à des tactiques de passage en force ou, plus subtilement, de prise à témoin de l’opinion publique, par exemple.

Le dialogue social est un processus

Il s’inscrit dans la durée et il nécessite de prendre le temps. Très clairement, le dialogue social est contraignant et chronophage. Il ne peut donc pas se limiter à la simple présentation, dans les instances prévues par le législateur, de documents déjà très largement aboutis. Alors vidées de leur sens, ces instances voient se dérouler alors trop souvent un théâtre d’ombres où se jouent une succession de stériles monologues.

La logique voudrait que ce que l’on y présente et mette en débat corresponde à la phase finale d’un processus méthodologique de discussion formelle et informelle conduit en amont avec les différents acteurs. Des acteurs, du reste, qui en matière de politique publique vont souvent bien au-delà des organisations syndicales (élus, monde associatif, monde économique, etc.).

Qui plus est, le nombre d’organisations syndicales représentatives dans la fonction publique multiplie, de fait, les séances de travail, notamment en bilatéral. Mais n’est-ce pas là le prix démocratique à payer pour que chacun soit considéré au regard de sa légitimité ?

Par ailleurs, le temps politique et le temps médiatique de plus en plus resserrés impactent aujourd’hui la qualité du dialogue social dans la fonction publique. Le rôle incontournable des médias dans l’action politique, l’immédiateté de l’information y déstabilisent largement les relations sociales. Le dialogue social est vécu comme faussé dès lors que la primeur d’une information ou d’une décision est accordée aux médias, donc à l’opinion publique, avant d’être transmise aux organisations représentatives. Les organisations syndicales ne supportent pas d’être prises en traître ou par surprise, ce qui renvoie à leur légitimité démocratique.

La question de la « durabilité » des politiques publiques est aussi interrogée. Les effets « yoyo » des orientations, le changement trop fréquent des interlocuteurs déstabilisent la relation sociale. Lorsque l’on sait combien les liens interpersonnels de confiance et de respect pèsent sur la qualité des échanges, on mesure les effets de ces incertitudes sur les discussions.

Le dernier mot (éclairé) aux politiques

Actuellement, dans notre pays, le dialogue social dans la fonction publique constitue un choix politique en lui-même. Il est loin d’être permanent et de faire partie intégrante des modes de gouvernance quelles que soient les alternances politiques.

C’est le signe à la fois du manque d’audace de nos décideurs publics et le fruit d’une histoire institutionnelle encore très largement marquée par sa forme pyramidale. On observe, du reste, qu’en matière de relation sociale la décentralisation des services de l’État s’est contentée de reproduire largement ce modèle fortement injonctif à l’échelle locale avec tous les effets de tension qu’il génère.

Une société apaisée passe par la qualité du dialogue social qui y est mené. Cela vaut pour le secteur privé comme pour les services publics. Si la légitimité politique est incontournable, elle gagnerait à prendre le temps d’écouter, de concerter ou de négocier.

À l’heure où le politique, suite aux récents signaux électoraux tant nationaux qu’européens, cherche à se rapprocher des aspirations des citoyens, il serait inspiré de donner de la densité au dialogue social dans la fonction publique.

Trois questions à Mylène Jacquot, secrétaire générale de l’UFFA-CFDT

Quel est l’impact d’une société très médiatisée sur le dialogue social dans la fonction publique ?

Le premier impact des médias sur le dialogue social comme sur bien d’autres domaines est probablement celui du rythme. Nos réactions doivent être plus rapides, nos expressions doivent être plus concises. Les temps de réflexion se réduisent. Cela doit nous amener à interroger aussi nos fonctionnements, pour élaborer nos positions mais aussi pour les faire partager à l’ensemble des militants et adhérents. 
Le second impact que je citerai est celui de la médiation : les décisions qui étaient annoncées par les employeurs aux représentants des agents sont désormais le plus souvent annoncées en direct, prenant les organisations syndicales souvent de court et l’opinion publique à témoin. Ce qui était exceptionnel il y a encore trois ou quatre ans est devenu quasiment une norme. Ainsi, au cours des derniers mois, c’est devant la presse qu’ont été annoncé le gel de la valeur du point, le rétablissement du jour de carence et le lancement de concertation « pour un nouveau contrat social » ! La construction traditionnelle du rapport de force s’en trouve elle aussi interrogée.

Une formation commune des représentants des personnels et des hauts fonctionnaires en charge des relations sociales est-elle envisageable ?

Une partie au moins de formation commune est non seulement envisageable, mais peut-être même souhaitable. Certaines formations permettent d’ores et déjà aux un.e.s et aux autres de se rencontrer, d’échanger, de dialoguer. Ces moments sont indispensables à une meilleure connaissance des acteurs, mais aussi à une meilleure appréhension des contraintes qui pèsent sur des représentants des agents ou des employeurs. 
Ceci dit, il est tout aussi indispensable que l’ensemble des acteurs soient aussi formés par leur administration ou par leur organisation syndicale. Cet engagement dans la formation, la CFDT l’appelle de ses vœux, le revendique pour les agents et s’attache à le pratiquer en offrant des sessions de formation à ses adhérents et militants adaptées à leurs responsabilités et à leur niveau d’engagement. 
Mais, pour être objective, les marges de progrès sont encore grandes, pour les employeurs comme pour nos organisations. 

Les instances formelles du dialogue social sont-elles encore utiles? Si oui, comment les redynamiser pour les renforcer et leur donner sens ?

Oui, elles sont utiles car le dialogue social ne peut se contenter d’être informel. La formalisation est nécessaire, car elle permet d’acter un certain nombre de choses, parmi lesquelles des accords et désaccords, des traductions législatives et réglementaires issues de concertations ou négociations. Mais elles ne font pas à elles seules un dialogue social de qualité, bien au contraire. 
Nous sommes porteurs d’un certain nombre de propositions qui, à notre sens, pourraient les redynamiser. 
Les employeurs qui président les comités techniques ou les instances supérieures devraient être davantage engagés en cas de vote unanime contre un texte. Ces votes unanimes sont suffisamment rares pour qu’ils engagent nos interlocuteurs à rouvrir une concertation pour entendre les représentants des agents. 
Les représentants des agents devraient aussi pouvoir bénéficier du droit à l’expertise, y compris économique, y compris dans les comités techniques. 
Enfin, il devrait être possible de renforcer la légitimité des organisations en alignant le nombre de sièges du Conseil commun sur celui des conseils supérieurs, par exemple. 
En clair, la question de l’efficacité du dialogue social n’est pas séparable de celle de sa qualité. Mais pour y parvenir, encore faut-il convaincre que la pratique d’un dialogue social riche et respectueux des interlocuteurs n’est ni un supplément d’âme, ni un simple supplétif. C’est un élément indispensable et bénéfique au fonctionnement des organisations de travail. 

Sur le même thème