Dans le moment que nous vivons, le Parlement doit se réinventer pour ne pas devenir un simple théâtre de marionnettes. Moderniser l’Assemblée nationale en donnant de nouveaux pouvoirs aux parlementaires et en accordant une nouvelle place – active – aux citoyens, telles doivent être les pistes que nous devons suivre pour enfin construire une démocratie mature. Le député Luc Carvounas livre ses propositions pour l’Assemblée de demain.
Alors que nous allons célébrer en 2018 les soixante ans de la Ve République, nous pourrions envisager une belle et grande réforme institutionnelle faisant date : faire en sorte que les parlementaires co-construisent les décisions publiques avec l’exécutif et donner aux citoyens un rôle d’acteurs dans la construction de la loi et son contrôle, pour passer d’une démocratie représentative à une « démocratie collaborative ».
De nouveaux pouvoirs pour les parlementaires
Le nerf de la guerre : un nouveau pouvoir budgétaire pour les parlementaires
La limitation budgétaire imposée par l’article 40 de la Constitution – dite de l’irrecevabilité financière – empêche à tous parlementaires de prendre réellement part à la construction du budget de la Nation. Ainsi, aucun amendement n’est recevable au Parlement si son adoption entraîne une diminution des ressources publiques ou la création d’une charge publique. Les marges de manœuvre du Parlement en sont dès lors fortement réduites.
La seule option qui nous est laissée est de créer une baisse des impôts ici en la compensant par une augmentation là ; ou en augmentant ici les crédits tout en les diminuant là. Pour donner de ce phénomène un exemple concret, évoquons cette forme de concours bien connue des parlementaires – lors de l’examen annuel de la loi de finances au Parlement – à qui trouvera une nouvelle mesure à financer par l’augmentation du tabac. Cette situation n’est pas à la hauteur du mandat qui nous est confié.
Pourtant, loin d’empêcher toute dérive des finances publiques, cette incapacité budgétaire des parlementaires réduit considérablement son domaine d’action. De même que le consentement de la Nation à l’impôt est rattaché par nature à l’activité parlementaire par le biais du vote de la loi de finances annuelle, il ne semblerait pas anormal que les députés et sénateurs disposent désormais d’un droit d’initiative et d’amendement budgétaire afin de porter – avec le gouvernement – la pleine responsabilité des choix budgétaires effectués pour le pays. Cette disposition irait dans le sens d’une plus grande responsabilisation des parlementaires en matière budgétaire, et dans celui d’une plus grande démocratisation de l’établissement du budget national.
À ceux qui douteraient de l’opportunité de cette proposition, je rappelle qu’elle a été portée par deux parlementaires aux fonctions prestigieuses et aux qualités reconnues – à l’époque présidents des commissions des finances de l’Assemblée nationale et du Sénat – l’un de gauche et l’autre de droite, lors de la révision constitutionnelle de 2008 : Didier Migaud et Jean Arthuis. Je préconise donc de réformer l’article 40 de la Constitution afin de supprimer l’irrecevabilité financière des initiatives parlementaires.
Des pouvoirs renforcés sur les questions européennes
Il faut bien l’avouer – et le regretter –, les questions européennes demeurent le parent pauvre de nos débats parlementaires ; et c’est pourtant bien souvent le bon échelon pour mettre en place de grandes politiques publiques.
Pour asseoir davantage la légitimité des commissions parlementaires aux affaires européennes, peut-être devrions-nous penser à leur consacrer des parlementaires exclusifs tout en les institutionnalisant comme des commissions permanentes. Dans cet esprit, ces parlementaires pourraient trouver une nouvelle articulation avec leurs homologues députés européens ; selon un dispositif qui profiterait à tous, nous européaniserions davantage nos débats en France et porterions plus encore la voix de la France sur la scène politique européenne.
En parallèle, cette mesure viserait à réduire le nombre de parlementaires au sein des autres commissions, renforçant dans le même temps leur poids politique car moins nombreux en leur sein.
Les parlementaires chargés des affaires européennes se verraient alors confier de nouveaux pouvoirs, de contrôle notamment, et occuperaient une plus grande présence dans le calendrier parlementaire. Pour renforcer les prérogatives parlementaires en matière européenne, instaurons une possibilité de « vote de blocage » à la majorité des deux tiers du Parlement avant chaque négociation du gouvernement au Conseil européen. Réfléchissons aussi à la possibilité d’instaurer un système de droit de veto aux commissions des affaires européennes du Parlement sur les thèmes négociés au Conseil européen.
De surcroît, suivant la logique d’une plus forte européanisation de notre vie politique, je partage la proposition d’Émeric Bréhier visant à ce que nos parlementaires européens soient également membres du Congrès.
Enfin, dans sa récente publication à la Fondation Jean-Jaurès, Maxime des Gayets a raison de rappeler la théorie du philosophe Jürgen Habermas concernant l’absence « d’espace public légitime » européens.
Pour commencer à pallier ce déficit, nous pourrions instaurer une soirée bimensuelle de débat au Parlement consacrée exclusivement aux thématiques européennes et organisée par la commission des affaires européennes. Ayons l’audace d’intéresser les citoyens avec ces débats en les proposant en prime time à la télévision sur l’une des chaînes du service publique. Cette visibilité médiatique est à n’en pas douter un gage de renforcement politique des questions européennes, et un début de création d’espace public autour de ces mêmes questions.
Le contrôle, l’évaluation et la prospective : l’avenir du parlementarisme français
Selon l’article 24 de notre Constitution, trois missions sont confiées au législateur : le vote de la loi, mais aussi le contrôle de l’action du gouvernement et l’évaluation des pratiques publiques. Comme le mentionnait souvent Guy Carcassonne, professeur de droit constitutionnel, les « parlements européens qui fonctionnent de façon moderne consacrent infiniment plus de temps au contrôle qu’à la législation ».
Vers une transformation du processus législatif
Chacun pouvant constater le maquis buissonneux des lois et règlements de toute nature fourmillant dans notre pays, il nous faut instaurer de nouvelles pratiques pour endiguer ce phénomène. La réponse adaptée pourrait donc se trouver dans une profonde transformation de notre processus législatif lui-même. Je dirais, d’une manière simple, que nous devons aller vers une « culture parlementaire de la co-construction ». Elle faciliterait l’édiction de normes concertées avec de multiples acteurs et dont les diverses conséquences auraient été envisagées et mesurées auparavant.
Pour commencer, il s’agirait de renforcer les moyens parlementaires, pour constituer de véritables cabinets permettant aux députés et sénateurs de pouvoir mener de vraies contre-expertises ou de commander des audits indépendants de qualité. Ensuite, l’un des leviers possibles – dispositif qui existe au demeurant dans d’autres pays européens – serait d’associer, en amont et de façon obligatoire, les parlementaires des commissions concernées à l’élaboration des projets de lois gouvernementaux.
Nous avancerions ainsi vers une co-construction de la décision publique qui pourrait être mieux appréhendée par les parlementaires lors de son examen. Pour utiliser les termes du droit constitutionnel, nous pourrions parler d’une réelle « collaboration des pouvoirs » entre le législatif et l’exécutif, digne d’une démocratie mature.
De nouveaux mécanismes d’évaluation et de contrôle
Le processus d’évaluation devrait être, de manière générale, un préalable à l’adoption de toute grande réforme. Dans cet esprit, l’importance des exposés des motifs ainsi que des études d’impact d’un texte législatif devrait être renforcée dans le parcours du processus législatif. Que ce soit en amont, pour évaluer les répercussions futures d’une loi, ou en aval, pour contrôler son application réelle, ils seront appelés à se développer davantage de manière quantitative et qualitative. Je propose donc d’instaurer au Parlement une nouvelle première étape dans la discussion législative, préalable à tout examen d’un texte : discussion et vote sur les exposés des motifs et les études d’impact. Je rejoins ainsi la proposition relative au « débat préalable d’orientation » avancée par Bernard Rullier.
Concernant le contrôle a posteriori de la loi, et pour reprendre l’avis de l’ancien secrétaire général du gouvernement, Serge Lasvignes, nous devrions « pouvoir dès à présent introduire des mécanismes d’évaluation dans la loi avant même son adoption ».
De plus, les enquêtes parlementaires mériteraient certainement d’être plus nombreuses. J’ai pu moi-même constater que le choix de la question à y traiter s’avérait parfois difficile à acter sein des groupes parlementaires. Pourquoi alors n’augmenterions-nous pas la possibilité d’en constituer davantage de manière raisonnable ?
Si le renforcement des missions parlementaires de contrôle et d’évaluation législative sera au cœur d’une activité réinventée, la prospective devrait connaître elle aussi un nouvel élan.
Donner un nouvel élan à la prospective
Dans un monde communicationnel de plus en plus guidé par l’immédiateté (réseaux sociaux, chaînes d’info en continu…), la prise en compte du temps long – et pour tout dire la question de la durabilité des décisions publiques – devrait préoccuper au premier plan les parlementaires. Je propose donc de réfléchir à la mise en place d’une délégation parlementaire à la prospective.
Nous pourrions envisager d’institutionnaliser une instance chargée de la « prospective nationale » – qui se réunirait tous les cinq ans à mi-mandat présidentiel – dans laquelle se retrouveraient des représentants issus de différents organes compétents pour réaliser cet exercice. Ainsi pourraient être sollicités la délégation parlementaire à la prospective, France Stratégie, la Cour des comptes, le CESE, le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel ; ils se réuniraient au sein d’une Conférence nationale de la prospective où seraient également associés les syndicats et de grandes associations et fondations reconnues.
Elle aurait pour but d’analyser les grands enjeux auxquels notre pays doit faire face, tout en concentrant sa réflexion sur les phénomènes et les solutions à y apporter sur le long terme.
Pour des citoyens acteurs de la démocratie parlementaire
Un nouveau rôle pour les citoyens pour construire la « démocratie collaborative »
Alors que l’abstention massive, la perte de légitimité des institutions publiques et la montée des extrêmes mettent en danger notre démocratie, repenser la place du citoyen au sein de nos institutions devient une priorité. Si de nombreux dispositifs de « démocratie collaborative » existent d’ores et déjà – l’Observatoire de la démocratie locale de l’ADELS en recense près de 200 –, ils sont davantage tournés vers des déclinaisons locales que nationales.
Deux éléments pour penser une évolution de la place du citoyen dans nos institutions doivent être pris en compte : passer d’une méthode de gouvernance « top down » à une logique d’intelligence collective en impliquant directement les citoyens ; utiliser les nouveaux outils numériques à notre disposition pour faciliter leur participation.
Pour faire accepter et appliquer des décisions publiques de plus en plus complexes et transversales, les faire émerger « à la base » de la société est une gageure supplémentaire d’appropriation des politiques publiques par les citoyens. Le but est de les associer plus étroitement encore en développant l’idée d’une forme de coopération citoyenne. La mise en place de moyens nouveaux, notamment à l’appui des nouvelles technologies, nous permettra de réaliser cet objectif.
Pour donner un exemple concret, et avant de développer des propositions plus générales, je vais dans cet esprit instaurer dès janvier 2018 un « conseil citoyen de circonscription » qui m’accompagnera en amont dans mes réflexions sur les grands projets de loi : avoir le ressenti du terrain sur une réforme à venir, recueillir les alertes en amont concernant ses dispositions et se faire l’écho des propositions citoyennes, tels sont les grands objectifs fixés à ce conseil.
Pour passer à une vraie « démocratie collaborative », qui donne un nouveau rôle d’acteurs aux citoyens, je défends quelques propositions supplémentaires :
- organiser une « séance citoyenne de question d’actualité au gouvernement (QAG) » par session parlementaire à l’Assemblée nationale et au Sénat : chaque citoyen pourrait s’inscrire par circonscription sur internet en y déposant le thème de sa question. Il y aurait un premier tirage au sort pour désigner chaque citoyen remplaçant le parlementaire de sa circonscription pour cette séance de QAG. Lors de la séance, le président, seul parlementaire restant dans l’hémicycle, tirerait au sort les participants pour poser leur question. Le gouvernement répondrait aux questions durant une heure trente. Cette séance serait retransmise en direct à la télévision sur le service public et bien évidemment sur internet;
- Étudier une proposition de loi citoyenne par session parlementaire : les citoyens pourraient déposer des propositions de loi via un service dédié au Parlement, et sous conditions garantissant le sérieux du dispositif. La conférence des présidents choisirait une proposition de loi citoyenne par session parlementaire ; nous pourrions nous inspirer du processus existant pour le droit de pétition concernant ses conditions de mise en œuvre;
- expérimenter une procédure numérique de droit d’amendement citoyen tel que nous le proposions dans le rapport « Refaire la démocratie », piloté par Claude Bartolone et Michel Winock;
- doter le Parlement d’un outil numérique citoyen et coopératif : le Parlement devrait se doter d’un outil participatif de suivi et de participation citoyenne tel qu’il en existe déjà. Le problème de ceux existant – tel www.parlement-et-cioyens.fr – est leur manque de notoriété ou de visibilité. Les moyens du Parlement permettraient d’organiser efficacement cette évolution.
Passer d’une démocratie représentative à une « démocratie collaborative » suppose une maturité politique, émanant aussi bien des responsables politiques que du simple citoyen.
Dès lors, si le citoyen devient un acteur à part entière de la démocratie parlementaire, il convient aussi qu’il prenne ses responsabilités vis-à-vis de nos institutions. Celle-ci passe par une réforme de notre processus électoral pour aller au bout de la logique de l’instauration de la « démocratie collaborative ».
Des citoyens acteurs… et responsables : changer notre processus électoral
La transformation radicale de notre processus électoral doit être guidée par trois principes se rattachant chacun à une proposition concrète.
Le premier principe en matière électorale doit être celui de la responsabilité. Dans l’époque difficile que nous connaissons, chaque citoyen doit avoir à cœur de jouer pleinement son rôle dans notre construction démocratique ; à cet effet, et comme je le défends depuis plusieurs années maintenant, rejoint par d’autres, je suis favorable à l’instauration du vote obligatoire. Non pas pour infantiliser les individus, mais bien pour rappeler à toutes et à tous de manière pédagogique l’importance de la participation électorale, socle même de notre vie démocratique.
Le deuxième principe est le respect. Dans la logique du vote obligatoire, il faut que nous soyons aussi capable dès lors de laisser aux citoyens « le choix de ne pas choisir ». Reconnaître pleinement le vote blanc est donc une question de respect vis-à-vis de l’ensemble des citoyens appelés à participer de manière obligatoire aux diverses élections.
Enfin, le dernier principe est celui de la confiance. Quelle plus belle preuve pour une société qui se veut apaisée que de faire confiance en sa jeunesse et en ses choix ; à ce titre, je défends à nouveau l’instauration du droit de vote à 16 ans. Lorsqu’on est à l’âge d’avoir un compte bancaire, de percevoir un salaire, de payer ses impôts, comment comprendre que le droit de vote ne soit pas accordé ? Ce dispositif pourrait débuter par une expérimentation lors des prochaines élections locales, par exemple.
Si notre République s’apprête à fêter ses soixante ans l’année prochaine, force est de constater que ses institutions ne placent pas sur le même pied d’égalité ses différents acteurs : dans notre République, l’exécutif est l’adulte, le législatif l’adolescent (car très contraint par l’adulte) et le citoyen l’enfant (son avis lui est demandé lors des scrutins électoraux et, le reste du temps, nous le laissons de côté).
Avec les propositions que j’ai commencé à ébaucher ici, je suggère à notre démocratie de concevoir l’ensemble de ses acteurs comme des adultes : c’est cela la démocratie mature. Pour y parvenir, ayons le courage de passer d’une démocratie représentative infantilisante à une « démocratie collaborative » responsabilisante.