Daech : qui communiquera vivra ? Regards sur une communication de guerre

Suite Ă  l’Ă©chec militaire et au recul gĂ©ographique considĂ©rable de Daech en Syrie et en Irak, SĂ©bastien Gricourt dĂ©crypte et analyse la stratĂ©gie de communication mise en place par l’organisation terroriste et ce qu’elle rĂ©vèle.

Lors de son sommet en Italie les 26 et 27 mai 2017, le G7 (au niveau des ministres de l’IntĂ©rieur) s’est accordĂ© Ă  « transformer les engagements en actions Â» de manière Ă  lutter collectivement et efficacement avec l’industrie du numĂ©rique contre le terrorisme et la radicalisation. Ainsi, en dĂ©pit de toutes les annonces et initiatives de ces dernières annĂ©es, les États peinent encore Ă  empĂŞcher la diffusion des contenus de la propagande du terrorisme djihadiste. L’organisation de l’État islamique (OEI) a dĂ©montrĂ© sa maĂ®trise des technologies et l’exploitation de ses failles. Alors que son règne de terreur sur un territoire physique est en passe de s’achever, sa communication survit et la diffusion de ses productions nous tient en alerte pour nous signifier que le « cadavre Â» bouge encore. Certes, cette existence virtuelle se combat en dĂ©montrant l’échec et l’inanitĂ© du projet politico-religieux et eschatologique de l’OEI. Mais la rĂ©alisation mĂŞme du pseudo-califat suscite Ă  la fois des possibilitĂ©s de rĂ©surgence de la mouvance concurrente Al-QaĂŻda et de nouvelles vocations au terrorisme djihadiste aussi bien Ă  l’intĂ©rieur que loin des théâtres syro-irakiens.

Quelques clés sur la communication de l’OEI

Depuis l’automne 2015, sous la pression de la Coalition internationale, l’OEI a Ă©tĂ© forcĂ©e par les circonstances Ă  revoir progressivement son rĂ©cit. Après son zĂ©nith de 2014-2015, Ă©poque oĂą vaste rĂ©seau mondial centralisĂ© autour du « calife Â» Abu Bakr al-Baghdadi privilĂ©giait la propagande enchanteresse d’une gouvernance idĂ©alisĂ©e dont l’utopie mythique avait attirĂ© des milliers de combattants et de familles, l’OEI a dĂ» graduellement accroĂ®tre la production de contenus martiaux consacrĂ©s Ă  un « Ă‰tat Â» en guerre.

Dans un enregistrement audio diffusĂ© le 3 novembre 2016, et afin de prĂ©parer ses fidèles Ă  la dĂ©faite, le chef de l’OEI minimisait l’importance de la ville de Mossoul, qui Ă©tait pourtant sa capitale en Irak. Il ne mentionnait alors mĂŞme pas la perte subie Ă  la mi-octobre de la ville « mythique Â» syrienne de Dabiq, reprise par les rebelles soutenus par la Turquie, oĂą Ă©tait censĂ©e se tenir la dernière bataille d’avant la fin du monde.

En mars 2017, après cinq mois de bataille pour dĂ©fendre Mossoul, l’OEI ne consacrait plus qu’un cinquième de sa propagande Ă  l’idĂ©al du « califat Â» et avait rĂ©duit près de la moitiĂ© de ses productions. Face aux offensives terrestres et aĂ©riennes de la Coalition internationale, dont elle dĂ©niait la rĂ©alitĂ© en 2014-2015, la propagande de l’OEI eut bien des difficultĂ©s Ă  conserver comme ligne centrale un discours victimaire. MĂŞme si elle en fit de nouveau usage Ă  partir du printemps 2017 en diffusant au grand jour de prĂ©tendus « crimes Â» commis par la Coalition contre la population civile, ce rĂ©cit s’avĂ©rait moins appropriĂ©.

En effet, le paramètre de la victimisation propagĂ©e Ă  l’excès se rĂ©vèle problĂ©matique lorsqu’il s’agit dĂ©sormais pour l’OEI de maintenir le moral de ses troupes combattantes, ses « vrais croyants Â», et non plus d’attirer de nouvelles recrues. Ces dernières Ă©taient d’autant plus difficiles Ă  convaincre que leurs mouvements vers le territoire contrĂ´lĂ© Ă©taient fortement restreints, et que les populations locales sunnites libĂ©rĂ©es ou qui avaient pu fuir ne rĂ©pondaient plus aux appels de l’OEI.

Mais la force de la communication de l’OEI est d’obliger le monde Ă  s’opposer Ă  l’idĂ©ologie qu’elle vĂ©hicule, avec la conviction qu’elle survivra Ă  la perte des territoires du « califat Â» et suscitera de nouvelles vocations. Pour parvenir Ă  ce dessein global et dĂ©tourner l’attention des pertes de territoire, la communication de l’OEI opère sur plusieurs axes :

  • privilĂ©gier les appels au djihad local dans les pays d’origine ;
  • saturer les mĂ©dias en revendiquant le plus d’attentats possible ;
  • entretenir l’image d’une organisation (d’une « marque Â») aux capacitĂ©s offensives globales ;
  • dĂ©montrer l’efficacitĂ© des attentats par l’impact Ă©conomique sur les sociĂ©tĂ©s visĂ©es ;
  • minimiser les dĂ©faites en affirmant qu’elles sont provisoires ;
  • valoriser les enfants pour la relève ;
  • affirmer une lĂ©gitimitĂ© religieuse par rapport au chiisme et aux autoritĂ©s et imams sunnites.

Malgré un déclin avéré depuis un an de la qualité de ses publications, l’OEI dispose toujours de ses vecteurs médiatiques online/offline, cryptés ou pas, qui relient un réseau virtuel de télévisions, de forums et de sympathisants, où les audiences n’ont aucune raison de mettre en doute la crédibilité de ses revendications.

Les analyses que les experts tirent des revendications de l’OEI – Ă  l’instar de celle suite Ă  la tuerie du 1er octobre 2017 Ă  Las Vegas et du double meurtre Ă  la gare de Marseille le mĂŞme jour – peuvent bien rĂ©vĂ©ler des incohĂ©rences et l’affaiblissement gĂ©nĂ©ral de ses capacitĂ©s opĂ©rationnelles et de sa communication stratĂ©gique, et l’OEI peut bien perdre ses territoires : sa « puissance Â» n’est pas remise en cause dans un monde interdĂ©pendant oĂą la guerre a adoptĂ© des formes hybrides plaçant le virtuel et l’image au cĹ“ur du sentiment de victoire. Les Ă©checs ne nuisent pas Ă  l’entretien du « label Â» Daech.

La revendication est devenue ainsi un acte (opportuniste) qui fait partie de l’attaque. Le traitement qu’en font ensuite les mĂ©dias et les autoritĂ©s a en effet parfois plus d’effets psychologiques sur les opinions publiques que l’attentat lui-mĂŞme (selon son ampleur, bien entendu). L’OEI entretient ainsi l’idĂ©e qu’il constitue une menace globale par sa capacitĂ© Ă  « inspirer Â» Ă  l’extĂ©rieur et/ou « contrĂ´ler Â» depuis l’intĂ©rieur les attaques perpĂ©trĂ©es au-delĂ  du territoire syro-irakien.

Tendances récentes de la communication de l’OEI

Outre le recours renouvelĂ© au discours victimaire lors des dernières semaines de la bataille de Mossoul Ă  travers le prisme humanitaire (comme l’attestent les allĂ©gations de bombes au phosphore blanc qu’aurait utilisĂ©es la Coalition), il est intĂ©ressant d’observer comment l’OEI a tentĂ© de réécrire le rĂ©cit de cette dĂ©faite majeure qu’elle minimise. Ainsi en va-t-il de : la valorisation de la bravoure de ses combattants, peu nombreux face Ă  l’ampleur des moyens coĂ»teux dĂ©ployĂ©s par la Coalition pour reprendre la ville ; l’explosion de l’emblĂ©matique mosquĂ©e al-Nouri le 22 juin 2017 par l’OEI qui accusa la Coalition, soit une semaine avant l’annonce par le Premier ministre irakien de la reprise totale de la ville le 29 juin, jour qui correspond Ă  la crĂ©ation du « califat Â» annoncĂ©e en 2014 depuis le minbar de cette mosquĂ©e.

MalgrĂ© ses dĂ©faites stratĂ©giques successives, l’OEI a maintenu sa propagande sur de (prĂ©tendues) victoires tactiques : dĂ©gâts causĂ©s par ses drones piĂ©gĂ©s ; attaques-suicides qui surviennent après de longs Ă©changes de tirs, ce qui a un intĂ©rĂŞt filmique en plus du nombre de victimes qu’elles provoquent (tactique des inghimasi reprise Ă  Al-QaĂŻda) ; affirmation d’avoir tuĂ© 114 membres des UnitĂ©s de mobilisation populaire, milices supplĂ©tives chiites d’Irak, lors de la bataille dans le fief de Tal Afar, perdue le 27 aoĂ»t par l’OEI en une seule semaine de combats.

La propagande de l’OEI sert autant Ă  crĂ©er l’illusion de sa puissance qu’à dĂ©tourner les regards de ses difficultĂ©s et de ses rĂ©duits territoriaux. Elle exploite ainsi la plupart des attentats Ă  la bombe, attaques au couteau, au vĂ©hicule bĂ©lier, etc., et marque les opinions lorsqu’elle revendique le double attentat du 8 juin 2017 Ă  TĂ©hĂ©ran. Elle trouve aussi de la matière en images pour valoriser les combats de groupes affiliĂ©s en Égypte, en Libye, au YĂ©men, en Afghanistan ou en Asie du Sud-Est. Dans cette dernière rĂ©gion, un groupe se revendiquant de l’OEI aura tenu la ville de Marawi aux Philippines près de cinq mois (notons la coĂŻncidence du 17 octobre, date de la reprise Ă  la fois de Raqqa et de Marawi).

L’OEI incite Ă©galement au djihad en commentant certains Ă©vĂ©nements gĂ©opolitiques, telles les tensions entre, d’une part, l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis et, d’autre part, le Qatar (en accusant leurs politiques pro-occidentales de se retourner contre leurs monarchies « impies Â»), la rĂ©volte Ă  JĂ©rusalem fin juillet 2017 ou l’exode forcĂ© des Rohingya au Bangladesh. Elle fait de mĂŞme avec les grandes catastrophes, telles celles provoquĂ©es par les ouragans Harvey et Irma, dĂ©crits comme des punitions divines qui annoncent la fin du monde. Parfois, l’OEI se tait pour laisser croire que les faits avĂ©rĂ©s sont faux : par exemple, fin aoĂ»t, lorsque c’est bien le Hezbollah libanais, alliĂ© du rĂ©gime syrien et de l’Iran, qui a assurĂ© le retour en Syrie d’unitĂ©s de l’OEI chassĂ©es par l’armĂ©e libanaise des contreforts frontaliers de la Bekaa.

Mais, outre ces tendances Ă  prĂ©senter les dĂ©faites comme des victoires et Ă  dĂ©tourner l’attention vers d’autres théâtres d’opĂ©ration, l’état de faiblesse des troupes de l’OEI apparaĂ®t dans d’autres aspects de sa communication. Tout d’abord, plusieurs messages ont tentĂ© de vanter le moral de ses moudjahidines, comme lors de sermons Ă  la fin du ramadan en juin 2017, alors mĂŞme que des douzaines de soldats et de commandants s’étaient rendus aux Forces dĂ©mocratiques syriennes (FDS) lors de la bataille de Raqqa lancĂ©e le 6 juin. La stigmatisation des dĂ©sertions et tentatives de dĂ©sertion des combattants Ă©trangers, des tribus sunnites alliĂ©es aux FDS (essentiellement kurdes) et la crĂ©ation dĂ©but aoĂ»t d’un bureau de conscription Ă  Deir Ezzor pour tous les hommes âgĂ©s de 20 Ă  30 ans tout en encourageant aussi les 40-60 ans (stigmatisĂ©s face au « sacrifice Â» des plus jeunes) sont des indications objectives des difficultĂ©s de recrutement et du dĂ©clin du moral gĂ©nĂ©ral.

L’évolution du rĂ´le des femmes et des enfants dans les combats est une autre donnĂ©e significative. Sous couvert d’un dĂ©bat prĂ©tendument thĂ©ologique, Al-QaĂŻda avait dĂ©jĂ  admis en son temps la possibilitĂ© pour les femmes de combattre pour des raisons tactiques (il leur Ă©tait plus facile de pĂ©nĂ©trer dans certaines aires), au lieu qu’elles soient cantonnĂ©es aux tâches domestiques et Ă  la procrĂ©ation. L’OEI a laissĂ© des indices d’évolution de sa « pensĂ©e Â» sur cette question dans des publications de dĂ©cembre 2016 et juillet 2017 qui encourageaient les femmes Ă  combattre. De fait, mĂŞme si l’OEI s’est bien gardĂ© de les revendiquer et de faire de leurs auteurs des chahids (martyrs), on compte au moins 30 attaques-suicides commises par des femmes au cours de la bataille de Mossoul. NĂ©anmoins, pour comprendre le dĂ©calage dans la rĂ©flexion de l’OEI en la matière vis-Ă -vis d’Al-QaĂŻda, il faut comprendre que, Ă  la diffĂ©rence d’Al-QaĂŻda, l’organisation a offert aux femmes dans son « califat Â» territorialisĂ© et institutionnalisĂ© de nouvelles possibilitĂ©s d’y jouer un rĂ´le sociĂ©tal.

Quant aux mineurs, pour saisir la difficultĂ© que pose leur retour et leur (rĂ©)insertion dans les pays d’origine, il faut apprĂ©hender l’ampleur de l’embrigadement qu’ils ont subi. De nombreuses vidĂ©os promeuvent l’« Ă©ducation Â» de la future gĂ©nĂ©ration de djihadistes. Et, en cette annĂ©e 2017, Ă  mesure que les dĂ©faites s’accumulaient, ces productions de propagande n’ont fait que croĂ®tre (en tĂ©moigne la sĂ©rie vidĂ©o Une nation fertile). DĂ©but septembre, une vidĂ©o vantait l’attentat-suicide commis par un enfant devant un commissariat en AlgĂ©rie. Mais il n’y a lĂ  en rĂ©alitĂ© rien de nouveau. Le recours aux enfants pour ces « tâches Â» fut largement pratiquĂ© dans le passĂ© par les talibans, par des groupes palestiniens et, plus rĂ©cemment et massivement, par Boko Haram en Afrique.

LancĂ©e le 5 novembre 2016, l’opĂ©ration « colère de l’Euphrate Â» aboutit le 17 octobre 2017 Ă  la reprise totale de Raqqa par les FDS et la Coalition internationale. Cette dĂ©faite de l’OEI, qui se profilait depuis plusieurs semaines, voire depuis le lancement de l’opĂ©ration de la Coalition en juin, n’a Ă©tĂ© accompagnĂ©e en termes de propagande que par des contenus militaires (incluant de nombreuses instructions sur l’usage des engins explosifs improvisĂ©s), des dĂ©monstrations de force (glorification du rĂ´le des snipers, camps d’entraĂ®nement au YĂ©men), des appels Ă  commettre des attentats dans le monde et des revendications d’actes terroristes.

Après s’être revendiquĂ©e comme un « Ă‰tat Â», l’organisation renvoie aujourd’hui l’image d’un groupe Ă  nouveau d’insurrection, qui garde une dimension globale tout en se rĂ©organisant dans la clandestinitĂ© sur une centaine de kilomètres en Syrie dans la vallĂ©e de l’Euphrate et, en Irak, dans la province frontalière d’Al-Anbar.

Défis de la stabilisation

Ainsi, après la perte en Irak de Tal Afar en aoĂ»t 2017, de Hawija le 5 octobre (oĂą, d’après la Coalition internationale, mille terroristes se seraient rendus â€“ information non attestĂ©e), la reconquĂŞte complète en cours de la province d’Al-Anbar (avec la reprise de la bande frontalière comprenant les localitĂ©s de Rawa et du poste-frontière d’al-QaĂŻm, qui symboliquement mettra fin Ă  l’illusion daĂ©chienne de la suppression de la frontière dite « Sykes-Picot Â») puis, en Syrie, la reprise probable de Deir Ezzor (zone de ressources pĂ©trolifères la plus importante, oĂą ont affluĂ© des centaines de combattants dès l’offensive Ă  Mossoul), l’OEI entend bien faire obstacle aux efforts intenses qui seront nĂ©cessaires pour reconstruire ces pays.

Il ne s’agit pas que d’efforts financiers internationaux pour la stabilisation, lesquels sont déjà engagés (chantiers de déminage et de remise en état des infrastructures basiques), pour la gouvernance des zones libérées (conseils provisoires et multiethniques prédésignés) et pour la reconstruction, afin de permettre le retour des réfugiés et des personnes déplacés là où cela est possible. L’ampleur de la tâche sera tout autre pour s’accorder sur un agenda commun entre parties prenantes régionales et internationales, et en matière de réconciliation et de construction de modèles de gouvernance et de cohésion nationale.

En Irak, tout indique dĂ©jĂ  que les antagonismes entre les reprĂ©sentants politiques chiites sur l’avenir du pays vont compliquer les Ă©lections lĂ©gislatives du printemps 2018. Ces dissensions entre chiites affaiblissent le pouvoir central et renforcent la place des milices chiites après leurs succès militaires avec l’armĂ©e irakienne, lesquels n’ont pas Ă©tĂ© accomplis sans exactions. De mĂŞme, la question kurde et des aires disputĂ©es, revenue en force après le rĂ©fĂ©rendum (non reconnu) au Kurdistan du 25 septembre 2017 et la reprise le 16 octobre de Kirkouk par l’armĂ©e irakienne, ravive les conflits entre Kurdes et replace au premier plan la question de la cohĂ©sion territoriale du pays, laquelle aurait pu se bâtir sur la dĂ©faite de l’OEI.

Par ailleurs, chez les populations sunnites, les facteurs de frustration et de discrimination qui avaient poussé certaines tribus à pactiser avec l’OEI n’ont pas disparu et peuvent encore être l’objet de nouvelles instrumentalisations au profit d’une OEI renouvelée ou d’autres groupes terroristes, tel Al-Qaïda, également à l’affût des vulnérabilités intra-sunnites. Comme on va le voir pour la Syrie, Al-Qaïda s’efforce en effet de reprendre la direction d’une insurrection sunnite. Sur ce sujet, observons que la propagande de l’OEI avait tenté de s’inscrire dans l’histoire de l’origine de l’insurrection suite à l’intervention anglo-américaine de 2003.

En Syrie, les diverses puissances engagées ensemble contre l’OEI, séparément ou par groupes alliés interposés en fonction des zones d’opération, n’œuvrent pas sans frictions sur le terrain et dans les airs, comme en témoignent les accusations réciproques d’entraves que se lancent Moscou et Washington. Ces accusations ne sont que le prélude de tensions plus fortes à l’approche de la bataille de Deir Ezzor, où les principales parties sont suffisamment géographiquement proches pour y déloger l’OEI. Plus les fronts se rapprochent, plus ils obligent la Russie et les États-Unis à élargir le champ de leurs accords de déconfliction. Alors que, en octobre, Washington a placé les pasdaran, alliés du régime syrien, et donc de la Russie, sur sa liste noire des organisations terroristes, la Syrie pourrait bien créer des difficultés inattendues pour l’administration américaine, si celle-ci lui donne le sentiment de passer d’une posture anti-OEI à une posture anti-Iran.

Le partage des tâches, présenté comme accompli au nom de la lutte antiterroriste, ressemble fort à une compétition d’influences dont la résistance pacifique et démocratique a largement fait les frais – souvenons-nous de la chute tragique des derniers quartiers d’Alep, occupés depuis par le régime syrien. Ce dernier reprend progressivement le contrôle dans les zones où les accords de désescalade sont appliqués, ce qui rend impossible le retours des réfugiés jugés proches de l’ancienne rébellion. De surcroît, Damas cherche à reprendre le contrôle sur tout le territoire, ce qui paraît illusoire. De leur côté, en dépit de leur contribution majeure dans la lutte contre l’OEI, les Kurdes ont compris que l’allié américain ne les laisserait pas étendre jusqu’à Raqqa leur projet politique autonomiste. La Turquie, en accord avec la Russie et l’Iran et contre l’avis de Damas, a lancé une troisième opération militaire en Syrie début octobre. Elle consolide ses positions dans le Nord-Ouest, en s’appuyant sur une partie de l’Armée syrienne libre – officiellement placée sous l’autorité du gouvernement intérimaire en exil – pour entraver la cohésion territoriale kurde et la gouvernance autonome de la Rojava par les Unités de protection du peuple (YPG, branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan, PKK). Officiellement, la Turquie affirme s’être positionnée dans le Nord conformément à l’accord de désescalade pour chasser les groupes proches d’Al-Qaïda à Idleb, où elle serait parvenue à négocier avec une partie d’entre eux.

En Syrie, l’organisation rattachĂ©e Ă  Al-QaĂŻda (ex-Front Al-Nusra) avait subi d’importantes dĂ©fections dans sa lutte « fratricide Â» avec l’OEI lors de la montĂ©e en puissance de celle-ci. Après un premier regroupement Ă  l’étĂ© 2016 (Front Fatah al-Cham) pour se « normaliser Â» et se fondre dans la rĂ©bellion d’origine en affichant une prĂ©tendue rupture avec Al-QaĂŻda, la fusion avec d’autres groupes salafistes djihadistes a permis de regrouper Ă  Idleb 30 000 combattants (Hayat Tahrir al-Cham). Les Ă©lĂ©ments les plus radicaux pourraient considĂ©rer que leur combat n’est pas pour maintenant. Saisissant l’occasion de rendre les armes dans le cadre de l’accord de dĂ©sescalade, ils pourraient attendre le bon moment pour resurgir. La transition Ă  venir est un contexte propice Ă  l’exploitation des ressentiments et des frustrations des populations, au maintien d’une intransigeance face au rĂ©gime Ă  ce qui lui survivra ainsi qu’envers ses soutiens, notamment occidentaux. De fait, Al-QaĂŻda attend patiemment l’échec de l’OEI pour reprendre les rĂŞnes du djihadisme global.

Des dĂ©clarations ont rĂ©cemment illustrĂ© ce qui se joue concernant la direction du djihado-terrorisme sunnite global. Le 14 septembre 2017, Hamza ben Laden, fils d’Oussama (28 ans), qui s’apprĂŞterait Ă  prendre le contrĂ´le de l’organisation Al-QaĂŻda avec l’aide du dirigeant Ayman al-Zawahiri, a diffusĂ© un appel audio appelant au djihad en Syrie contre l’Occident, ses alliĂ©s et les chiites (par cette dernière cible, il se diffĂ©rencie de manière essentielle de son père, mais elle correspond au pas franchi par l’OEI). Le 28 septembre, Abu Bakr al-Baghdadi, que des rumeurs en juillet disaient blessĂ©, voire mort, diffusait Ă  son tour un discours de 45 minutes pour « la dĂ©fense des sunnites Â».

Conclusion

Au final, nul ne sait avec certitude ce qui se passera après la « chute finale Â» de l’OEI. Mais il est probable que, après avoir produit des dizaines de milliers de produits de propagande, l’OEI maintiendra son existence virtuelle et trouvera son audience au-delĂ  de sa dĂ©faite physique. Autre certitude : en plus de la survivance clandestine que nous venons d’évoquer dans deux pays confrontĂ©s Ă  d’immenses dĂ©fis, une dispersion des combattants de l’OEI est certaine. L’inquiĂ©tude est dĂ©jĂ  grande au regard des foyers qui se recomposent sous les « labels Â» OEI ou Al-QaĂŻda dans la pĂ©ninsule arabique, la zone sahĂ©lo-saharienne, en Asie du Sud-Est et en Asie centrale.

Mais, d’ores et dĂ©jĂ , suite Ă  la dĂ©faite de l’OEI , on peut diviser ces djihadistes en trois catĂ©gories : ceux qui iront jusqu’au bout en Syrie et en Irak, notamment parce qu’ils sont originaires de ces pays ; les « apatrides Â» au service de tous les combats Ă  venir (vraisemblablement en Égypte, Libye et YĂ©men) ; et ceux qui reviendront chez eux. Concernant ces derniers, qui comprennent les combattants et leurs familles, la difficultĂ© pour nos sociĂ©tĂ©s, oĂą ils constituent une menace potentielle, est de savoir et de pouvoir les traiter au cas par cas. Il faut en effet distinguer trois catĂ©gories parmi ces individus : ceux qui, partis vivre une aventure qui a tournĂ© au cauchemar, sont sortis de leurs illusions ; ceux qui se sont dĂ©sengagĂ©s de l’OEI mais ne se sont pas dĂ©tournĂ©s de l’idĂ©e du djihad violent ; les opĂ©rationnels, qui reprĂ©sentent la première des menaces.

Ainsi, ni les actions militaires, sĂ©curitaires, lĂ©gislatives, ni les actions entreprises par les GAFA contre les contenus terroristes ne suffiront Ă  endiguer les menaces, car la mythologie du combattant connaĂ®t suffisamment de contextes gĂ©opolitiques pour rester un « modèle Â». Les ressorts qui incitent des jeunesses musulmanes (et demain des extrĂŞmes droites ou gauches ?) Ă  rejoindre de tels projets nihilistes demeurent puissants, et l’OEI a excellĂ© Ă  les manipuler. Cette organisation terroriste oblige nos sociĂ©tĂ©s Ă  repenser le monde, nos modèles du vivre-ensemble et de la rĂ©silience, l’identitĂ© (thĂ©matique primordiale des jeunesses arabes) et les perceptions qu’engendrent nos actions Ă  l’intĂ©rieur et Ă  l’extĂ©rieur de nos pays. Ce sont lĂ  de vastes chantiers en perspective pour les forces progressistes et d’ouverture. Rester humain face Ă  la barbarie pourrait bien devenir un dĂ©fi de ce siècle.

Note rédigée au titre des activités passées de l’auteur au sein de la cellule communication de la Coalition internationale contre Daech.

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