Crise sanitaire, terrorisme et Donald Trump : un cocktail conspirationniste

Entre la Covid-19, les attaques terroristes et la défaite de Donald Trump lors de la dernière élection présidentielle aux États-Unis, les théories conspirationnistes foisonnent dans le débat public. Antoine Bristielle et Tristan Guerra en analysent les ressorts, notamment à travers le rôle joué par les réseaux sociaux, et proposent des pistes pour en enrayer l’essor.

Complotisme et crises 

De la Covid-19 qui aurait été fabriquée sciemment dans un laboratoire chinois au port obligatoire du masque qui en fait serait un rituel pédo-satanique, en passant par les fermetures de restaurants et de bars à Marseille dont la vraie motivation serait de se venger du professeur Didier Raoult, le développement des théories conspirationnistes a connu une forte augmentation depuis le début de l’épidémie de la Covid-19. Dans le même temps, l’assassinat du professeur Samuel Paty, décapité par un terroriste islamiste, n’a pas manqué de susciter l’apparition de discours complotistes, en particulier sur les réseaux sociaux : cet assassinat aurait été commandité par l’État pour décrédibiliser la religion musulmane et/ou justifier encore davantage la mise en place d’un couvre-feu. Enfin, outre-Atlantique, c’est même Donald Trump, président en exercice, qui en est venu à se réfugier derrière des théories du complot pour justifier son retard sur Joe Biden. Sa défaite s’expliquerait ainsi par « une ingérence électorale dans le vrai sens du terme par de puissants intérêts spéciaux ».

Ces phénomènes n’ont finalement rien d’étonnant. Dans les périodes de crises majeures où les repères individuels sont largement bouleversés, les théories conspirationnistes offrent des clés de compréhension, certes extrêmement simplistes, néanmoins bien réelles à des événements pouvant à la fois paraître incontrôlables, incompréhensibles et intolérables. Dans ces circonstances, le recours aux théories du complot définies comme « les tentatives d’expliquer les causes ultimes d’événements et de circonstances sociales et politiques importants par la revendication de complots secrets par deux ou plusieurs acteurs puissants » peut apparaître comme une échappatoire. Devant le choc et l’incompréhension suscitée par les attentats de Charlie Hebdo, Montrouge et de l’Hyper Cacher, de nombreuses théories conspirationnistes étaient ainsi apparues pour expliquer l’événement. Une précédente étude menée par la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch montrait ainsi que même plusieurs années après ces attentats, encore un cinquième des Français doutaient de la version officielle des faits. 

L’épidémie de la Covid-19 qui continue de se propager à travers le monde constitue ainsi l’archétype d’un événement susceptible de pousser à une augmentation des théories conspirationnistes parmi les populations. Dans la mesure où cet événement conduit à des bouleversements majeurs dans le mode de vie de tout un chacun, la tentation est grande soit de chercher des boucs émissaires à l’épidémie (Bill Gates et les entreprises pharmaceutiques, par exemple), ou bien de refuser les mesures sanitaires sous prétexte que l’épidémie serait terminée, voire n’aurait jamais vraiment existé, et ce malgré la barre du million de morts qui a été franchie au niveau mondial.

Or, force est de constater que les théories complotistes à propos de la Covid-19 se diffusent à une vitesse faramineuse au sein de nos démocraties. Étudiant le cas du Royaume-Uni, Daniel Freeman et ses collègues montrent qu’un quart des Britanniques croit au moins à quelques thèses conspirationnistes concernant la Covid-19, et qu’un autre quart croit à un nombre extrêmement important de ces thèses (le virus aurait été créé par une organisation puissante, le confinement aurait été décidé pour pouvoir contrôler chaque aspect de nos vies, ou le coronavirus proviendrait en réalité de la 5G).

Il est, par ailleurs, extrêmement frappant de constater à quel point la croyance dans une théorie du complot entraîne une croyance dans les théories du complot en général. La croyance dans les théories du complot sur les questions médicales déborde ainsi largement ce cadre strict. Dans une étude menée sur le cas français avant le commencement de la pandémie, on constate que le fait de croire que le gouvernement est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher la réalité sur la nocivité des vaccins est très fortement corrélé à une croyance dans d’autres théories du complot comme l’existence d’un complot sioniste à l’échelle mondiale ou l’existence des « Illuminati ». 

Cette consistance des croyances dans les théories conspirationnistes se remarque encore lorsque l’on étudie différents mouvements de contestations s’étant développés au gré de la crise de la Covid-19. Si les anti-masques justifiaient leur opposition par le fait qu’en réalité l’épidémie serait terminée, voire n’aurait jamais existé, ils étaient également plus de 65% à croire en plus de la moitié des autres théories conspirationnistes présentées et ce, encore une fois, pas seulement sur des questions médicales. 

Tableau 1. Attitudes complotistes des anti-masques sur Facebook par rapport à l’ensemble de la population française
  Anti-masques Ensemble de la population
Le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins 90% 43%
L’accident de voiture au cours duquel Lady Diana a perdu la vie est en fait un assassinat maquillé 52% 34%
Les « Illuminati » sont une organisation secrète qui cherche à manipuler la population 52% 27%
L’immigration est organisée délibérément par nos élites politiques, intellectuelles et médiatiques pour aboutir à terme au remplacement de la population européenne par une population immigrée 56% 35%
Il existe un complot sioniste à l’échelle mondiale 57% 22%

Si, en temps normal, la croyance dans les théories complotistes est déjà un phénomène répandu dans la population et donc problématique, la situation se complique encore en période de pandémie. À nouveau, les études menées outre-Manche montrent que les personnes qui croient dans les théories complotistes vont avoir tendance, davantage que les autres, à refuser de respecter les mesures sanitaires tels que les « gestes barrières ». De même, elles déclarent largement qu’elles refuseront de se faire vacciner si un jour un vaccin contre la Covid-19 était disponible. Ce refus de la vaccination illustre bien les conséquences potentiellement désastreuses que peut avoir la diffusion des théories complotistes parmi les citoyens. En période de crise sanitaire majeure, la croyance dans les théories complotistes constitue une vraie menace de sécurité collective. 

De la même manière, la croyance dans les théories conspirationnistes lors d’attentats peut avoir des conséquences délétères dans la mesure où le traitement des problèmes liés au terrorisme nécessite un large assentiment de la population, que les croyances complotistes viennent saper, au moins partiellement. 

De quels leviers disposons-nous pour lutter contre ces croyances ?

En ayant recours à des données collectées lors d’une précédente enquête, nous construisons une « échelle du complotisme » qui permet de mesurer l’adhésion des individus à une série de théories du complot. À partir des dix questions mesurant la croyance des individus dans une série de théories du complot, il est possible de construire un score unique de complotisme. Pour chaque répondant de l’enquête, nous calculons simplement la moyenne de ses réponses. Les indicateurs psychométriques couramment utilisés pour s’assurer de la consistance d’une échelle de mesure montrent que les attitudes complotistes forment une échelle très robuste. L’homogénéité des réponses est ainsi vérifiée par deux indicateurs classiques, l’alpha de Cronbach (.90) et le H de Loevinger (.54), qui atteignent des valeurs suffisamment élevées pour valider l’unidimensionnalité de l’échelle construite.

Ensuite, nous modélisons les attitudes complotistes pour mieux identifier les facteurs explicatifs de l’adhésion à ces théories. L’objectif est ici d’utiliser une méthode statistique qui permet de comprendre, toutes choses égales par ailleurs, les mécanismes profonds expliquant pourquoi certaines personnes adhèrent davantage à des théories complotistes et d’autres moins. Pour ce faire, nous effectuons une régression linéaire de l’échelle du complotisme. Cette méthode permet d’avoir un raisonnement « toutes choses égales par ailleurs » : par exemple, si l’âge, le sexe, la catégorie socioprofessionnelle, le niveau de diplôme et le vote à la présidentielle sont similaires, le comportement médiatique entraîne-t-il des différences de croyance dans les théories conspirationnistes ? C’est à ce type de questions que nous sommes en mesure de répondre.

Dans la suite de cette note, nous mettons en lumière trois facteurs explicatifs des attitudes complotistes. Ils offrent trois pistes susceptibles d’être creusées pour mieux lutter contre la diffusion des théories complotistes et leurs conséquences sociales. Ces trois facteurs identifiés se situent respectivement au niveau informationnel (les types de médias utilisés pour s’informer), vient ensuite une composante éducative et générationnelle et, enfin, la nécessité de retrouver de la confiance dans les institutions nationales.

Des effets informationnels : le rôle joué par les réseaux sociaux dans l’adhésion au complotisme

Parmi les vecteurs principaux qui sont régulièrement cités pour expliquer la diffusion du complotisme parmi la population, le type de média utilisé pour s’informer figure en bonne place. Dans cette partie, nous considérons le seul effet des médias sur le rapport aux théories conspirationnistes. 

Selon les dernières études, 47% des Français s’informent prioritairement via la télévision, 28% via Internet, 17% via la radio et 7% via les journaux papier. Si Internet et les réseaux sociaux gagnent du terrain, la télévision reste le média privilégié des Français pour s’informer.

Nos calculs montrent que, par rapport à ceux qui s’informent prioritairement via la télévision, le fait de s’informer via la radio et via la presse écrite est associé à un plus faible niveau de complotisme. A contrario, et contrairement à une idée assez répandue, s’informer prioritairement via Internet et les réseaux sociaux n’entraîne pas un plus fort attrait pour les théories conspirationnistes (Figure 1). 

Figure 1. Effet de la consultation de différents médias sur le niveau des attitudes complotistes

Lecture : S’informer par Internet ne rend ni plus ni moins complotiste que de s’informer via la télévision (modalité de référence). S’informer à la radio ou dans les journaux diminue significativement le niveau des attitudes complotistes.

Deux choses extrêmement intéressantes ressortent de ces résultats. D’une part, le rôle de la télévision dans la diffusion de certaines idées conspirationnistes ne doit pas être écarté. Aux États-Unis, où la polarisation idéologique des chaînes est certes bien plus importante qu’en France, l’alerte avait néanmoins été lancée sur le rôle de Fox News dans la diffusion des thèses conspirationnistes, notamment en matière climatique. Il semblerait qu’en France, certains contenus télévisuels sont ainsi à même de renforcer les croyances dans les théories conspirationnistes. Les nouveaux positionnements de chaînes telles que CNEWS ou C8 avec des émissions comme « Balance ton post ! » peuvent s’avérer également problématiques. 

D’autre part, Internet, pris dans toute sa diversité, n’entraîne pas une plus forte adhésion aux théories conspirationnistes : ceux qui s’informent prioritairement via Internet et les réseaux sociaux ne sont ni plus ni moins conspirationnistes que les citoyens privilégiant l’information télévisée.

Néanmoins, entrons maintenant dans le détail et considérons les différents types de comportements médiatiques sur Internet, en différenciant les individus s’informant sur Internet à partir des sites de grands médias en ligne de ceux s’informant via les portails agrégateurs d’actualité comme Google News ou Yahoo!, et enfin de ceux s’informant via les réseaux sociaux. À ce niveau, des différences considérables se donnent à voir : le fait de s’informer via les réseaux sociaux et les plateformes de vidéo en ligne est largement associé à une plus forte croyance dans les différentes théories conspirationnistes (Figure 2). Si Internet est bien trop souvent considéré de manière générique, il faut, au contraire, bien saisir à quel point les comportements médiatiques en ligne peuvent être différents les uns les autres et peuvent avoir des conséquences différentes : lire Le Monde en ligne n’aura assurément pas les mêmes effets que de s’informer sur des groupes Facebook.

Figure 2. Effet de la consultation des médias en ligne sur les attitudes complotistes

Lecture : En comparaison avec la consultation de sites de grands médias, la consultation des réseaux sociaux est associée à un plus haut niveau d’attitudes complotistes. 

S’il existe une relation claire entre s’informer sur les réseaux sociaux et croire dans les différentes théories conspirationnistes, dans quel sens la relation a-t-elle lieu ? Est-ce que les individus deviennent conspirationnistes en s’informant sur les réseaux sociaux ou est-ce qu’au contraire les réseaux sociaux rassemblent des individus au départ déjà conspirationnistes ? 

Il semble, à ce niveau, que la relation puisse se jouer dans les deux sens : d’une part, les réseaux sociaux apparaissent comme de véritables incubateurs aux théories conspirationnistes. Par exemple, la rumeur du « pizzagate », reliant en 2016 le directeur de campagne de Hillary Clinton à un réseau pédophile, s’était largement propagée via les réseaux sociaux, de même pour la « fake news » sur la théorie du genre au moment de La Manif pour tous. L’impact des réseaux sociaux sur le développement des théories complotistes a également pu se vérifier plus récemment dans le contexte épidémique de la Covid-19. Étudiant les 69 vidéos les plus vues au niveau mondial concernant le coronavirus, Heidi Oi-Yee Li et ses collègues montrent ainsi que 27,5% d’entre elles contenaient des fausses informations. Et, à ce niveau, le comportement des plateformes est loin d’être irréprochable. Dans la mesure où les théories du complot ont plus de chance de retenir l’attention et donc d’augmenter le temps passé sur la plateforme – au contraire des informations consensuelles –, les algorithmes ont tendance à mettre en avant ce type de contenu fallacieux. Une étude montrait ainsi que lorsque l’on tape « est-ce que la Terre est plate ou ronde ? » dans Google, 20% des premiers résultats vont être en faveur de la théorie de la Terre plate. Par contre, lorsque l’on effectue la même opération sur YouTube, c’est le cas de 35% des résultats dans la barre YouTube classique et c’est le cas de 90% des vidéos qui vont être proposées via l’algorithme de suggestion YouTube !

Si les réseaux sociaux diffusent ainsi largement des théories conspirationnistes et sont donc à même d’entraîner une plus forte croyance dans les théories conspirationnistes, le phénomène inverse peut également se produire : ces espaces ont toutes les capacités de rassembler des individus ayant de prime abord une forte appétence pour les théories conspirationnistes. La particularité des réseaux sociaux, comme les groupes Facebook, par exemple, est en effet de pouvoir fonctionner comme des « bulles de filtres », des espaces clos dans lesquels les arguments adverses ne sont plus présents. Alors que le but premier des réseaux sociaux était de mettre en relation des individus les uns avec les autres, ils sont, au contraire, en mesure de créer des espaces fermés, regroupant uniquement des personnes partageant d’emblée des avis similaires. Dans cette perspective, les réseaux sociaux n’auraient pas forcément le pouvoir de convaincre des personnes, mais renforceraient plutôt les attitudes complotistes chez des individus ayant au départ de fortes prédispositions à croire en ces théories. Mais, plus encore, ces espaces permettraient aux conspirationnistes de se créer un corpus idéologique en accumulant un ensemble d’arguments justifiant le bien-fondé de leurs croyances conspirationnistes et pouvant être réutilisé par la suite pour convaincre d’autres personnes. 

Une marge de manœuvre limitée voire contre-productive ?

La loi du 22 décembre 2018 sur la manipulation de l’information a tenté d’apporter une réponse à la diffusion non pas seulement de théories conspirationnistes mais plus globalement de « fausses informations ». Plusieurs obligations sont ainsi développées, les plateformes numériques devant notamment explicitement mettre en place des stratégies pour lutter contre les comptes diffusant des fausses informations. 

Lors des premiers mois de l’épidémie de la Covid-19, Facebook et Twitter ont ainsi substantiellement durci leur politique de modération afin de lutter plus efficacement contre les fausses informations propagées à propos du coronavirus. Ainsi, des tweets ou posts Facebook de Nicolas Maduro, Jair Bolsonaro ou Rudy Giuliani ont été supprimés car ils diffusaient des informations factuellement fausses à propos du coronavirus. Twitter a ainsi expliqué cibler tout particulièrement certains types de contenus comme ceux promouvant un traitement dangereux ou inefficace contre la Covid-19 ou ceux à même de provoquer certains mouvements de panique injustifiés. Dans une démarche similaire, Facebook a annoncé récemment avoir procédé à la suppression de 900 pages liées à la théorie complotiste QAnon. 

Néanmoins, plusieurs objections peuvent être faites à cela. D’une part, les théories complotistes sur les réseaux sociaux ressemblent à une hydre, si une tête est coupée, une autre ressurgit quasi instantanément. Si les pratiques de modération des principaux réseaux sociaux peuvent ainsi être extrêmement symboliques, elles peinent néanmoins à contenir efficacement la diffusion de théories conspirationnistes. 

Outre cet aspect purement technique, deux autres problèmes de fond se posent. Tout d’abord, si la lutte contre les théories conspirationnistes est un impératif, la lutte contre toute forme de censure l’est tout autant. Or, le risque n’est pas exclu que, pour se prémunir de toute accusation de laisser libre cours aux théories conspirationnistes, les plateformes ne suppriment préventivement des contenus trop critiques mais non directement conspirationnistes. Enfin, comme nous le disions plus haut, le sens du lien entre réseaux sociaux et théories complotistes demeure incertain. Si le fait de s’informer sur les réseaux sociaux entraîne une plus forte croyance dans les théories complotistes parce qu’elles y seraient davantage présentes sur ces espaces, alors effectivement lutter contre leur diffusion sur les réseaux sociaux pourrait s’avérer absolument efficace. Mais la relation inverse est tout aussi probable : les individus auraient de prime abord des prédispositions complotistes et le fait de s’informer sur des médias alternatifs serait justement causé par leur haut degré de complotisme. Dans ces conditions, la suppression des contenus conspirationnistes en ligne n’aurait finalement que peu d’effet, pire, cela pourrait même renforcer leur croyance qu’il existe un grand complot à l’échelle mondiale visant à censurer tous les discours contestataires.

C’est une mise en garde similaire qui peut être faite au gouvernement concernant sa volonté de muscler la politique de lutte contre les discours de haine en ligne et de « cyber-islamisme ». En effet, trois thèses principales viennent expliquer les phénomènes de radicalisation islamiste. Pour Gilles Kepel, la montée du djihadisme serait liée à une radicalisation de l’islam et à la plus grande prégnance de l’école salafiste dans les communautés musulmanes à travers le monde. Olivier Roy, pour sa part, propose la thèse de « l’islamisation de la radicalité » : l’islamisme politique comblerait un vide idéologique chez des personnes ayant de prime abord un profil radical. Pour un autre politiste, François Burgat, la radicalité islamique ne serait que la continuation sur le plan symbolique et culturel du processus de décolonisation ayant eu lieu, lui, uniquement sur le plan politique. Si ces thèses sont largement concurrentes, il n’en demeure pas moins que l’on perçoit à quel point la radicalisation islamiste est un phénomène de fond qu’une simple action sur les réseaux sociaux, serait, à elle seule, bien incapable d’endiguer. 

Dès lors, si la marge de manœuvre informationnelle est certainement la plus visible et la plus commentée elle apparaît néanmoins insuffisante à elle seule pour lutter efficacement contre les théories complotistes. Dans ces conditions, d’autres pistes doivent être envisagées.

L’effet de l’éducation : la prégnance du conspirationnisme chez les jeunes peu éduqués

Si les médias, et en particulier les réseaux sociaux, ont une influence majeure sur le développement de l’adhésion aux théories conspirationnistes, d’autres éléments jouent également un rôle important. À âge, sexe, comportement médiatique et politique similaire, moins un individu est éduqué, plus il aura tendance à croire dans les différentes théories complotistes. De même, à sexe, niveau de diplôme et comportement médiatique et politique similaire, plus un individu est jeune plus sa croyance dans les différentes catégories complotistes sera importante.

L’attrait pour le conspirationnisme des jeunes générations au faible niveau d’éducation est ainsi une problématique majeure touchant de nombreux pays de par le monde. 

Figure 3. Pourcentage de personnes croyant à plus de la moitié des thèses conspirationnistes présentées

À ce niveau, plusieurs initiatives ont été prises. D’une part, de nombreux médias ont développé des services de « fact-checking » afin de contrôler la véracité de différentes informations pouvant être diffusées. D’autre part, depuis 2013, un module d’éducation aux médias et à l’information est apparu dans les programmes de collège et de lycée afin que les élèves « développent les connaissances, les compétences et la culture nécessaires à l’exercice de la citoyenneté dans la société contemporaine de l’information et de la communication ».

Si ces mesures sont absolument nécessaires, elles partent néanmoins du présupposé que le manque d’éducation et de connaissances serait la seule source du conspirationnisme. Dans cette lignée, différents travaux – par ailleurs largement médiatisés – ont tenté d’expliquer la croyance dans les théories conspirationnistes par l’effet « Dunning-Kruger ». Selon cette théorie, les personnes les moins compétentes surestimeraient leurs compétences et seraient amenées à disséminer des théories pourtant inexactes, quand les plus compétentes sous-estimeraient au contraire leurs compétences et ne lutteraient pas contre les théories fallacieuses. Dans cette perspective, en augmentant les connaissances moyennes des individus, il serait alors possible de limiter grandement la diffusion des thèses conspirationnistes.

Or, cet effet ne permet pas à lui seul d’expliquer la propension des individus à épouser les thèses conspirationnistes, tant un autre mécanisme joue un rôle encore plus décisif. De nombreuses études ont en effet montré que les personnes qui présentaient un niveau élevé de complotisme développaient un « raisonnement motivé ». Ce terme désigne ainsi « un biais cognitif qui consiste à prêter attention aux informations qui confirment ses croyances et à rejeter celles qui les remettent en question ainsi qu’à développer des rationalisations pour maintenir ses croyances ». Bien souvent, les personnes qui ne croient pas dans les versions officielles des événements ont ces opinions parce qu’elles ne croient pas dans la légitimité des institutions qui produisent ces discours officiels. Dès lors, toute explication d’une situation particulière qui ne va pas dans le sens des institutions officielles est reçue avec une extrême sympathie. Par exemple, s’il existe une telle polarisation idéologique aux États-Unis concernant le réchauffement climatique avec un grand nombre de républicains ne croyant pas en la réalité du changement climatique, c’est principalement parce que ces personnes n’accordent aucune confiance et aucune légitimité aux institutions montrant pourtant, preuve à l’appui, que le réchauffement climatique est bien une réalité.

Cela montre ainsi qu’une troisième modalité d’action est nécessaire pour lutter contre les théories conspirationnistes, lutter contre la défiance touchant les institutions produisant des discours officiels. 

Donald Trump et le complotisme outre-Atlantique 

Aux États-Unis il est également possible de constater la perméabilité d’une part importante de la population aux croyances conspirationnistes. Ainsi, 27% des Américains croient en la vieille théorie selon laquelle le gouvernement cacherait des aliens dans la zone 51. De même, ils sont près de 22% à penser que le réchauffement climatique est un canular et 23% à croire que le 11 Septembre a été fomenté de l’intérieur. Cette adhésion aux théories conspirationnistes ne manque pas de revêtir un aspect profondément problématique dans la période de crises majeures – sanitaires et politiques – que les États-Unis traversent actuellement.

Sur le versant sanitaire, la crise de la Covid-19 a entraîné la propagation de nombreuses théories fallacieuses qui ont pourtant obtenu une audience considérable. 25% des citoyens américains sont ainsi prêts à croire que l’épidémie de coronavirus auquel le monde est confronté a été planifiée par des individus puissants. 

Mais le plus frappant dans l’époque actuelle est peut-être l’importance de la crise politique traversée par les États-Unis au moment de l’élection de son président. Donald Trump a largement remis en cause le processus électoral, n’hésitant pas à expliquer sa défaite par un complot démocrate. Il a ainsi pu déclarer : « Si vous comptabilisez les votes légaux, je gagne facilement l’élection. Si vous comptabilisez les votes illégaux et les votes tardifs, ils peuvent nous voler l’élection ». Si ces accusations de fraudes sont extrêmement graves de la part d’un président en exercice, elles se comprennent davantage tant de nombreux Américains sont prêts à croire qu’il existerait un « État profond » soumis au parti démocrate et qui contrôlerait les États-Unis à la place des représentants légitimement élus. Pas moins de 29% des Américains croient en cette théorie. Surfant largement sur cette croyance dans un État profond, la mouvance « QAnon » (mouvance qui regroupe les promoteurs de théories selon lesquelles une guerre secrète a lieu entre Donald Trump et des élites implantées dans le gouvernement, les milieux financiers et les médias, qui commettraient des crimes pédophiles et sataniques) s’est propagée comme une traînée de poudre aux États-Unis dans les mois précédent l’élection. Mais plus encore que ces données globales, il est extrêmement frappant de constater à quel point l’adhésion à ce type de théories conspirationnistes revêt un aspect partisan profondément clivant : 56% des électeurs républicains croient en la théorie QAnon alors que ce n’est le cas que de 4% des démocrates.

Si l’augmentation de la polarisation politique est un phénomène maintenant largement documenté outre-Atlantique, il semblerait qu’un nouveau stade ait été franchi. Désormais ce ne sont pas seulement les politiques proposées par le camp opposé qui sont attaquées mais également les institutions devant organiser la vie politique et la compétition électorale. 

La critique et la remise en cause des choix politiques, voire des représentants politiques qui en sont responsables, est quelque chose de profondément sain dans une démocratie, tant ce régime permet par essence d’organiser le conflit et de pacifier les oppositions. Au contraire, l’attaque systématique et fallacieuse contre les principales institutions politiques du pays menace largement le fondement même des régimes démocratiques. Encore une fois, si les causes profondes de l’adhésion aux théories conspirationnistes ne sont pas traitées, les bases, déjà chancelantes, de nos démocraties pourraient être remises en question.  

Retrouver de la confiance dans les institutions pour enrayer l’essor du complotisme

Nous avons jusqu’ici développé deux pistes de réflexion pour lutter contre l’attrait pour les théories conspirationnistes : porter une attention particulière au fonctionnement et aux contenus des réseaux sociaux, et mieux aider les jeunes générations, particulièrement celles et ceux qui sont peu diplômés, à mieux détecter les fausses informations. Un troisième axe d’action concerne cette fois-ci la confiance dans les différentes institutions de notre pays. Comme les différentes études le montrent extrêmement clairement, la confiance institutionnelle diminue progressivement au cours des deux dernières décennies pour atteindre des niveaux extrêmement bas. Ainsi, la confiance dans l’institution présidentielle est passée de 34% à 25% entre 2009 et 2018, pendant que la confiance dans l’Assemblée nationale subissait une chute du même ordre, passant de 39% à 26% sur la même période. Si certaines institutions régaliennes ou de service public comme la police, l’école ou les hôpitaux s’en sortent mieux, d’autres sont au contraire également extrêmement tancés par les électeurs : le taux de confiance dans les médias est de 31%, celui dans les partis politiques de 13%. 

Or, notre étude montre clairement qu’à âge, sexe, niveau d’éducation, comportement politique et comportement médiatique similaire, moins un individu aura confiance dans les différentes institutions du pays – l’armée, la police, la justice, l’école et les médias –, plus il aura tendance à adhérer aux différentes théories complotistes (Figure 4). 

Figure 4. Effet de la confiance institutionnelle sur les attitudes conspirationnistes

Lecture : Plus le niveau de confiance dans les institutions est faible, plus les individus vont présenter un niveau de conspirationnisme élevé ; inversement, une forte confiance dans les institutions est associée à des attitudes conspirationnistes moins élevées que la moyenne.

Il faut le dire clairement : la lutte contre les théories du complot ne pourra être menée qu’en restaurant de la confiance dans nos institutions produisant certes des informations véridiques mais pourtant fortement délégitimées. Quand la défiance institutionnelle est manifeste, comment faire en sorte que la parole de ces institutions puisse être légitime ? Si la défiance s’accroît encore, comme c’est le cas au cours de ces dernières années, il y a toutes les raisons de penser que la croyance dans les différentes théories du complot suivra la même évolution. 

Conclusion 

La diffusion et l’adhésion à un ensemble de théories conspirationnistes parmi les populations sont des phénomènes majeurs touchant largement nos sociétés. En temps ordinaire, cependant, cet attrait d’une part non négligeable de la population pour les théories conspirationnistes passe relativement inaperçu. La situation se complique néanmoins largement dans les périodes de crise exceptionnelle telle qu’un attentat ou que la crise sanitaire liée à la Covid-19. D’une part, lorsque tous les repères sont bouleversés et que les explications données tout comme les mesures prises par nos gouvernements paraissent incompréhensibles et/ou intolérables, l’attrait pour des théories venant tantôt apporter un espoir illusoire, tantôt remettre en question l’épidémie, tantôt désigner un bouc émissaire, se fait largement sentir. D’autre part, dans les circonstances particulières d’une crise sanitaire, l’adhésion aux théories conspirationnistes peut avoir des conséquences désastreuses : les personnes qui croient aux théories complotistes vont avoir tendance à refuser de respecter les mesures sanitaires comme les « gestes barrière », tout comme elles déclarent qu’elles refuseront de se faire vacciner si un jour un vaccin contre la Covid-19 était disponible

Dès lors, notre étude a permis de placer la focale sur trois facteurs fortement corrélés à l’adhésion aux théories conspirationnistes : le fait de s’informer en priorité sur les réseaux sociaux, le faible niveau d’éducation, en particulier au sein des jeunes générations, et la défiance envers les différentes institutions de notre pays. 

Ces trois dimensions constituent autant d’axes sur lesquels il est nécessaire d’agir afin de lutter efficacement contre la diffusion des théories conspirationnistes : réguler les plateformes numériques, fournir aux plus jeunes générations les armes intellectuelles pour lutter contre les théories conspirationnistes, effectuer un travail de vérification en profondeur des potentielles « fake news », etc. Notre étude vient néanmoins remettre en cause l’illusion technologiste qui supposerait que le traitement des différents maux touchant notre société – théories conspirationnistes, discours de haine en ligne – pourrait être résolu uniquement en régulant les lieux sur lesquels ils se diffusent.

Si les tentatives de régulation sont nécessaires et si le fait de mener une bataille argumentative sur les réseaux sociaux est souvent efficace, tout cela n’est néanmoins pas suffisant tant la haine et le complotisme s’enracinent plus profondément : les personnes ne croient plus dans les versions officielles parce que la défiance envers les institutions produisant les discours officiels atteint aujourd’hui des niveaux vertigineux.

Les causes de cette défiance institutionnelle sont multiples : déconnexion entre l’envergure des promesses électorales et le manque de marge de manœuvre politique des gouvernements nationaux, sentiment d’insécurité existentielle dans un monde où les différentes protections étatiques s’étiolent, problème de représentation au sein des institutions de la VRépublique, désacralisation de la politique dans les anciens et les nouveaux médias… Sans prise de conscience que les faiblesses inhérentes de nos institutions politiques entraînent ces effets délétères, nul ne pourra être plus surpris que les discours officiels contemporains ne récoltent pas l’assentiment espéré et que, en miroir, l’attrait pour les théories conspirationnistes ne se renforce encore davantage. 

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