Crise politique en Allemagne : la CDU à la croisée des chemins

En formant une alliance avec les néo-nazis de l’AFD pour devenir ministre-président du parlement régional de Thuringe, le libéral Thomas Kemmerich a brisé un tabou. Face au tollé, il a  déjà été contraint de démissionner. Mais en rompant la digue qui isolait jusque-là l’extrême droite allemande, il a plongé la CDU et l’Allemagne d’Angela Merkel dans une crise morale et politique. L’ancien secrétaire général de la Fondation européenne d’études progressistes Ernst Stetter analyse les conséquences de ce qui constitue d’ores et déjà une rupture dans l’histoire de la culture démocratique allemande.

La République fédérale d’Allemagne traverse une crise politique inédite. Elle a été déclenchée le mercredi 5 février 2020 par Thomas Kemmerich. Candidat libéral au poste de ministre-président du parlement régional de Thuringe, celui-ci a ce jour-là bravé un interdit moral en acceptant de former une majorité avec l’appui des élus d’extrême droite de l’AFD.

Au prétexte de vouloir empêcher la réélection de Bodo Ramelow, membre du parti de gauche Die Linke qui n’avait pas réussi à convaincre les électeurs de reconduire sa coalition « rouge, rouge, vert » (Die Linke, SPD, Die Grünen), la CDU et les libéraux du FDP ont ainsi accepté de voter avec un parti néo-fasciste dont le président de la branche régionale, Björn Höcke, n’hésite pas à nier publiquement la réalité du génocide des juifs. 

Cette alliance de circonstance constitue une rupture dans l’histoire de la culture politique de la démocratie allemande. En brisant ainsi le principal tabou éthique du pays à peine une semaine après les commémorations du 75e anniversaire de la libération d’Auschwitz, la décision de Thomas Kemmerich a immédiatement déclenché une réaction inquiète et consternée de l’ensemble de la société allemande. Seule issue acceptable à cette crise, l’élu a été contraint de présenter sa démission. Au niveau fédéral, le chef des libéraux Christian Lindner a posé la question de confiance au directoire de son parti et l’a obtenu. S’il a sauvé son poste, les conséquences politiques qu’il lui faudra payer ne sont pour l’instant pas encore claires. 

Du côté de la CDU, c’est en revanche un tremblement de terre aux multiples secousses qui vient d’être provoqué. La première a eu lieu dès le 10 février 2020 avec la démission de sa présidente, Annegret Kramp-Karrenbauer. Héritière désignée d’Angela Merkel, elle a au même moment renoncé de fait à briguer sa succession à la tête du pays. Son retrait signe l’échec de la stratégie d’Angela Merkel. C’est en effet cette dernière qui avait elle-même choisie Annegret Kramp-Karrenbauer et espérait que son mandat à la présidence de la CDU lui permette de se préparer pour accéder à la chancellerie après les élections fédérales de 2021. 

L’extrême droite a tendu un piège et porté un coup dévastateur à la culture politique en Allemagne. Depuis ses premiers succès en Allemagne de l’Est, l’AFD essaye en effet de se placer sur l’échiquier politique comme le parti du « centre bourgeois » (Bürgerliche Mitte). Cette stratégie s’adresse spécifiquement aux électeurs de la CDU déçus par la politique menée par une Angela Merkel qu’ils jugent trop au centre-gauche. 

La crise actuelle sert de révélateur de la situation critique dans laquelle se trouve l’Union chrétienne après quatorze ans de règne d’Angela Merkel. En mauvaise posture dans les sondages, son parti est le lieu d’un violent affrontement doctrinal entre ceux qui veulent se débarrasser d’elle au plus vite et le dernier carré de ses fidèles qui la soutient toujours. Lorsqu’il est plongé dans une telle situation, tout parti politique a un besoin vital d’un leadership fort. Mais Annegret Kramp-Karrenbauer ne disposait plus du soutien de ses troupes, et les événements de Thuringe semblent avoir déclenché la chute d’une série de dominos qui ne devrait s’arrêter qu’avec Angela Merkel elle-même.  

Surnommée le « fer à cheval », la stratégie de la CDU vis-à-vis des deux extrêmes du champ politique est désormais questionnée. Jusqu’à présent, le parti d’Angela Merkel s’était toujours pareillement refusé à coopérer à la fois avec Die Linke, considéré comme le parti héritier de la dictature communiste est-allemande, et avec les néo-nazis de l’AFD. Mais plusieurs fédérations régionales principalement implantées dans l’est du pays contestent désormais cette ligne décidée à Berlin et réclament ouvertement leur souhait de collaborer avec l’extrême droite dans l’espoir de garder ou de conquérir le pouvoir.

Cet inquiétant phénomène n’est pas cantonné aux territoires de l’ex-Allemagne de l’Est. Une aile de la CDU, « l’Union des valeurs» (WerteUnion), défend en interne des positions que les observateurs ont de plus en plus de difficultés à distinguer de celles de l’AFD et réclame ouvertement une réorientation idéologique du Parti. Annegret Kramp-Karrenbauer n’a pas eu la force ni l’envergure pour apprivoiser ces tendances et faire rentrer dans le rang ceux qui prétendaient en prendre la tête. Miné par son incapacité à surmonter sa faiblesse politique, par le manque de soutien au sein de la direction du parti et par l’attentisme et le laissez-faire adopté pendant trop longtemps par Angela Merkel, son mandat était voué à l’échec. 

La CDU est actuellement déchirée en interne par la lutte acharnée entre ces différentes tendances. Beaucoup d’élus et de militants de la CDU voient dans la politique d’Angela Merkel la principale raison de la montée de l’AFD. Cette aile prône pour y remédier une réorientation du Parti vers un conservatisme plus droitier qui, selon eux, permettrait de corriger ce qu’ils voient comme une dérive vers le centre-gauche de la politique menée par la chancelière. De leur côté, Angela Merkel et ses supporters pensent au contraire que la CDU doit persévérer dans son opposition frontale aux extrêmes et continuer à mener une politique centriste, seule garantie selon eux de se maintenir au pouvoir.  

Mise en place depuis décembre 2018, la stratégie de dissociation entre la chancellerie et la présidence du parti était une tentative de calmer les esprits et de freiner les divisions internes. On ne peut aujourd’hui que constater son échec, même si l’histoire de la République fédérale d’Allemagne le rendait prévisible. À la fin de leurs mandats de chanceliers, Konrad Adenauer, Helmut Kohl et Gerhard Schröder avaient tous également tenté d’instaurer une gouvernance bicéphale entre la présidence de leur parti et la chancellerie : cela ne suffit jamais à prévenir les turbulences politiques et aucune tentative ne fut couronnée de succès. 

La stratégie tentée par Angela Merkel et Annegret Kramp-Karrenbauer pouvait d’autant moins fonctionner que la chancelière n’a en réalité jamais abandonné son parti. Son intervention dans la crise, effectuée la semaine dernière depuis l’Afrique du Sud en a été la parfaite illustration. En réclamant la démission immédiate du ministre-président de la Thuringe et la tenue d’un nouveau vote, cette déclaration faite au milieu d’un déplacement à l’étranger ne pouvait être interprétée que comme le signal évident et décisif qu’elle était prête à laisser tomber la dauphine qu’elle s’était elle-même choisie. 

Angela Merkel a ici démontré une fois de plus qu’elle était encore capable de prendre des risques lorsqu’elle pensait que son pouvoir était menacé. En fin de compte, l’enjeu pour elle est désormais de tout faire pour tenter de sauver son héritage. Pour le préserver, elle a agit avec toute l’autorité dont elle dispose encore au sein d’une CDU qui continue à la respecter. La démission de Annegret Kramp-Karrenbauer est un premier pas dans la résolution de la crise interne du parti, mais tout dépendra à présent du choix de la personne appelée à lui succéder. Les spéculations sur les futurs candidats ont naturellement déjà débuté. On pense en premier lieu à Friedrich Merz, qui incarne l’aile droite du parti et qui avait été justement battu l’an dernier par Annegret Kramp-Karrenbauer dans la conquête de la présidence de la CDU. 

Vient ensuite Armin Laschet, qui gouverne la Rhénanie-Westphalie. Issu du courant d’Angela Merkel, il incarne quant à lui la garantie de la continuité politique. D’autres noms circulent également : Jens Spahn, actuel ministre de Santé et jeune loup de la politique allemande, ou même Wolfgang Schäuble, qui a l’avantage d’avoir l’autorité d’un vieux sage, une qualité non négligeable dans une situation aussi confuse. Le choix que la CDU doit opérer est difficile et lourd de conséquences : il déterminera également le prochain candidat à la chancellerie, et tous n’ont pas les mêmes chances de permettre au parti de prolonger son séjour à la tête du pays. En dernière analyse, l’objectif principal d’un parti de gouvernement comme la CDU reste de gagner des élections. Annegret Kramp-Karrenbauer a compris – et on lui a fait comprendre – qu’elle représentait désormais un évident risque de défaite. 

Les Libéraux et le SPD sont également confrontés à la même problématique. Le centre-gauche est constitué de couches sociales qui se refusent à toute forme de radicalisation vers la gauche ou vers la droite. En période de changements majeurs, ils votent principalement pour la stabilité. Tout en apportant une inflexion vers la lutte contre le changement climatique, les Verts allemands semblent pour le moment les mieux placés pour incarner cette forme de continuité. Trop concentré sur lui-même et incapable de suivre les évolutions de la société, le SPD semble de son côté incapable de séduire cet électorat. 

Dans le même temps, les travailleurs et les petits bourgeois qui constituaient jusqu’à présent l’électorat traditionnel du SPD s’orientent de plus en plus vers la CDU. De façon plus inquiétante, on observe même dans les régions de l’ex-Allemagne de l’Est un basculement des voix sociales-démocrates vers l’AFD. Si la CDU continue quant à elle dans sa social-démocratisation, le SPD aura du mal à reconquérir son ancien électorat. Le risque pour le SPD est désormais de voir se poursuivre l’hémorragie de son électorat. Un tel scénario d’étouffement progressif entre les Verts et la CDU le condamnerait à ne plus devoir jouer qu’un rôle mineur sur l’échiquier politique allemand. 

Dans ces conditions, il n’est pas certain que la grande coalition puisse résister à de telles turbulences politiques. Des élections régionales sont prévues à Hambourg à la fin du mois de février 2020. Bien que cette ville ne soit pas représentative du reste de l’électorat allemand, les résultats donneront une indication de la direction politique que prend le pays après le tremblement de terre de Thuringe. Le SPD court le risque imminent de perdre la ville au bénéfice des Verts et, en cas de fortes pertes, la pression s’amplifiera sur la CDU à l’échelle fédérale. 

Bien entendu, la grande coalition fera le maximum pour surmonter la crise afin de survivre et maintenir le cap au moins jusqu’à la présidence allemande de l’Union Européenne du deuxième semestre 2020. Mais une chose est désormais certaine : quoi qu’il advienne à Hambourg, la conquête de la chancellerie est à présent ouverte pour les Verts. 

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