Le Conseil économique, social et environnemental est un poste d’observation privilégié de l’état de notre société et de sa vitalité démocratique. Jean-Paul Delevoye, qui l’a presidé, livre ici ses nombreuses expériences et analyses. Karine Berger, ancienne députée, porte des propositions pour rénover notre démocratie. Un regard croisé issu d’une audition réalisée dans le cadre d’un groupe de travail sur l’avenir du Parlement animé entre 2015 et 2016 par Dominique Raimbourg, alors député, qui a initié la démarche « La loi pour tous, tous pour la loi ».
L’analyse de Karine Berger
Dans le cadre du congrès du Parti socialiste à Poitiers du 5 au 7 juin 2015, la motion « La fabrique » a porté des propositions sur la problématique de la démocratie citoyenne, de la participation citoyenne et, de manière générale, sur la représentativité du système politique actuel. Pour l’anecdote, ces idées sont systématiquement venues du réseau jeune qui nous avait rejoints lors de la phase des contributions. La question soulevée comporte donc une dimension générationnelle. Nous avons repris certaines idées, mais pas l’intégralité.
L’idée qui a été la plus défendue et qui se démarquait le plus de ce que nous avions dans notre texte initial était de transformer le Conseil économique, social et environnemental (CESE) en une assemblée de citoyens. Cette proposition s’est aussi retrouvée dans le débat sur l’avenir des institutions conduit par la présidence de l’Assemblée nationale. Dans la première version du texte, nous proposions que les membres du Sénat soient tirés au sort parmi les citoyens. L’idée était d’obtenir une assemblée qui, au lieu de relever comme aujourd’hui des mécanismes de partis politiques, correspondait à une représentation citoyenne. Notre idée était de lutter contre l’antiparlementarisme. Comment convaincre les citoyens que le Parlement n’est pas un mécanisme détaché de la démocratie ? La meilleure solution était de faire en sorte que n’importe qui puisse un jour devenir celui ou celle qui intervient sur les textes, un peu dans le même principe que pour les jurys de cour d’assises. Il s’agissait davantage de lutter contre l’antiparlementarisme que de réformer le parlementarisme lui-même. Tant que nos concitoyens n’auront pas la certitude que n’importe qui peut être désigné, nous aurons un problème de crédibilité et de représentativité, d’où l’idée du tirage au sort. Comment rendre le Parlement plus ouvert ? Nous en étions arrivés à penser qu’il fallait laisser les citoyens entrer au Parlement.
Nous avions également très fortement insisté sur un deuxième point. Sur certaines thématiques et certaines décisions, nous sommes confrontés à des mouvements de citoyens qui deviennent parfois plus puissants que les parlementaires. Nous l’avons nous-mêmes voulu par exemple sur la question des class actions. Dans la motion, nous avons également défendu l’idée d’une assemblée de citoyens, ou l’idée de faire en sorte que les associations citoyennes trouvent une structure de représentation qui leur donne une visibilité identique à celle des autres corps intermédiaires. Quand on se constitue en association citoyenne, en quoi n’est-on pas aussi représentatif qu’un syndicat ? Si c’est la même chose, comment faire participer cette association citoyenne aux décisions ?
J’en viens au troisième point. De nos jours, on n’a aucune raison de se trouver physiquement présent dans un lieu pour participer aux décisions. Les moyens techniques permettent de le faire de façon décentralisée. La même réflexion peut être émise sur les questions de décision parlementaire. Qu’est-ce qui empêche que des réunions soient tenues de façon officielle par le Parlement, tout en étant éclatées, ouvertes sur le territoire ? On peut tous suivre sur Internet ce qui se passe au Parlement, mais pourquoi le chemin inverse n’est-il pas encore pratiqué ? On voit arriver les flux de l’information là où l’on se trouve, mais on ne peut pas envoyer de l’information vers l’émetteur.
L’analyse de Jean-Paul Delevoye
Un sondage d’Atlantico posait la question suivante : « Certains Français pensent que la France doit se réformer en profondeur pour éviter le déclin mais qu’aucun homme politique élu au suffrage universel n’aura le courage de mener à bien ces réformes et que dans ce cadre, il faudrait que la direction du pays soit confiée à des experts non élus qui réaliseraient les réformes nécessaires mais impopulaires ». 67 % des Français étaien d’accord avec cette idée. Parmi eux, 51% ont une proximité politique Front de gauche, 54 % Parti socialiste, 80 % Les Républicains et 76 % Front national. La question que pose un tel sondage est celle-ci : sommes-nous en train de nous acheminer vers un régime de Vichy ?
Dans le monde entier, on voit émerger des partis antisystèmes. Nous devons être attentifs à cela. Si la classe politique semble défendre un système qui ne porte plus d’espérance, elle ne réussira pas à faire face à ce mouvement. Quels sont les éléments sur lesquels nous sommes construits ? Jusqu’en 1980-1982, on observe une répartition relativement égale, selon les déciles de revenus, de la richesse créée. Depuis cette période, on assiste à un formidable décrochage. Il se produit des effets mécaniques entre celles et ceux qui ont du capital et ceux qui n’en ont pas. On voit se reformer une société en forme de montgolfière. Ce phénomène déstructure les sociétés en voie de développement, alors qu’auparavant elles voyaient la classe moyenne s’accroître et la précarité diminuer, ce qui a porté un mouvement d’aspiration démocratique.
Tous nos systèmes démocratiques qui ont été construits sur la répartition de la croissance sont en train de se transformer, avec des élites qui fuient dans d’autres pays, une paupérisation, une classe moyenne qui disparaît, une humiliation sociale qui se répand et une déstructuration de quantité de corps (médecins, notaires, journalistes, etc.). L’économiste Esther Duflo a écrit dans son livre Repenser la pauvreté : « On défend les valeurs de la République quand on a le ventre plein. » On ne peut défendre le respect de la loi que par une culpabilisation des personnes qui sont plongées en pleine angoisse parce qu’elles sont l’objet de poursuites d’huissiers ou en raison de leur inquiétude pour l’avenir de leurs enfants. Ce genre de posture fait plaisir à celui qui émet le message, mais ne fait qu’exaspérer celui qui le reçoit.
Notre classe moyenne est en situation de stress, voire de panique. Le champ des espérances est en train de diminuer. Les espérances sont fortes dans une phase de croissance. Alors les peurs diminuent et les tentations de quitter le système s’affaiblissent. Nous sommes aujourd’hui brutalement passés à un moment où les idéologies politiques sont très fragilisées, ne sont plus porteuses d’espérance. Nous voyons bien que la relance keynésienne ne fonctionne plus – nous sommes en surcapacité monétaire et en sous-capacité d’opportunités d’investissements – et que les ultralibéraux, par l’autorégulation du marché, font face aux conséquences des inégalités.
Quand les espérances disparaissent et quand la classe politique semble uniquement préoccupée par la stratégie du pouvoir, la conquête du pouvoir – et pas un pouvoir au service d’un projet de société –, on ne peut demander aux citoyens d’assister à ce spectacle sans réagir. Or, les partis républicains ont un champ « espérantiel » qui diminue, alors que les partis populistes ont un champ des peurs qui grandit. Avec cette démarche d’exploitation des peurs, les champs de la tentation sont forts : partir à l’étranger, survivre par l’économie souterraine. Il y a trois ou quatre ans, la CIA a remis un rapport à Barack Obama. Ce dernier s’interrogeait sur la question de savoir si, demain, la régulation du monde serait encore aux mains des États nations ou des mégalopoles et des grandes entreprises multinationales.
Au moment où la mondialisation fait disparaître les frontières – puisque plus personne ne maîtrise la circulation des capitaux, des hommes et des biens –, en France on est encore focalisé sur une offre obnubilée par le pouvoir. Et ce pouvoir demeure calqué sur le modèle « Un prince, une religion, un territoire », c’est-à-dire une vision nationale, territoriale, et où la logique dominants/dominés reste la seule grille de lecture. Cela est en train de créer une intense crispation, alors que les enfants ne veulent plus apprendre et qu’il faut leur redonner le goût de la connaissance. Le citoyen veut adhérer, cesser de subir, il veut être coproducteur du futur. Au moment où l’on est en train d’entrer dans l’économie du capital humain, et non plus de l’exploitation du sol et du sous-sol, on s’aperçoit que toute la fiscalité est plaquée sur l’ancien système, lié au sol et au sous-sol. Or on doit gérer des flux, et non pas des stocks.
C’est la même chose s’agissant des citoyens. Il y a trois sujets : la répartition de l’échelle de valeurs, les chocs générationnels et l’évasion des systèmes collectifs. Si j’ajoute le schéma de la radicalisation de la vie politique (aux États-Unis, les votes communs entre démocrates et républicains sont de moins en moins possibles car les clivages ne sont plus avant tout politiques, mais désormais religieux), on se dirige vers un blocage institutionnel au niveau de l’État central. On aura une opposition obsédée par sa cohésion contre le gouvernement, quelles que soient ses options et ses perspectives pour le pays, avec une impossibilité de décider. Si à cela nous ajoutons la perspective du référendum britannique sur l’appartenance à l’Union européenne, qui peut mettre à mal les derniers mécanismes de solidarité européens, et un Front national qui continue à gagner des positions, nous aurons un paysage politique en déshérence, incapable de porter un projet de société et enfermé dans la gestion, avec des managers et non plus des leaders.
On observe aujourd’hui une formidable interrogation des citoyens. Au moment où l’on entre dans l’économie de la connexion, on se rend compte que l’on a toujours sous-estimé le rôle des individus face aux religions, comme celui des consommateurs par rapport aux entreprises, et des citoyens par rapport à la politique. Le pouvoir central veut garder sa capacité de contrôle, alors que les citoyens veulent des contrats.
La loi en France s’est constituée dans un cadre monarchique, son respect assurait l’autorité de l’État. Or, nous sommes entrés dans une société horizontale, dans laquelle c’est la fluidité de l’information qui crée la force d’une entreprise, par exemple, mais aussi d’un État. Cela oblige à réfléchir à une nouvelle relation au pouvoir. La France est un pays malade du pouvoir. La France et les Français ont une attitude assez particulière comparée à celle des autres pays. Ils préfèrent en général la jouissance du pouvoir à l’exercice du pouvoir. D’où les attributs. L’économique est en train de se venger, c’est la notion de contrat, donc de la confiance, et partant du partage. C’est en marche. Or toute l’intelligence administrativo-politique essaie de nous expliquer pourquoi « on ne peut pas faire » alors que la société fait déjà, que les citoyens sont créatifs et innovent. Si le système administrativo-politique veut tout contrôler alors que le monde de demain est un monde d’incertitudes, de complexités, d’agilité, d’adaptabilité, la rigidité du système créera des systèmes d’évitement ou de contournement, et l’on verra des démarches de désobéissance civile. Je ne crois pas à une révolte générale, du fait de l’importance persistante de la classe moyenne, mais je crois à des phénomènes de contestation du pouvoir.
De nombreux débats intéressants se tiennent en France mais, souvent, il ne s’agit pas des vrais débats. Le rapprochement États-Unis/Chine déplace le cœur de la régulation mondiale. Ce sont les normes sino-américaines qui vont s’imposer au monde. Aujourd’hui, les bombes atomiques, ce sont les banques de données, alors que nous restons obsédés par la bombe atomique. Alors que cette dernière rendait la guerre impossible, les premières rendent la paix impossible.
Aux États-Unis, 158 familles financent 50 % des dépenses politiques électorales. Par ailleurs, Google vient de tester son impact sur la victoire des candidats en fonction de la manière dont son moteur de recherche les positionne dans les résultats. Apparaître en première place entraîne un avantage concurrentiel de 15 à 25 %. Le numérique crée également une contraction du temps, avec de plus en plus de réactionnaires et de moins en moins de visionnaires. Or, sans projet, pas de mobilisation.
Comme le rappelle Pierre Rosanvallon, les autorités morales ont disparu. Or, quand on ne croit en rien, on est prêt à croire n’importe quoi. L’enjeu n’est donc pas la qualité de l’émetteur, mais le crédit moral accordé à l’émetteur par le récepteur. Les Français ont soif de débats politiques, et non pas politiciens. Ils ont besoin d’affectif, de considération, alors que la classe politique les punit en permanence. Le nazisme est arrivé au pouvoir en raison de l’humiliation. Il est difficile d’être pauvre dans un pays riche, et le système économique est en train d’humilier de plus en plus de personnes. L’humiliation a deux conséquences possibles : détruire le système ou se détruire soi-même. Depuis une dizaine d’années, les psychologues ont vu apparaître de nouvelles formes de suicide, notamment chez les jeunes de 10 à 12 ans, ou après des actes visant à détruire les situations d’humiliation. Le taux de suicide se révèle le plus bas durant les campagnes présidentielles. Il y a des ressorts psychologiques de l’opinion par rapport à un discours ou une espérance politique. Or, aujourd’hui, il n’existe plus de croyance, plus d’espérance. Nous sommes des ingénieurs de l’évolution des individus, mais nous analysons à partir de normes, car nous avons besoin de normalité. Mais nous devrions passer de la normalité à la capacité.
Le système cherche à protéger son confort plutôt qu’à répondre aux besoins des citoyens. Quand j’étais médiateur de la République, j’ai créé une plate-forme collaborative. Nous avons eu 800 000 connexions. Et si les rapports du médiateur ont eu un tel écho, c’est d’abord parce que j’ai écouté ce qui m’était ainsi dit. Par exemple, la problématique du malendettement était apparue grâce à deux interpellations, que j’ai approfondies auprès de juges des instances. Cela a permis de mettre le doigt sur des problèmes niés par les ministères. Lorsque j’allais voir des files d’étrangers dans une préfecture parisienne, le préfet affirmait que le traitement était de qualité. Mais, dans la journée même, j’entendais de nombreux témoignages contraires. Le regard administratif dit que tout va bien, le regard citoyen dit que tout va mal.
Les citoyens peuvent être de formidables évaluateurs des services publics. La peur du gendarme n’est pas le début de la sagesse. Aujourd’hui, la crédibilité des élus n’est pas suffisante dans les représentations. Je pense que le regard porté par tous est moteur de changements de comportements. Les lanceurs d’alerte sont utiles à cet égard. Je pense qu’ils peuvent apporter un peu de vertu. Quand tous portent le regard sur vous, vous changez de comportement. Plus j’ai ouvert le CESE, plus j’ai mis à mal les privilèges qui s’y exerçaient. Plus on ouvre, plus on crée de l’exemplarité, et c’est une force.
Cette obsession du pouvoir vous a conduits à valider une réforme territoriale qui a commencé par une carte de répartition du pouvoir. Or, il aurait fallu finir par cela, comme conséquence de la conception d’une offre territoriale dans la mondialisation. Le pouvoir et la préservation du pouvoir l’emportent sur l’adaptation des institutions à un monde qui change à toute vitesse.
Avec l’économie dans laquelle nous sommes entrés, ce n’est plus l’espace qui importe, c’est la bataille du temps – plus précisément la bataille du temps dans les idées. Il faut reconquérir les convictions des citoyens. Voyez le projet de Google de voiture sans chauffeur. Ce qui compte, ce n’est pas la voiture sans chauffeur, c’est de libérer tous les jours trois heures d’attention, de disponibilité, et de voir ce que nous allons pouvoir en faire. La bataille du temps et la bataille du mental sont absolument fascinantes. Aujourd’hui, si vous, les partis dits républicains, n’y prenez pas garde, avec la perte du sens de l’éducation à laquelle on assiste – on demande aux enseignants de respecter les programmes plus que les élèves et de remplir les têtes plus que d’éveiller les consciences –, vous risquez de voir se former un troupeau d’esclaves modernes menés par d’autres qui, eux, auront appris à gérer les émotions d’autrui. La politique sera un sport de glisse, du surf sur des vagues d’émotion impossibles à maîtriser. Pouvons-nous éveiller les citoyens et ne plus avoir des consommateurs de la République ?
Pierre Laroque, lorsqu’il a créé la Sécurité sociale en 1945, avait pour souci de mettre en place des organismes de solidarité qui ne soumettent pas l’homme, mais au contraire le préservent dans sa dignité. Quarante ans plus tard, il a lancé un cri d’alarme. Il constatait avec effroi que l’organe de la Sécurité sociale était devenu un dispositif d’encaissement et d’exigence de droits, et non plus un lieu d’acceptation des valeurs de solidarité. Avec la contestation de l’impôt à laquelle on assiste aujourd’hui, le modèle de consommateurs de la République se renforce. On ne veut plus que le juge soit juge, mais qu’il fasse souffrir le coupable ; on ne veut pas de bons enseignants, mais que nos enfants obtiennent la meilleure note ; on ne veut pas que le maire soit intelligent, mais qu’il installe une lampe devant la porte de chez soi, etc.
Si nous réfléchissons uniquement en fonction de l’offre politique, alors que nous avons sacrifié la demande politique sans penser cette demande, qui est devenue complètement consumériste, cela ne fonctionnera pas. Tout agriculteur prépare son terrain avant de semer. Cela pose notamment la question de la temporalité, car il faut intégrer le temps d’appropriation des enjeux, comme dans le cas du changement climatique. C’est ce qu’une structure comme le CESE a pu faire. Comme le dit Edgard Morin : « À force de sacrifier l’essentiel pour l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel. »
Les débats médiatiques sont concentrés sur l’urgence. Le CESE devrait être un facteur de gestion de cette temporalité. Mais nous devons également nous interroger sur notre gestion des débats publics. Des rapporteurs des débats publics se demandent si nos discussions n’attisent pas la violence des débats plutôt que de les nourrir. Nous voyons les débats comme des combats. Nous adoptons des postures qui les polarisent, notamment en les moralisant, ce qui ne permet pas une recherche partagée.
Le troisième moment est la participation. Je ne cesse de soutenir des initiatives d’élus. Concernant la coopérative citoyenne, je pense que, quand on donne au peuple le moyen d’être intelligent, il est intelligent. Or, l’élite politique reste frileuse. On veut toujours assurer son confort et il est toujours difficile de voir sa position remise en cause. Nous sommes habitués à la relation dominants/dominés. Notre pays n’est pas préparé à la confrontation positive, à la négociation positive, à la discussion positive.
La peur du débat citoyen est fascinante. Il existe des professionnels de l’instrumentalisation, et il faut être attentif à cela. Des personnes qui n’ont pas eu le temps de construire leur conviction sont prêtes à entendre n’importe quoi, des rumeurs infondées mais qui font plaisir, plutôt que de faire appel aux savoirs scientifiques. La disparition de la crédibilité de la parole publique et l’absence de stabilité du crédit créent une situation très grave. La relation entre le patient et le médecin est fascinante. Les patients ne voient plus les médecins comme des sachants, ils cherchent un guide. Il faudrait trouver cette façon d’être guide en politique pour des personnes désorientées dans un monde complexe.
Quand je suis devenu président du CESE en 2010, j’ai déclaré avoir trois objectifs : en faire une maison du futur, du dialogue et des citoyens. Tous m’ont dit : pas le futur, le quotidien. On a transigé sur la maison du temps long. Je pousse le CESE en direction de la prospective. S’agissant de la maison du dialogue, tout le monde en parle mais c’est difficile à pratiquer. En France, parce qu’on a minoré les contre-pouvoirs, nous passons notre temps dans la posture quand on est petit. On s’aperçoit que cette conflictualisation est en train de constituer un frein. Concernant la maison des citoyens, toutes les organisations s’y sont opposées en disant : les citoyens, c’est nous. En réalité, quand on détient un pouvoir, on n’a pas envie de le partager. Or, alors que tous ces corps s’emploient à défendre leurs pouvoirs, les citoyens sont inventifs et ils partagent. Ils ont compris qu’il n’y aura plus de croissance et que l’enjeu n’est plus de gagner davantage, mais d’être plus heureux avec moins. D’où l’enjeu de l’épanouissement et le développement de pratiques de médiation ou autres. Le pouvoir d’achat ne va pas doubler en vingt ans. D’où l’enjeu du partage. En écho à cette économie du partage et de l’intelligence, l’enjeu de lieux laïques de la découverte de l’autre. La sagesse citoyenne peut aider les politiques, les territoires peuvent pallier la faiblesse des États. En l’absence d’offre politique par obsession du pouvoir, les citoyens disent qu’ils vont se débrouiller seuls. La maîtrise et l’enfermement de l’offre politique sont en train de provoquer le contournement du système.
La République, notamment par son fonctionnement scolaire, au nom de l’égalité des chances, d’un certain modèle de réussite, valorise les échecs.
La discussion
Karine Berger
Vous dites que la société française, c’est de la demande. C’est avec cette idée que Nicolas Sarkozy a agi comme président de la République à partir de 2007. Chacun de ses discours était une réponse à une demande catégorielle. Si l’on se contente de répondre à la demande, on n’est plus dans la responsabilité politique.
Quand je présente un projet d’éolienne sur mon territoire, les personnes présentes dans la salle n’évoquent que des sujets personnels. Je veux bien entendre que la solution viendra du terrain. Cependant, de fait, ce ne sont pas nécessairement les défenseurs de l’intérêt général qui se déplacent le plus. Je suis bien d’accord sur le fait qu’il faut l’avis de tout le monde pour définir l’intérêt général. Mais l’intérêt général n’est pas la somme des points de vue exprimés. Notre société est-elle assez autonome et volontariste pour imaginer que les décisions prises dans des formes de « démocratie directe » soient conformes à l’intérêt général ?
Google est en train d’inventer un système « 1984 ». Il revendique une non-soumission aux lois, à l’État. Le fait qu’il ait testé son influence sur le vote m’intéresse particulièrement.
Dominique Raimbourg
Nicolas Sarkozy, avec son « Travailler plus pour gagner plus », propose un récit, mais il ne le met pas en œuvre. François Hollande, avec « Mon adversaire, c’est la finance », formule un autre récit qu’il n’applique pas. Et l’un et l’autre sont absorbés par la gestion du quotidien. Un quelconque récit peut-il être réalisé par une personne en charge de tout le quotidien ?
Apple fait 53 milliards de bénéfices. Les entreprises modernes telles qu’Apple sont en réalité très traditionnelles. Elles visent une confiscation monétaire optimale et un pouvoir totalement opaque. Elles sont inventives, mais il n’y a pas d’espoir dans un futur, leur gestion est efficace et traditionnelle.
Jean-Paul Delevoye
Pour répondre à la remarque de Karine Berger sur la demande et l’offre, oui, si l’on s’occupe uniquement de la demande, on est populiste. Il y a un traitement d’urgence et un traitement sur le long terme. Nous avons perdu quinze ou vingt ans dans la construction de la citoyenneté. Les Finlandais sont très heureux de leur service public. Ils ont un sens de l’impôt et de la solidarité que nous avons perdu. Il faut travailler sur la reconstruction d’une demande politique plus responsable, plus citoyenne, plus participative. Or, ce n’est pas ce que nous faisons et, en l’absence de récit, nous augmentons la radicalisation, la violence, contre l’intérêt général. Nous devons reprendre la question de la formation du citoyen. Les conseils de jeunes ont ainsi des effets à long terme sur les enfants qui en ont fait partie. Cela concerne aussi la place de la culture, qui est un lieu de partage plus nécessaire que jamais.
Le citoyen assiste à un cirque politique avec des offres auxquelles il ne croit pas. On a un magasin mensonger. On veut casser l’offre politique. On assiste à un brutal changement avec les jeunes qui choisissent Le Pen pour casser le système. On peut parler de comportement « schumpetérien politique ». C’est une destruction créatrice. Ils n’adhèrent pas forcément à l’idéologie, ce qui les intéresse est le marteau qui va casser le système en place.
On peut établir une comparaison avec les années 1920 et 1930. Dans les deux périodes on a une économie en crise, un discrédit politique majeur, de l’antiparlementarisme, de l’antisémitisme. Les terroristes islamistes nous enferment dans un piège : on casse l’économie des pays émergents et on provoque des vagues de migrants pour nourrir l’anti-islam. On a transformé insidieusement un débat politique en débat religieux, comme en témoignent les unes des journaux sur les « musulmans de France » ou les « Juifs de France ». Les luttes identitaires sont en train de remplacer les luttes de classe. En Italie, la peur de l’étranger était liée à la peur de perdre son travail. En France, elle était liée à la peur de perdre sa culture, son identité, ce pays de la diversité s’étant bâti sur une vision de l’unité qui est une uniformité. Donc, pour reconstruire une offre, il faut passer par le système scolaire, qui doit démontrer la force de la diversité. Il n’existe pas de réflexion politique pour modifier le comportement des gens.
Concernant la participation citoyenne, Karine Berger a raison, mais c’est aussi parce qu’on a perdu le sens de l’intérêt général. Il faut une stratégie pour construire des débats. Il faut notamment prévoir un « front du refus », cela permet au débat de décoller. Si les gens n’identifient pas ce qu’ils ne veulent pas, le débat s’égare. Une formation peut être construite et de nouvelles perspectives ouvertes pour les plus jeunes. Si l’on réussissait à faire prendre conscience dans les écoles de cette solidarité mondiale, on ferait naître un sentiment de responsabilité mondiale. On a fait travailler des plates-formes collaboratives avec des écoliers, des collégiens et des lycéens. Aujourd’hui, la crispation, l’angoisse du lendemain sont telles que tout projet qui va modifier le confort est rejeté. Notre système démocratique précaire va-t-il s’interdire de conduire tout projet d’intérêt général ?
Il faut construire ensemble un cahier des charges, une méthode de débat. Un programme pour le CESE pourrrait être celui-ci :
- études d’impact sur des PL,
- veille parlementaire pour suivre les préconisations du CESE,
- rapport annuel des émergences (si l’envie de se projeter dans le futur n’est pas plus forte que la peur du quotidien, tout sera en résistance),
- relais institutionnel pour les lanceurs d’alerte avec des protections juridiques,
- développement de la capacité d’évaluation,
- observatoire du dialogue civil.
Il faut permettre aux individus d’être coacteurs de la conduite politique. Dans les permanences, on doit vous dire : vous n’avez pas la réponse mais vous m’avez écouté. Qui écoute les citoyens aujourd’hui ? On leur demande d’obéir. Il existe une différence entre l’empathie et la compassion. L’empathie peut vous consumer, alors qu’avec la compassion on garde une distance.
Cécile Untermaier
Il faut retenir cette idée du temps long qui doit être aussi celui du Parlement. Nous avons imaginé une chambre du temps long dans la mission sur l’avenir des institutions. Le livre de Pierre Rosanvallon sur gouvernants/gouvernés exprime les préoccupations du groupe de travail.
Sur la demande citoyenne, je suis toujours très surprise d’entendre des citoyens me demander : qu’allez-vous faire pour moi ? Cette question rejoint celle de Dominique Raimbourg qui, la dernière fois, nous interrogeait sur les méthodes possibles pour développer l’intérêt général. La participation citoyenne impose un respect des citoyens dans les démarches qui leur sont proposées. il ne faut pas que ce soit un marché de dupes. Si l’on fait de la participation, cela suppose que la décision ne soit pas déjà prise. Enfin, tout cela doit être mis en lien avec l’exercice du mandat parlementaire et le non-cumul des mandats, qui induit une capacité de meilleure mobilisation citoyenne, une meilleure visibilité.
Jean-Paul Delevoye
Pierre Rosanvallon et Jacques Attali avaient souhaité que le CESE soit la maison des générations futures. Cinq jeunes ont fait le tour du monde pour voir comment les personnes vivent ensemble dans les différents pays. Leur conclusion a été que coexister, c’est faire ensemble. Comment faire coexister un chômeur et une personne salariée de sorte que les chômeurs ne soient plus perçus comme vivant aux crochets de la société ? Comment faire travailler ensemble ? Des citoyens qui travaillent ensemble sur un projet montent en gamme. On n’invective pas des personnes avec lesquelles on a discuté, avec qui on a participé à une action. Aujourd’hui, on cohabite, on ne fait pas ensemble. Je vois de plus en plus d’architectes venir dans les quartiers avec des outils pour de la coconstruction. La démarche participative est certainement dans le faire ensemble. La liberté, c’est offrir la possibilité du choix. Si vous permettez à quelqu’un d’avoir un choix, vous lui témoignez du respect, et il a un espace pour construire sa liberté. Or, nos procédures publiques ne sont pas faites pour avoir un choix.
Ce qui est intéressant, ce ne sont pas ceux qui viennent aux réunions, mais ceux qui en sont absents. Repérer immeuble par immeuble la personne inspirante. Les porteurs institutionnels de la parole officielle ne sont plus crédibles. Nous sommes tous obnubilés par la qualité de notre émetteur, sans nous soucier des récepteurs. Le récepteur n’est pas toujours branché sur la même longueur d’ondes. Parfois, il faut un décodeur. Les institutions sont dans un déni de réalité qui participe d’un recul de la République. Les statistiques ne représentent pas la réalité et bon nombre de réalités ne sont pas reflétées dans les statistiques.
Lorsque j’étais médiateur, j’ai entendu des témoignages de personnes en difficulté d’emploi. On ne nous regarde plus, disaient-elles. Je me demandais ce que cela signifiait. Après des échanges et des observations, on a constaté qu’au guichet, par exemple, on ne regarde pas les usagers. Xavier Emmanuelli me disait la même chose s’agissant des SDF, qui souffrent de l’absence de regard.
C’est une révolution dans le sens d’une remise en cause de notre système. Une révolution a eu lieu sur le plan psychologique. En 1945, les Américains se demandaient comment écouler leur production industrielle. Henry Ford avait réuni des psychologues. Ceux-ci avaient déclaré que nous étions alors dans une économie de satisfaction des besoins (se nourrir, se loger), ce qui était nécessairement limitant. Si l’on voulait doper la production industrielle, il fallait développer des envies, d’où la société de consommation. Cela a conduit à soutenir des causes politiques, comme le droit de fumer dans l’espace public pour les femmes, afin d’écouler des stocks de cigarettes. Mais le problème apparaît lorsque l’homme vaut plus dans la consommation que dans ce qu’il est, dans ce qu’il dépense que dans ce qu’il pense. Cela conduit à un phénomène de déshumanisation. Or, plus son identité est faible, plus on se construit dans ce qu’on consomme. Il faut donc passer de la soif de consommation au sens de la consommation. C’est le système éducatif qui est en jeu. Sur dix ou quinze ans, on peut changer cette éducation et, in fine, nos comportements.