Côte d’Ivoire, objectif présidentielle 2020

« Les vrais mogos ont des principes, les vrais mogos sont pas caméléons »,
Kiff No Beat, Gor la Montagne, 2015

Political brouhaha, c’est un titre récent de la star ivoirienne Alpha Blondy faisant écho à un morceau plus ancien d’une autre star, Tiken Jah Fakoly, Trop de blabla. Ces textes dénoncent la déconnexion d’une classe politique africaine par rapport aux problèmes des populations, son manque de respect, son absence de vision et de projet. Est-ce valable pour la Côte d’Ivoire de ce début 20201Deux approches universitaires récentes de la Côte d’Ivoire : « La Côte d’Ivoire sous Alassane Ouattara », Politique africaine, n°148, 2017/4, et « Côte d’Ivoire, le retour de l’éléphant ? », Afrique contemporaine, n°263-264, 2017. ? Si l’on fait un rapide tour d’horizon de la situation à moins d’un an de l’élection présidentielle d’octobre 2020, assiste-t-on à une version soft de Game of Thrones en mode lagune Ebrié, les dragons en moins, les crocodiles en plus ? Le lecteur jugera. Plus sérieusement, le jeu politique ivoirien pose des questions qui se retrouvent à des degrés divers dans nombre de pays ouest-africains. C’est en ce sens qu’il peut être intéressant.

Disons-le d’emblée, la Côte d’Ivoire mérite mieux que le débat politique actuel qui agite les cénacles et les observateurs sans vraiment prendre en compte les aspirations réelles des populations.

En route vers l’élection

Rappelons brièvement le contexte2Pour schématiser à l’extrême, aujourd’hui, le jeu politique ivoirien est divisé en trois (ou quatre) grands blocs. D’un côté les partisans du président Alassane Ouattara avec le Rassemblement houphouëtiste pour la démocratie et pour la paix (RHDP) et quelques micro-partis satellites. Vient ensuite le Parti démocratique de Côte d’Ivoire, organisation historique fondée par le père de la nation Félix Houphouët Boigny, actuellement dirigé par l’ex-président (1993-1999) Henri Konan Bédié, puis la mouvance gbagbiste avec le Front populaire ivoirien de l’ex-président (2000-2011), Laurent Gbagbo. Ces trois premiers « camps » recoupent plus ou moins la mosaïque ethnique et religieuse du pays. Dernier bloc, la nébuleuse autour de Guillaume Soro, ancien chef rebelle, ex-ministre de Laurent Gbagbo, ex-Premier ministre d’ADO et ex-président de l’Assemblée nationale. : en 1999, après le renversement du président Henri Konan Bédié, la Côte d’Ivoire des années 2000 rime avec crise économique et identitaire. De 2002 à 2007, le pays est quasiment coupé en deux : au nord, une « rébellion » des partisans d’Alassane Ouattara (communément appelé ADO, d’après ses initiales, le D valant pour Dramane) dans laquelle Guillaume Soro joue un rôle clef et, au sud du pays, le pouvoir du président Laurent Gbagbo. Bédié, ADO, Soro, Gbagbo, le quatuor qui compte.

Au second tour du scrutin présidentiel de 2010, les deux candidats arrivés en tête, ADO et Laurent Gbagbo, se déclarent tous deux gagnants, inaugurant une nouvelle année de crise qui verra la victoire du premier. Soutenu par la communauté internationale, ralliant à lui Henri Konan Bédié, l’inamovible leader du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), Alassane Ouattara est intronisé en mai 2011. Quant à Laurent Gbagbo, il est arrêté et transféré à la Cour pénale internationale. L’éléphant, symbole du pays, patauge depuis une décennie dans les problèmes, tout est à plat et tout est urgence, il faut s’atteler à la reconstruction. Celle-ci passe notamment par le désarmement des diverses milices, la réconciliation des communautés, la remise en route de l’administration, la reconstruction des infrastructures, etc. Scénario assez classique pour une sortie de crise mais demandant des efforts titanesques au vu de l’état du pays. Quatre ans plus tard, l’élection présidentielle de 2015 verra la réélection d’ADO, toujours soutenu par le PDCI, face au candidat d’une partie du Front populaire ivoirien, gbagbiste, Pascal Affi N’Guessan. Laurent Gbagbo, lui, reste toujours emprisonné à La Haye.

Durant les quinquennats Ouattara, la Côte d’Ivoire change. L’argent et les investissements affluent, certains quartiers d’Abidjan se métamorphosent, l’eau et l’électricité reviennent peu à peu. Si l’on suit les indicateurs économiques, cela repart. ADO entend faire de la Côte d’Ivoire un pays émergent pour 2020 – l’émergence, mot valise, très à la mode en Afrique lors de la dernière décennie3Cf . Thierry Vircoulon, « Ce qui émerge dans l’émergence de l’Afrique », The Conversation, 2 juillet 2018. –, telle est la petite musique que développe le pouvoir. Mais la fameuse émergence ne parle guère aux populations empêtrées dans les difficultés quotidiennes et finalement assez peu aux bailleurs. L’émergence est devenue un bruit de fond que quasiment personne n’écoute. La Côte d’Ivoire brandit des taux de croissance impressionnants. Cependant, son Indice de développement humain, même s’il est en progression, reste « faible » selon l’ONU. En 2019, elle occupe le 165e rang mondial (sur 189 pays) et près de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté (un peu plus d’un tiers selon le gouvernement). On le sait, de bons taux de croissance ne sont pas nécessairement synonymes de développement pour les populations.

En effet, si les avancées sont évidentes, certes à des degrés divers, il suffit d’avoir parcouru le pays durant toutes ces années pour s’en apercevoir, plusieurs interrogations demeurent.

La machine étatique est encore assez fragile. Les mutineries de janvier et mai 2017 en ont été une illustration. La réforme du secteur de la sécurité reste perfectible selon nombre d’experts. Ce n’est pas un hasard si, après ces mutineries, ADO a déplacé son fidèle Hamed Bakayoko du ministère de l’Intérieur à celui de la Défense et procédé à diverses nominations permettant de neutraliser plus encore les ex-com’zones4Les chefs militaires ayant pris fait et cause pour ADO lors de la crise. afin d’apaiser les tensions. Par ailleurs, la situation sécuritaire sous-régionale n’est pas au beau fixe ; on se souvient des attentats de Bassam en mars 2016 et, en janvier de cette année, des combats contre une cellule « djihadiste » survenus à la frontière avec le Burkina Faso. Concernant la fonction publique, le pays, comme ses voisins, est régulièrement touché par des mouvements de grogne et des grèves, d’enseignants notamment.

S’agissant du climat des affaires, les réformes entamées ont un impact encore insuffisant, ce qui est fort dommageable au vu du potentiel du pays. La Côte d’Ivoire est également un pays très endetté à l’instar de nombre de ses homologues. La corruption reste toujours prégnante, certes beaucoup moins que dans certains États limitrophes. Quant à la corruption de rue, le petit billet qu’on glisse au policier ou au fonctionnaire pour lui « mouiller la barbe », elle se porte à merveille. La Haute Autorité pour la bonne gouvernance ressemble toujours à une coquille plus ou moins vide.

Autre problème, la réconciliation entre les communautés est toujours quelque peu virtuelle sous bien des aspects. L’arrivée d’ADO a provoqué un « rattrapage » au profit des gens du Nord qui passe mal chez ceux du Sud. Dioula a pris coupe (les gens du Nord trustent le pouvoir), chantait un rappeur ivoirien dès 2013, et il suffit de voir ce qui se dit sur les réseaux sociaux pour s’apercevoir que les tensions subsistent.

Dans un pays où chaque année 300 à 400 000 jeunes arrivent sur le marché du travail, la question de l’emploi est un défi colossal, loin d’être évident à relever. Et les annonces des deux millions d’emplois créés depuis 2011 ne semblent guère convaincre.

Au niveau des infrastructures, si les choses avancent, les besoins restent de taille (fourniture en eau et en électricité, logements, écoles, hôpitaux et dispensaires, routes, etc.). ADO ne s’était d’ailleurs pas trompé en insistant sur les progrès réalisés en la matière lors de ses vœux de Nouvel An.

Le coût de la vie est une donnée fondamentale. En effet, si l’on va au-delà des images d’Épinal des centres commerciaux abidjanais de type Marcory Place et autres Cap-Sud ne profitant qu’à une classe moyenne encore très embryonnaire, la vie quotidienne des Ivoiriens est difficile. Les galeries marchandes pour toubabs étrangers et Ivoiriens privilégiés sont inaccessibles pour l’écrasante majorité. En outre, les augmentations impromptues (électricité, etc.) passent mal. D’autant plus que les populations voient leurs élites s’enrichir. Ainsi les publicités pour la classe affaires de telle ou telle compagnie aérienne qui parfois parsèment les panneaux publicitaires d’Abidjan peuvent laisser songeur. D’un côté, il y a la business class, et de l’autre, le gamin de Yopougon, rêvant d’Europe, que l’on retrouve mort dans les trains d’atterrissage à Roissy début janvier 20205Rappelons que la desserte d’Abidjan en vol direct ou via Bamako et Ouagadougou est l’une des lignes « africaines » d’Air France les plus rentables.. Deux images, deux raccourcis, qui traduisent symboliquement deux réalités du pays.

Principaux protagonistes et raidissement du pouvoir

Cela fait longtemps que l’élection présidentielle de 2020 est dans toutes les têtes du personnel politique ivoirien. Déjà en juillet 2018, une note confidentielle de la Délégation de l’Union européenne regroupant toutes les chancelleries membres de cette institution pointait la chose ainsi que « les failles politiques importantes de la reconstruction post-crise et les fragilités non-résorbées d’un pays peut-être moins solide et démocratique que sa bonne image pourrait le laisser penser »6Cette note a fuité dans la presse pro-Gbagbo (cf. Le Temps, n°4420, 6 juillet 2018). Les ambassades des pays de l’Union européenne à Abidjan sont les suivantes : France, Italie, Espagne, Pays-Bas, Belgique, Allemagne, Royaume-Uni..

En théorie, du côté du pouvoir, le scénario était le suivant. Après le vote d’une nouvelle constitution en 2016 créant un poste de vice-président et un Sénat, la mouvance d’ADO devait présenter son dauphin comme candidat, a priori le Premier ministre Amadou Gon Coulibaly. Pour le poste de vice-président, beaucoup parlaient de Patrick Achi, actuel secrétaire général de la présidence ayant rompu avec Henri Konan Bédié. Tout cela devait donner une victoire quasi assurée. Mais rien ne s’est déroulé comme prévu.

On connaît la boutade : si quelqu’un dit avoir compris le jeu politique ivoirien, c’est qu’on le lui a mal expliqué… Rembobinons pour essayer d’y voir plus clair. En janvier 2019, le congrès du parti présidentiel se déroule dans une ambiance tendue. Il entérine la rupture avec l’ex-allié Bédié et le PDCI. On bourre le stade Félix Houphouët Boigny d’Abidjan à coups de welcome pack et de cars venus de toutes les régions du pays. Les annonces grandiloquentes et déconnectées, les envolées lyriques de type « 2020 déjà gagné », atteignent des sommets. L’opposition en mode pro-Bédié n’est pas non plus en reste dans la surenchère. On allait voir ce qu’on allait voir, tel était le narratif prévu. Mais tout ceci fut éclipsé par la remise en liberté (sous conditions) de Laurent Gbagbo quittant alors sa cellule de Scheweningen pour une résidence bruxelloise.

La libération sous conditions du Woody de Mama7Le garçon de Mama, du nom du village d’où est originaire sa famille. Autre surnom de Laurent Gabgbo : « Le Boulanger », pour la tendance qu’on lui prêtait à rouler tout le monde dans la farine. redistribue les cartes. Il fallait voir la liesse dans les quartiers gbagbistes d’Abidjan lors de son annonce. Si aujourd’hui, il ne peut pas encore rentrer au pays, si la Cour pénale internationale peut encore lui mettre des bâtons dans les roues, il est redevenu le leader du Front populaire ivoirien. Il œuvre dès lors à réunifier sa mouvance jusque-là divisée en deux camps : celui des GOR (Gbagbo ou rien) et l’autre, plus conciliant vis-à-vis du pouvoir, mené par Pascal Affi N’Guessan, un de ses anciens Premiers ministres. Par ailleurs, Laurent Gbagbo a pris langue avec Henri Konan Bédié, l’ennemi d’hier, pour échafauder une plateforme commune.

Du côté du PDCI, tout porte à croire que Bédié, octogénaire « bon pied bon œil », sera candidat en octobre prochain. Comme nombre d’ex-présidents du continent ou d’ailleurs, il n’a plus grand-chose à dire. Il suffisait de lire son interview à Jeune Afrique de septembre 2019 pour s’apercevoir de la vacuité de ses propos concernant l’avenir du pays et de ses habitants, la seule chose que l’on en retenait était le mot revanche. Revoir le « sphynx de Daoukro » à la tête du pays ne serait pas nécessairement une bonne nouvelle pour les Ivoiriens, son passage à la tête du pays n’ayant pas été une réussite, son âge ne rimant pas non plus avec dynamisme. À l’heure actuelle, il semble être prêt à presque tout pour retrouver la présidence, comptant jouer sur une corde anti-ADO.

Face à cela, malgré des annonces sur la tenue d’élections bien évidemment libres et transparentes, le camp présidentiel montre des signes de durcissement. La candidature d’Amadou Gon Coulibaly, poulain d’ADO, patine quelque peu. Là encore, ce n’est pas parce qu’on est plus ou moins désigné comme le successeur que les choses sont pliées. Il faut parler, communiquer auprès des populations autrement qu’à coups de messages technocratiques et donc incompréhensibles pour le quidam moyen, il faut se construire un destin et montrer qu’on a une vision pour le pays et ses populations, ce qui est encore loin d’être le cas pour Amadou Gon Coulibaly qui reste, envers et contre tout, soutenu par le président. Se pose également la question du « ticket » avec le futur vice-président : finalement qui proposer au suffrage ? Le raidissement du pouvoir se traduit dans les faits par diverses péripéties qui viennent alimenter le feuilleton politique, des tracasseries et vexations touchant les opposants (éviction lors d’appels d’offres, retrait de passeport diplomatique, perquisitions et autres arrestations) à des mesures plus drastiques, à l’instar de la condamnation à vingt ans de prison par contumace de Charles Blé Goudé, libéré de la CPI en même temps que son mentor Laurent Gbagbo.

Le cas de Guillaume Soro, quatrième candidat potentiel, est encore plus symptomatique et révélateur de la pauvreté du débat et de la fébrilité du microcosme politique. Homme du Nord pouvant donc fissurer l’électorat pro-Ouattara, mais chrétien, ex-leader étudiant, ex-chef de la rébellion, ancien ministre de Laurent Gbagbo, puis Premier ministre d’ADO après son ralliement, puis président de l’Assemblée nationale, Guillaume Soro, vu un temps comme dauphin du chef de l’État, finit par démissionner de son poste en février 2019 : « J’ai rendu le tabouret, à présent je vais aller chercher le fauteuil… », aurait-il déclaré. Cette démission acte une position devenue intenable. En effet, une partie de l’entourage présidentiel qui lui est très hostile s’agite et l’accuse de tous les maux : c’est lui qui aurait été à la manœuvre lors des mutineries de 2017, il aurait envisagé et envisagerait un putsch, etc.

Si l’enfant de Gagnoa dispose d’atouts plus ou moins considérables – sa jeunesse, il a moins de cinquante ans, sa capacité à reconnaître ses erreurs, un charisme avéré, et une popularité réelle –, il souffre de véritables handicaps : absence d’équipes dignes de ce nom, manque de ressources financières – le trésor de guerre des années de rébellion ayant quelque peu fondu (et il faut vraiment beaucoup d’argent pour compter dans une élection présidentielle ivoirienne) –, influence moindre dans l’armée et un maillage territorial à consolider. De plus, le GPS (Générations et peuples solidaires), principal mouvement coiffant la galaxie de soutiens de celui qu’on surnommait Bogota lors de ses années de militantisme étudiant, peine à vraiment décoller.

Mi-octobre 2019, Guillaume Soro déclare finalement sa candidature depuis l’Espagne. Fin décembre, lors de son retour au pays, son avion est dérouté sur le Ghana. Il fait alors l’objet d’un mandat d’arrêt international lancé par le gouvernement pour « tentative d’atteinte à l’autorité de l’État et à l’intégrité du territoire national » auquel s’ajoutent d’autres affaires judiciaires. Quelques jours plus tard, plusieurs membres de son premier cercle sont arrêtés à l’instar de Souleymane Kamaraté Koné, alias Soul to Soul, maintenant familier des maisons d’arrêt ivoiriennes8La « découverte » en 2017 d’une « cache d’armes » dans sa villa de Bouaké lui a déjà valu une arrestation pour « complot contre l’autorité de l’État »., ou d’Alain Lobognon, un de ses bras droits, ex-ministre d’ADO.

Guillaume Soro reflue alors vers l’Europe pour « organiser la résistance » et semble quelque peu satellisé pour l’échéance 2020. Une chose est sûre avec son éviction, les partisans d’ADO ont effacé brutalement du jeu politique un concurrent et un homme politique populaire. « Quand c’est dur, seuls les durs avancent », dit le proverbe ivoirien, et à n’en pas douter, Guillaume Soro en est un. L’on aurait donc peut-être tort de l’enterrer trop tôt même si on l’imagine mal en piste pour octobre prochain.

Les candidatures officielles seront connues au début de l’été. A priori, il s’agirait des mêmes « vieux pères » qu’en 2010, ou leurs clones. Henri Konan Bédié, 85 ans, devrait être dans les starting-blocks. Si Amadou Gon Coulibaly, 60 ans, ne concourt pas, ce qui est peu envisageable, ce sera son mentor, Alassane Ouattara, 78 ans. Quant à Laurent Gbagbo, 75 ans, il est fort peu probable qu’il puisse se présenter (condamné à vingt ans de prison par la justice ivoirienne et en attente de diverses décisions de la CPI), mais il pèsera lourd dans la balance et on risque fort de voir Pascal Affi N’Guessan, 67 ans, revenu dans son giron, aller à la bataille. Rappelons qu’en Côte d’Ivoire, l’âge médian est de 19 ans et qu’environ soixante-dix pour cent de la population a moins de 35 ans… Les autres candidatures émanant d’acteurs souhaitant témoigner ou grapiller quelques places ne seront qu’anecdotiques. Et, dix ans après, on assisterait au match retour avec les mêmes ou par personnes interposées. Pas sûr qu’il y ait beaucoup de monde dans les gradins et que la rencontre passionne véritablement le public, si ce n’est les supporteurs les plus convaincus… Voir toujours les mêmes vieux pères sur le devant de la scène ou dans les coulisses peut laisser pantois. Que dire de certains membres de leurs entourages : les uns ne veulent pas lâcher l’affaire, les autres entendent reprendre leur part du gâteau, et finalement peu leur importe les Ivoiriens9En juin 2019, Tiken Jah Fakoly déclarait : « Aujourd’hui, on a que des pros en Côte d’Ivoire, les pro-Ouattara, les pro-Bédié, les pro-Gbagbo, les pro-Soro, on que des pros mais on n’a pas de pro-Côte d’Ivoire. Il faut des (…) gens qui aient le courage de dire aux présidents Ouattara, Bédié, Gbagbo d’aller se reposer. ». Appel à une nouvelle génération qui risque fort de tomber à l’eau au vu des pesanteurs du système politique ivoirien.. Pourtant en Côte d’Ivoire, il existe une génération de jeunes leaders potentiels, étouffée la plupart du temps par des pratiques old school, qui ne demande qu’à éclore…

Trois questions parmi d’autres

En attendant d’être fixés sur les candidats, trois grandes questions – malheureusement assez banales en Afrique francophone – vont agiter le jeu ivoirien, les analystes et les chancelleries. Toutes affaiblissent l’image du pays et actent la déconnexion du monde politique d’avec les populations.

Premier point, l’organisation du scrutin. Les polémiques concernant la Commission électorale indépendante vont s’amplifier – l’opposition refusant d’y participer – et pour cause, cette institution gère le calendrier électoral et annonce les résultats officiels. Il risque fort d’en aller de même au niveau des 549 commissions locales. La gestion du renouvellement des cartes d’identité, indispensables pour pouvoir voter, sera également au centre des polémiques. Outre leur prix assez exorbitant pour la plupart des Ivoiriens, 5 000 FCFA (soit près de 7,50 euros), la logistique liée à leur distribution demeure problématique. On retrouvera également les sempiternelles questions liées aux conditions d’enrôlement et à la mise à jour du fichier électoral (la radiation de certains électeurs et la prise en compte des nouveaux étant un thème récurrent et épineux dans nombre de pays du continent ou d’ailleurs). Rappelons qu’en novembre dernier, le gouvernement a sollicité l’ONU pour que celle-ci l’accompagne dans le processus électoral, comme cela avait été le cas en 2015. Dernier point moins « technique » : le peu d’appétence de la jeunesse pour s’inscrire sur les listes électorales qui traduit le manque de crédibilité de la classe politique. En Côte d’Ivoire, comme dans nombre de pays de la zone, ce sont d’abord des « vieux » qui votent.

Deuxièmement : la modification de la constitution de 2016. ADO annoncera des « ajustements » au cours du printemps. Si cela s’avère effectif, on va retrouver ses partisans brandir l’image d’une nécessaire adaptation aux réalités du pays et l’opposition se braquer en prônant le statu quo ante du type « Touche pas à ma constitution ». On a vu cela au Mali en juin 2017 avec la coalition Antè a bana qui a fait échouer un projet de réforme d’Ibrahim Boubacar Keïta. En Guinée, aujourd’hui, l’opposition est vent debout contre le référendum constitutionnel proposé par Alpha Condé.

Dernière question : celle du troisième mandat. ADO peut l’envisager grâce à la nouvelle constitution. Même s’il ne semble guère partant, il a annoncé que si Henri Konan Bédié se déclarait, chose hautement probable, il postulerait de nouveau à la magistrature suprême, et de même dans le cas d’une, assez hypothétique, candidature Gbagbo. S’il se représente, on verrait certaines grandes voix de la société civile prendre position et critiquer le « mandat de trop », l’opposition ne serait pas en reste et les camps opposés mobiliseront la rue à coup de démonstrations monstres, etc. Même si, pour certains observateurs, le « troisième mandat » n’est qu’un leurre destiné à brouiller les cartes, cela laisse planer un doute dommageable. La Côte d’Ivoire « modèle » se retrouve au même niveau que nombre d’autres pays de la région en termes d’image et de fonctionnement démocratique via un schéma de type « modification de la constitution égale troisième mandat ». Rappelons que l’élection présidentielle togolaise de février prochain voit Faure Gnassingbé en route vers un quatrième mandat et que, en Guinée, Alpha Condé envisagerait de concourir en décembre 2020 pour un nouveau mandat. Certains prennent déjà position contre un troisième mandat de Macky Sall prévu pour l’élection de 2024…

Tout ceci se place plus globalement dans un contexte de « retour de l’autoritarisme » en Afrique pointé par nombre d’analystes10Antoine Glaser, « De la démocratie à la démocrature familiale en Afrique », Pouvoirs, 2019, n°169, pp. 107-116 ; Victor Magnani et Thierry Vircoulon, « Vers un retour de l’autoritarisme en Afrique ? », Politique étrangère, 2019/2, pp. 9-23..

Ainsi, dans les semaines et mois à venir, on risque fort de voir le microcosme politique continuer de se radicaliser, les déclarations incendiaires devenir la norme, notamment chez les seconds rôles prêts à tout pour exister et se faire entendre. On verra les mêmes propos délirants et haineux se propager plus encore sur les réseaux sociaux, etc. Le tout sur fond d’alliances improbables faites et mal faites, défaites et refaites, de coups bas, de menaces plus ou moins voilées et autres arrestations intempestives. Qu’en dire ? Rien.

Grands oubliés dans ce triste jeu : les Ivoiriens, qui n’ont guère envie de revivre la crise de 2010-2011. Mais actuellement, qui leur parle vraiment ? Qui prend vraiment en compte leurs difficultés et leurs aspirations par-delà les déclarations banales ou les discours fleuves ? Personne.

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    Deux approches universitaires récentes de la Côte d’Ivoire : « La Côte d’Ivoire sous Alassane Ouattara », Politique africaine, n°148, 2017/4, et « Côte d’Ivoire, le retour de l’éléphant ? », Afrique contemporaine, n°263-264, 2017.
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    Pour schématiser à l’extrême, aujourd’hui, le jeu politique ivoirien est divisé en trois (ou quatre) grands blocs. D’un côté les partisans du président Alassane Ouattara avec le Rassemblement houphouëtiste pour la démocratie et pour la paix (RHDP) et quelques micro-partis satellites. Vient ensuite le Parti démocratique de Côte d’Ivoire, organisation historique fondée par le père de la nation Félix Houphouët Boigny, actuellement dirigé par l’ex-président (1993-1999) Henri Konan Bédié, puis la mouvance gbagbiste avec le Front populaire ivoirien de l’ex-président (2000-2011), Laurent Gbagbo. Ces trois premiers « camps » recoupent plus ou moins la mosaïque ethnique et religieuse du pays. Dernier bloc, la nébuleuse autour de Guillaume Soro, ancien chef rebelle, ex-ministre de Laurent Gbagbo, ex-Premier ministre d’ADO et ex-président de l’Assemblée nationale.
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    Cf . Thierry Vircoulon, « Ce qui émerge dans l’émergence de l’Afrique », The Conversation, 2 juillet 2018.
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    Les chefs militaires ayant pris fait et cause pour ADO lors de la crise.
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    Rappelons que la desserte d’Abidjan en vol direct ou via Bamako et Ouagadougou est l’une des lignes « africaines » d’Air France les plus rentables.
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    Cette note a fuité dans la presse pro-Gbagbo (cf. Le Temps, n°4420, 6 juillet 2018). Les ambassades des pays de l’Union européenne à Abidjan sont les suivantes : France, Italie, Espagne, Pays-Bas, Belgique, Allemagne, Royaume-Uni.
  • 7
    Le garçon de Mama, du nom du village d’où est originaire sa famille. Autre surnom de Laurent Gabgbo : « Le Boulanger », pour la tendance qu’on lui prêtait à rouler tout le monde dans la farine.
  • 8
    La « découverte » en 2017 d’une « cache d’armes » dans sa villa de Bouaké lui a déjà valu une arrestation pour « complot contre l’autorité de l’État ».
  • 9
    En juin 2019, Tiken Jah Fakoly déclarait : « Aujourd’hui, on a que des pros en Côte d’Ivoire, les pro-Ouattara, les pro-Bédié, les pro-Gbagbo, les pro-Soro, on que des pros mais on n’a pas de pro-Côte d’Ivoire. Il faut des (…) gens qui aient le courage de dire aux présidents Ouattara, Bédié, Gbagbo d’aller se reposer. ». Appel à une nouvelle génération qui risque fort de tomber à l’eau au vu des pesanteurs du système politique ivoirien.
  • 10
    Antoine Glaser, « De la démocratie à la démocrature familiale en Afrique », Pouvoirs, 2019, n°169, pp. 107-116 ; Victor Magnani et Thierry Vircoulon, « Vers un retour de l’autoritarisme en Afrique ? », Politique étrangère, 2019/2, pp. 9-23.

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