Coronabonds : l’UE sortira-t-elle de la querelle ?

L’Europe a trouvé, le 9 avril 2020, un accord sur les contours d’un plan de relance économique pour répondre à la crise du coronavirus qui impacte fortement les systèmes de santé et les économies des États membres. S’ils constituent une preuve encourageante d’une solidarité européenne qui a tardé à se mettre en place, les 500 milliards d’euros mis sur la table seront-il suffisants pour atténuer la déception des pays qui souhaitaient aller plus loin via des « coronabonds » ? Ernst Stetter, ancien secrétaire général de la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS), livre son analyse.

Après un marathon de négociations au sein de l’Eurogroupe, l’Union européenne (UE) a finalement trouvé le 9 avril dernier un accord sur les contours d’un plan de relance économique pour répondre à la crise du coronavirus qui ravage actuellement les systèmes de santé et les économies du vieux continent. D’un montant de 500 milliards d’euros, le plan comprend trois points principaux. 

Il apporte en premier lieu une garantie de 25 milliards d’euros à la Banque européenne d’investissement (BEI). Il offre ensuite une garantie équivalente à la Commission européenne, soit 25 milliards d’euros, pour aider les États membres à financer leurs mesures de chômage partiel. Non controversées, ces deux premières mesures ont fait l’objet d’un rapide consensus entre les partenaires européens. C’est en revanche sur le troisième point de l’accord que les négociations ont un temps semblé achopper. Il s’agissait de choisir la meilleure option pour aider les États membres à redémarrer leurs économies. Certains pays plaidaient pour la création de « coronabonds », soit l’émission d’obligations communes et garanties mutuellement par l’ensemble des pays de l’UE, tandis que d’autres militaient pour l’utilisation du Mécanisme européen de stabilité (MES) via un plan de relance de 420 milliards d’euros. 

Les Pays-Bas se sont farouchement opposés à l’idée d’utiliser le MES sans que n’y soit inclus en contrepartie l’assainissement des finances publiques habituellement exigé des pays qui y font appel. Peut-on réellement estimer dans ce contexte que l’accord finalement trouvé est bien, comme l’a estimé le ministre allemand des Finances Olaf Scholz, un « grand jour pour la solidarité européenne » ? 

En vérité, l’accord n’est rien d’autre qu’un compromis. Il était impératif d’y parvenir afin d’éviter le pire. Mais après plusieurs semaines de débats dans toutes les capitales européennes sur la nécessité de répondre à la crise par la création d’un nouvel instrument permettant de créer une dette commune garantie par l’ensemble de l’UE, le texte final de l’accord n’évoque même pas les coronabonds. Il est pourtant clair que ce sujet resurgira tôt ou tard, car l’enveloppe des 500 milliards, si elle est conséquente, ne sera suffisante ni pour régler la crise, ni pour calmer les esprits. 

Une crise inédite exige toujours de prendre des décisions fortes et d’imaginer des mesures innovantes. Le 28 mars dernier, Jacques Delors s’en était alarmé : « Le microbe est de retour ». Sortant de son silence, l’ex-président de la Commission européenne, âgé de 94 ans, dénonçait un « danger mortel » pour le projet européen si d’aventure les pays membres se révélaient incapables d’afficher leur solidarité face à la crise du coronavirus.

La pandémie de coronavirus a d’ores et déjà nécessité des mesures draconiennes au niveau de la quasi totalité des États européens. Celles-ci commencent à produire des premiers résultats qui permettent de donner un peu d’espoir pour les prochaines semaines. Les nouvelles infections diminuent lentement mais régulièrement dans les deux épicentres européens de l’épidémie que sont la Lombardie et Madrid. Le pic ne semble néanmoins pas encore atteint, et les chiffres quotidiens des personnes décédées demeurent à la fois alarmants et terrifiants.

Il est désormais évident que c’est seulement au travers d’une réponse commune et d’une action coordonnée plus forte que l’Union européenne pourra sortir ses pays de la situation catastrophique dans laquelle ils se trouvent et amorcer un retour à la normale via la mise en place de politiques publiques capables de rétablir l’activité économique et de garantir la stabilité sociale. 

Le dernier sommet des chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne avait été le point de départ d’un grave conflit entre les 27 sur le financement de la crise du coronavirus. Les lignes de fracture déjà apparues au moment de la crise de l’euro sont de nouveau mises en évidence : aux côtés de la France, de l’Italie et de l’Espagne, toute une série de pays ont exprimé leur volonté de pouvoir émettre des coronabonds. Le débat qui s’en est suivi rappelle fortement la controverse qui avait déjà entouré l’idée d’émettre des « eurobonds » pour sortir de la crise de l’euro. Comme à l’époque, les gouvernements allemand, autrichien et néerlandais rejettent catégoriquement cette proposition. 

Il faut cependant souligner qu’en Allemagne, a contrario du gouvernement, nombre d’économistes et d’institutions financières soutiennent désormais l’idée d’émettre des coronabonds. Il y a même parmi eux le très prestigieux Institut de l’économie allemande, qui considérait tout simplement jusque-là les eurobonds comme l’ultime incarnation du mal. Ils estiment d’une part, et avec raison, que contrairement à la précédente la crise actuelle touche tous les pays sans que ceux-ci aient commis de faute et puissent être tenus pour responsables de la situation dans laquelle ils se trouvent. Ils pensent ensuite que les pays les plus durement touchés sont ceux qui pâtissent déjà d’une économie en mauvaise santé, et qu’il est donc moralement impératif et politiquement nécessaire de faire preuve de solidarité au travers d’un geste fort. À défaut, c’est l’avenir de l’Europe qui serait mis en jeu. Enfin, les experts économiques jugent que la mise en place des coronabonds serait un outil utile pour se protéger de façon préventive contre une éventuelle nouvelle crise de l’euro. 

L’émission de coronabonds constituerait une mutualisation des dettes au niveau européen. Il s’agirait donc d’un changement profond de la politique monétaire de l’UE, même si les contribuables des différents pays resteraient redevables de leur part de l’emprunt commun. C’est en effet seulement en cas de faillite d’un des États que les autres devraient alors garantir le remboursement. 

L’Italie, l’Espagne et la France n’ont pour le moment pas de difficulté pour se refinancer sur les marchés, qui leur accordent des emprunts avec des taux d’intérêt très bas. Le problème actuel est plutôt d’évaluer quel niveau de solidarité est nécessaire pour garantir la stabilité économique et sociale en cas de crise grave et prolongée. Les pays de la zone euro doivent désormais décider s’ils souhaitent envoyer un message politique fort pour dire à leurs citoyens et au reste du monde qu’ils sont solidaires dans les bons comme dans les mauvais moments. 

Avec les coronabonds, les États faibles pourraient bénéficier de la solvabilité des États forts. À titre d’exemple, le taux d’intérêt allemand est actuellement de -0,47%. Concrètement, le Trésor allemand reçoit de l’argent lorsqu’il émet des obligations. Si l’on se base sur un taux d’intérêt à 0,2%, une « obligation corona » à dix ans de 500 milliards d’euros coûterait environ 900 millions d’euros par an au Trésor allemand. Ce montant est certes non négligeable, mais il est très largement supportable.

À l’heure actuelle et selon les règles en vigueur, les pays de la zone euro financent le surcroît de dépenses engendré par la crise économique par le biais d’une augmentation significative de leurs dettes nationales respectives. À titre exceptionnel et temporaire, ils ne sont plus soumis aux strictes règles budgétaires prévues par le traité et les critères de Maastricht. Au sortir de leur réunion du 23 mars 2020, les ministres des Finances des États membres de l’UE ont en effet déclaré dans un communiqué que les conditions d’activation de la clause dérogatoire du cadre budgétaire de l’UE – grave récession économique dans la zone euro ou dans l’ensemble de l’Union – étaient à présent remplies. Cette clause offre à présent aux dirigeants européens l’indispensable flexibilité budgétaire dont ils auront besoin pour pouvoir prendre toutes les mesures nécessaires au soutien de leurs systèmes de santé et de leurs économies.

De surcroît, les trésoreries nationales sont également soutenues par le vaste programme d’assouplissement quantitatif PEPP de la BCE. Celui-ci vise à garantir à tous les pays de la zone euro un accès facile et peu coûteux au financement des marchés. Concrètement, il s’agit d’un programme temporaire d’acquisition d’actifs des secteurs privé et public dont l’enveloppe globale est de 750 milliards d’euros.

Dès le lendemain de l’annonce du déploiement de ces outils par la BCE, les écarts de taux entre les différents pays ont considérablement diminué, avant d’ensuite se stabiliser à un niveau inférieur auquel ils sont restés jusqu’à présent. Pour que les pays puissent continuer ainsi à se financer à moindres coûts, il est parfaitement possible, compte tenu de la taille et de la flexibilité du programme, qu’il suffise de convaincre les marchés financiers que la BCE est encore aujourd’hui toujours prête à honorer la promesse faite en 2012 par Mario Draghi, son président de l’époque, de « faire tout ce qui est en son pouvoir ».

Ces mesures monétaires sont renforcées maintenant par des lignes de crédit du Mécanisme européen de stabilité, 410 milliards d’euros alors mis à disposition et garantis par un capital de 80 milliards d’euros constitué par les pays de la zone euro. En ayant recours au MES, les pays de la zone euro sont soutenus par la BCE et auraient la garantie d’accéder à un financement dans des conditions plus favorables que celles offertes par les marchés financiers. De toute évidence, les pays confrontés à des coûts de financement plus élevés que ceux permis par le MES pourraient également se refinancer par ce dispositif. 

Deux problèmes majeurs se posent cependant. Le premier concerne le montant du MES, qui demeure malgré tout relativement faible et limiterait donc de façon significative la capacité des pays de la zone euro les plus touchés par la crise du coronavirus à limiter le service de leur dette. Le second problème est bien plus important. Il découle de la conditionnalité du MES, introduite au lendemain de la crise financière de 2008 pour faire face à la crise de l’endettement public qui en avait résulté. Les programmes du MES exigent en effet des réformes structurelles importantes et sont accompagnés d’un contrôle budgétaire rigide. Dans le contexte actuel, de telles mesures budgétaires seraient inacceptables aux yeux de l’opinion publique et politiquement toxiques dans des pays comme l’Italie ou l’Espagne, voire en France. 

Le compromis trouvé le 9 avril dernier précise que seules les dépenses directes et indirectes de santé et de prévention liées au coronavirus pourront être couvertes par le MES.

Malgré l’accord trouvé, la question d’émettre des coronabonds reste toujours sur la table. La conditionnalité ne pourrait pas être la même que celle qui accompagne normalement le MES et, au vu de l’ampleur de la menace économique et de la profondeur de l’impact social de la crise actuelle, le montant des sommes disponibles devrait être bien plus élevé.

Comment expliquer qu’en cette période de crise majeure l’Union européenne renoue de nouveau dans les vieux démons de la division ? Il serait trop simple de se contenter de dire que la proposition des coronabonds portée par Emmanuel Macron et les autres chefs des gouvernements du sud de l’Europe ne serait qu’une revanche à l’égard d’Angela Merkel pour ne pas avoir accepté les propositions de réformes de l’UE lancées par le président français. 

Les divisions européennes sur la question de la mutualisation de la dette n’ont d’ailleurs rien de nouveau. Elles sont mêmes consubstantielles aux 27, puisque les États en bonne santé économique ont toujours cherché à éviter que l’UE s’endette en tant que telle car ils refusaient d’avoir à financer les déficits des pays les plus dépensiers et les moins bons gestionnaires. Leur refus d’être « la vache à lait » de l’Europe faisait d’ailleurs partie des prérequis essentiels auxquels avait été conditionnée leur participation à l’euro au moment du lancement de la monnaie unique. 

En dépit des circonstances exceptionnelles que nous traversons, Angela Merkel reste malgré tout enfermée dans son cercle conservateur et arcboutée sur l’orthodoxie fiscale et monétaire. Il est déjà surprenant qu’elle ait accepté de prendre au niveau national des mesures fiscales inédites pour tenter de limiter la crise, ce qui constitue pour elle un changement radical par rapport à sa doctrine économique et budgétaire de toujours. Mais il est encore plus surprenant de constater que Olaf Scholz, vice-chancelier et ministre des Finances, demeure opposé aux coronabonds. Il a co-signé avec Heiko Maass, ministre des Affaires étrangères, un article publié dans Vorwärts, le journal du SPD. Ces derniers incarnent les poids lourds du SPD au sein de la grande coalition actuellement au pouvoir. Dans leur tribune, ils plaident pour la solidarité européenne et le recours au MES, mais sans jamais mentionner les coronabonds : « Nous n’avons pas besoin d’une troïka, pas de superviseurs, pas de commission qui élabore des programmes de réforme pour un pays, mais d’une aide rapide et ciblée. C’est exactement ce que le MES peut offrir si nous le développons correctement ».

Différentes propositions ont été lancées pour sortir du blocage actuel. Dans un texte publié dans Le Monde du 3 avril 2020 et co-signé par plusieurs économistes allemands, Jürgen Habermas et Joschka Fischer ont mis sur la table une proposition de compromis à la fois fort et réaliste. Les auteurs appellent la Commission européenne à créer un « fonds corona » financé par le budget européen. S’il faudrait augmenter significativement ce dernier à cette occasion, un tel dispositif permettrait d’emprunter à long terme sur les marchés financiers sans avoir à creuser la dette des États membres qui se trouvent déjà en déficit. L’idée sous-jacente est que ce n’est pas de crédit mais de soutien budgétaire sont l’Italie, l’Espagne et d’autres pays en difficulté ont besoin pour financer en urgence leurs dépenses dans le secteur de la santé et leurs infrastructures hospitalières. 

De surcroît, un tel fond pourrait également aider à préparer l’avenir en permettant d’investir dans des projets innovants, soutenir les investissements dans la recherche scientifique, relocaliser la production pharmaceutique sur le sol européen et reconstituer des stocks communs de matériel médical et sanitaire. En s’orientant sur ce chemin et en diversifiant ainsi les productions à l’échelle globale, l’Europe pourrait aider à rebâtir le système international de résilience collective.

La question qui se pose encore est de savoir si la solution trouvée maintenant aiderait les 27 à sortir du blocage actuel et pourrait même permettre de relancer l’axe franco-allemand, qui reste plus que jamais indispensable au fonctionnement et à l’évolution de l’UE. Sans réponse commune de la part des ses États membres, la crise du coronavirus renforcera les divisions déjà perceptibles et nous mènera droit à une Europe à deux vitesses, fracturée entre ceux qui ont les moyens de s’en sortir et ceux qui n’ont aucune chance de s’en remettre. La solidarité européenne ne peut pas se résumer à la mise à disposition de quelques lits inoccupés dans les hôpitaux frontaliers. 

La virulence du débat sur les coronabonds illustre une fois de plus les divergences significatives qui existent entre les partenaires européens. Mais « refonder la construction européenne », comme le souhaite le ministre français des Finances Bruno Le Maire, ou « rétablir la stabilité économique et sociale de l’après-crise », comme y appelle son homologue allemand Peter Altmeier, ne sont en réalité que les deux faces d’une même pièce. Refonder ne se fera pas sans stabiliser. 

La querelle franco-allemande et les divisions européennes actuelles ont pu prendre racine car le débat sur les coronabonds a été mélangé et confondu avec celui, plus ancien, sur les eurobonds, soit la gestion de la crise financière et la construction d’une nouvelle architecture européenne pour stabiliser l’euro. Les eurobonds sont des instruments de financement permanents, tandis que les coronabonds sont destinés à être un instrument temporaire, uniquement mis en place le temps de faire face à la crise économique et sociale déclenchée par le coronavirus. C’est une différence essentielle : cette crise ne sera pas résolue avec les instruments issus de la gestion de la crise financière, car il s’agit cette fois d’une crise de l’économie réelle. 

Quoi qu’il arrive, quoi qu’on en pense, la gravité de la crise en nous permet pas de laisser perdurer plus longtemps les débats fratricides qui agitent l’Europe depuis plusieurs semaines. Mais le mal est déjà fait. Dans la pire crise de l’histoire de l’UE, les ministres des Finances devraient faire preuve de solidarité et de détermination. Mais le marchandage désagréable témoigne avant tout de la méfiance et de l’entêtement.

Les citoyens de pays comme l’Italie et l’Espagne ont raison d’exiger que l’UE aide ses gouvernements déjà très endettés à financer des plans de relance après la pandémie. Si Bruxelles ne peut que répondre à ces attentes avec des compromis basés sur le plus petit dénominateur commun, les électeurs se tourneront davantage vers les populistes anti-européens. 

D’un autre côté, les citoyens de pays comme l’Allemagne et les Pays-Bas sont préoccupés – à juste titre également – par le débat sur les coronabonds et donc la mutualisation de la dette. Lorsque les Allemands ont renoncé à leur monnaie bien-aimée, le deutschmark, pour l’euro, le gouvernement de Helmut Kohl leur a promis que l’union monétaire ne mènerait pas à une union de transfert. Chaque État continuerait à être responsable de ses engagements financiers et de ses dettes. Renoncer à cette promesse donnerait aux opposants européens un coup de pouce considérable dans des pays financièrement toujours solides comme l’Allemagne ou les Pays-Bas.

La déception au sud et la méfiance au nord pourraient déchirer l’Union. Par peur des populistes, les gouvernements en Europe ne chercheront plus ensemble des solutions aux problèmes mais s’agiteront plutôt les uns contre les autres. 

La priorité, encore une fois, doit être d’évaluer quel niveau et quelle forme de solidarité sont nécessaires pour garantir la stabilité économique et sociale du continent en cas, comme nous en prenons le chemin, de crise prolongée. Les pays de la zone euro doivent décider ensemble s’ils veulent faire primer l’intérêt collectif sur les égoïsmes individuels en faisant bénéficier les États faibles de la solvabilité des États forts.

La situation actuelle ne devrait pas non plus faire oublier les autres énormes défis que sont le changement climatique et l’innovation numérique, sans parler de la nouvelle donne géostratégique. Cela nécessite une Europe unie et forte et une Europe qui abandonne les querelles éternelles ! 

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