Dans la suite des travaux récents de la Fondation autour de la fatigue, Émeric Bréhier, directeur de l’Observatoire de la vie politique de la Fondation, revient sur la fatigue militante, qui témoigne d’une profonde modification des modes de fonctionnement des structures politiques dans le cadre d’une individualisation essentielle de nos comportements sociétaux.
Les partis politiques seraient vieillis, usés, fatigués. En dépit de la Constitution qui leur reconnaît un rôle spécifique d’expression du suffrage universel, en dépit de l’ensemble des règles de financement public qui ont été, fort heureusement, mis en place ces trente dernières années –, il n’est d’ailleurs pas rare de lier l’affaissement des partis politiques avec leur institutionnalisation, au travers de ces lois de financement –, ceux-ci seraient en voie de disparition. Certes, en raison des évolutions du système politique français, mais plus encore à cause de l’inadéquation de leurs modes de fonctionnement avec les nouvelles aspirations d’une société confrontée à une montée en puissance des comportements individualistes. Forts de ce terrible constat, nombre de responsables politiques de « l’ancien » comme du « nouveau » monde seraient dès lors convaincus de l’existence d’un terrible épuisement dont l’affaiblissement des partis politiques serait en quelque sorte l’expression. Pour questionner cette éventuelle « fatigue militante », il convient tout à la fois de se pencher sur des éléments quantifiables, et existants, mais aussi de revisiter ce que furent les pratiques militantes. Car, à l’évidence, cette caractérisation renvoie, par un effet miroir, à un supposé âge d’or des organisations politiques.
Le militantisme : une évolution plutôt qu’un affaiblissement ?
Si la littérature en science politique, en sociologie ou en droit constitutionnel est fort nombreuse pour décrypter l’évolution des formations politiques, si les études monographiques sur tel ou tel parti continuent, en dépit d’indéniables effets de mode, à susciter l’intérêt, force est de constater que les partis politiques en France n’eurent jamais bonne presse. Perçus comme porteurs d’intérêts particuliers et non de visions concurrentes de l’intérêt général, condamnés comme défenseurs d’arrière-pensées boutiquières, comme diviseurs d’une France rêvée, jamais ils ne trouvèrent une place admise par toutes et tous dans le système politique. Et ce d’autant moins que rares furent ceux tout au long de l’histoire politique moderne à parvenir à disposer d’un maillage au sein de la population française extrêmement dense. Il y eut bien le Parti communiste ou le RPF aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, mais ils font plus figure d’exceptions que d’exemples. La France ne fut jamais, ou rarement, le terrain d’existence d’organisations de masse. Et pourtant, le mythe d’une structure politique adossée à des forces militantes importantes, organisées, ancrées dans les territoires, perdure dans nos schémas culturels. Encore aujourd’hui, on garde un idéal-type du militant partie prenante du processus décisionnel (donc démocratique) de son organisation, présent tous les dimanches sur le marché, tractant en gare en semaine, collant de préférence de nuit des affiches des candidats portant ses programmes, allant à la rencontre de ses concitoyens à l’occasion de mémorables sessions de porte-à-porte, participant avec ardeur aux réunions publiques… Autant d’actions et de pratiques qui, pour beaucoup, ont constitué le sel de leur investissement et qui sont toujours perçues comme la base de la pratique militante. Quand bien même nombre de ces actions purent être, toutes ou en partie, mises en œuvre grâce au soutien de sympathisants, et non pas d’adhérents. Il n’était en effet pas rare que certains sympathisants soient bien plus actifs que nombre d’encartés. Le militantisme n’était pas l’apanage des adhérents à telle ou telle organisation politique. N’est-ce pas toutefois à partir de ces éléments culturels que les uns et les autres estimons que nous sommes confrontés à une « fatigue militante » ?
Et, de fait, si cet ensemble d’actions militantes constitue notre étalon pour jauger de l’état du militantisme en France, alors la « fatigue militante » devient une évidence. Ainsi, pour Pierre Jouvet, secrétaire national aux élections du Parti socialiste1Entretien avec l’auteur, comme l’ensemble des citations présentes dans cette note., on ne peut que relever « un affaissement de la participation collective du fait du vieillissement globalement de la base militante », lorsque son camarade Rachid Temal, sénateur et premier fédéral du Parti socialiste dans le Val-d’Oise, relève cette différence entre ceux qui, souvent par fidélité, ont « leur carte » et ceux qui sont sur le terrain. Son de cloche similaire chez certains responsables de l’autre grand parti de « l’ancien » monde, Les Républicains. Ainsi, pour Annie Genevard, députée du Doubs et vice-présidente de l’Assemblée nationale, « les fondamentaux sont toujours là. On a des candidats en interne partout. Les fédérations tiennent. Quand il faut mobiliser, on a du monde. Mais le public est âgé. On a des jeunes, certes, mais pas en nombre ». Même chez certains représentants du « nouveau » monde, bien souvent eux-mêmes issus d’organisations politiques préexistantes, le regret pointe. Ainsi, Guillaume Gouffier-Cha, député La République en marche du Val-de-Marne qui avait su bâtir l’un des comités locaux les plus actifs, relève qu’il n’y a « plus de volonté d’associer les militants et adhérents à un corps doctrinal, que ceux-ci sont cantonnés à la défense du projet et du leader ». En réalité, nombreux sont les responsables politiques à mettre en avant l’évolution, plus que l’affaissement, du militantisme et de ses formes. Ainsi, pour le délégué général de La République en marche, Stanislas Guerini, nous avons vécu ces dernières années « une évolution de la forme du militantisme dont La République en marche est une expression ». En quelque sorte, la forme pavlovienne du militantisme subit une incontestable fatigue. Pour le député de Paris, « les gens viennent faire un bout de chemin sur quelque chose qu’ils jugent utiles ; ils participent à des choses très différentes : certains sur le débat d’idées, d’autres sont attirés par les actions militantes, d’autres encore apportent un soutien financier, lorsque certains préfèrent s’investir sur les réseaux sociaux ». Brice Rabaste, membre des Républicains, maire de Chelles, ne dit pas autre chose lorsqu’il relève que les militants choisissent désormais l’ampleur de l’engagement en faisant preuve de beaucoup plus d’indépendance qu’auparavant. S’ils sont d’accord avec la ligne défendue, ou le candidat, alors ils seront présents, sinon, ils décident de se mettre de côté, provisoirement bien souvent en attendant de recouvrer une osmose plus importante. Dès lors, la préférence est bien souvent donnée aux batailles politiques locales plutôt qu’aux luttes électorales nationales. Tous s’entendent toutefois sur deux caractéristiques contemporaines : il s’agit moins d’une fatigue militante que d’une fatigue démocratique, ce qui est bien évidemment plus inquiétant ; ils soulignent ensuite les évolutions des techniques militantes, accrues par la période pandémique actuelle.
Des techniques militantes associés au numérique
Les évolutions des techniques militantes sont pour l’essentiel concentrées autour de l’accroissement de la montée en puissance des campagnes numériques. Que ce soit au Parti socialiste, au sein des Républicains ou bien au sein de La République en marche – mais cette nouvelle réalité se vérifie au sein de l’ensemble des partis politiques –, chacun reconnaît que de plus en plus d’énergies, militantes et financières, sont consacrées à cette modalité. Des « teams » sont spécialement constituées pour, notamment à l’occasion des passages médiatiques des leaders ou bien lors des meetings, s’assurer une force de frappe sur les réseaux sociaux. Facebook, Instagram, Snapchat, Tinder, aucun d’entre eux n’a de secret. À chaque réseau social sa cible, ses contenus éditoriaux, ses éléments de langage, ses spécialistes, ses militantes et militants. De la même manière qu’il y avait (et qu’il y a encore) des équipes de colleurs, des escouades de porte-à-porte définies pour chaque quartier d’une commune, les habitués des centres commerciaux ou des marchés le week-end et ceux des gares les matins parfois pluvieux et brumeux, il y a donc désormais les « teams » numériques. Assurément, la Covid-19 a, aux dires de beaucoup de candidats, accentué cette évolution. Olivier Alleman, membre de La République en marche et conseiller départemental des Pyrénées-Atlantiques, le reconnaît bien volontiers. Cette crise pandémique « a obligé à changer les attitudes militantes ». Ce qui n’a pas été sans conséquence sur la capacité à la mobilisation militante. Nombre d’entre eux, habitués du porte-à-porte ou bien des distributions, ne s’y retrouvèrent pas, laissant la place à certains de leurs amis plus au fait des stratégies et des outils de campagne numériques. Pas facile de les récupérer ensuite, même à l’occasion d’une prochaine campagne présidentielle, et même avec des restrictions liées à la pandémie moins forte que les deux années écoulées. Cette évolution soulève d’ailleurs un certain nombre d’interrogations quant à la conception de l’action militante. Les actions classiques visaient à aller à la rencontre de ses concitoyens (quand bien même ceux-ci se plaignaient toujours de ne voir les représentants des partis politiques qu’au moment des élections, même si cela n’était pas vrai…) certes pour mobiliser son camp, mais en espérant toujours parvenir à convaincre celles et ceux de leurs concitoyens dont les votes pouvaient varier selon les époques, les échéances et les candidats. Le fonctionnement des réseaux sociaux favorise à l’évidence un enfermement dans des « tubes militants ». Il s’agit alors moins de convaincre l’autre que de conforter chacune et chacun dans ses propres inclinaisons et de sur-mobiliser son champ électoral. Moins une vision universaliste qu’une inclinaison clanique, de clientèle, si l’on s’autorise ce vocabulaire. Comme si, même lors d’une élection générale, les techniques de sur-mobilisation qui prévalent lors d’une élection partielle, ou à faible taux de participation, devenaient la règle. Il s’agit alors moins de convaincre que de mobiliser.
On peut bien évidemment se satisfaire des conséquences de la progression de l’individualisation des comportements en société et en réalité les encadrer. C’est ainsi que La République en marche, après la phase originelle avec un nombre rarement atteint d’encartés (ou de « cliqués »), n’a eu de cesse d’innover en multipliant les initiatives permettant de donner à celles et ceux qui le souhaitaient la possibilité de participer à une cosmogonie marcheuse, notamment au travers de sa plateforme « une cause.fr ». Stanislas Guerini se félicitait d’ailleurs du succès de cette démarche qui avait recueilli la participation de plus de 30 000 citoyens, dont la moitié n’était pas membre de son organisation politique. Moyen de faire vivre un mouvement, un « cloud » pourrait-on dire, dont le sujet n’est pas de faire vivre un processus démocratique interne, mais bien de continuer à amarrer des citoyens à un projet politique, des valeurs, que ledit mouvement entend promouvoir. Sans même évoquer l’avantage, au travers de cette méthode, de disposer de coordonnées personnelles (dans le respect de la loi bien évidemment) pouvant s’avérer bien utile à l’occasion d’échéances locales. En quelque sorte, voici la version contemporaine des listes de sympathisants dont tous les partis de « l’ancien » monde faisaient usage. Ce souci de donner une place à part entière aux sympathisants et non plus uniquement aux adhérents n’est d’ailleurs pas totalement nouveau pour qui se souvient des différentes initiatives portées par les partis de ce monde écroulé, notamment au Parti socialiste ou bien aux Républicains. Nul n’a oublié les adhérents à 20 euros, ou bien la Coopol, sans évoquer même l’organisation des primaires ouvertes citoyennes qui mobilisèrent en 2011 et en 2016 plusieurs millions de nos concitoyens, même si la plupart de celles et ceux qui en ont profité ou se sont vu proposer ce nouveau service les ont, eux, bien oubliés… Ce souci d’intégrer le réseau des sympathisants dans un cercle plus proche, et mieux organisé, qui a marqué l’ensemble des forces politiques tout au long de ces dernières années, en une tentative de renouveler le vivier de futur militant, a été en quelque sorte théorisé et mis en pratique par les mouvements politiques jumeaux que sont La France insoumise et La République en marche. Le mouvement est alors un nuage, permettant, au travers de comités locaux très autonomes ou bien au travers de causes momentanées et circonstanciées, de maintenir un lien avec d’anciens adhérents ou des sympathisants ne désirant pas ou ne voyant pas l’intérêt d’adhérer formellement à une structure politique. Au côté de cette mouvance, une structure plus classique, avec militants, responsables locaux, grands « chefs à plumes » nationaux où les orientations stratégiques, les décisions tactiques, les investitures aux différentes élections sont débattues et prises. Il peut d’agir ici d’une organisation de taille restreinte. Avec, et cela a été particulièrement le cas de La France insoumise comme de La République en marche, une véritable difficulté à la mise en place de processus démocratique dans la prise de décision. Les cinq dernières années ont été, à cet égard pour ces deux formations, marquées par des critiques régulières sur le manque de démocratie interne. Critiques provoquant des départs, sinon incessants, en tout état de cause fréquents.
Sous ce terme de « fatigue militante » surgit ainsi plus un affaissement de la capacité de nos organisations politiques à structurer l’offre politique qu’un affaissement véritablement numéraire, même si celui-ci est bien identifiable. Mais ce « coup de pompe » renvoie plus à l’effondrement d’un mythe, celui du parti de masse, qu’à une réalité. La réalité est plus celle d’une profonde modification des modes de fonctionnement des structures politiques dans le cadre d’une individualisation essentielle de nos comportements sociétaux. Se départir d’une partie de notre culture politique adossée à un passé idéalisé n’ayant jamais véritablement existé constitue sans doute la première étape pour lutter contre ce sentiment d’une fatigue militante. Et alors, peut-être, des structures politiques redevenues porteuses de visions du monde concurrentes seront-elles en mesure de lutter contre la seule et véritable fatigue porteuse d’un véritable risque : la fatigue démocratique. Faute de quoi, de la fatigue peut naître l’épuisement.
- 1Entretien avec l’auteur, comme l’ensemble des citations présentes dans cette note.