Comment travaillerons-nous demain : le travail va-t-il envahir nos vies ?

Dans le cadre d’une large réflexion sur l’avenir du travail, la Fondation Jean-Jaurès et le magazine Alternatives économiques font débattre plusieurs tandems d’experts qui livrent leurs contributions, durant tout le mois de juin. Le travail pourrait-il bien demain envahir nos vies? Réponse de Brigitte Dumont, directrice de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) du groupe Orange, et Hervé Garnier, secrétaire national de la CFDT, dans une nouvelle « controverse », après Pierre-Yves Gomez et Cécile Jolly, Xavier Timbeau et Diana Filippova, Philippe Askenazy et Yann Moulier-Boutang.

L’analyse de Brigitte Dumont 

Le travail a changé et va encore changer

Le phénomène généré par la digitalisation et l’automatisation en se succédant et en se combinant va impacter profondément les métiers mais aussi la nature du travail. Le numérique a déjà modifié les rythmes et les relations au travail. Les cadres l’ont de prime abord vécu avec gourmandise. Lire ses mails quand on veut, dans les transports, à la maison, peut être considéré comme un confort – mais, si cela se produit trop souvent, devenir une pression. Le rapport Mettling a montré que l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée se trouve, pour un nombre croissant d’entre eux, difficile à réaliser. L’attention nouvelle portée à la surcharge de travail, voire au « burn out », a incité à repenser la mesure et le suivi de la charge de travail, à modifier les règles de protection, historiquement instaurées par la règlementation des horaires de travail…

Orange a été le premier employeur à signer en septembre 2016 un accord qui reconnaît un droit intangible à la déconnexion et s’engage dans une démarche pour prévenir les risques associés aux outils de communication numériques. Pendant les périodes de repos, ses salariés sont invités à se déconnecter de l’email ; pendant le temps de travail, les managers sont invités à organiser des temps sans perturbation. Par ailleurs, pour détecter les situations à risque, tout salarié peut demander un bilan de son utilisation des outils numériques (mails, messagerie instantanée, échanges sur réseaux sociaux) ; tout manager peut demander un bilan collectif pour son équipe.

Il faut en être conscient, l’évolution ne va pas s’arrêter là

Robotique, intelligence artificielle, internet des objets…: toutes ces technologies vont venir de nouveau impacter nos modes de vie professionnelle. Les métiers des télécommunications seront, comme beaucoup d’autres métiers de services, affectés par l’automatisation et les algorithmes de traitement des données. Cela peut inquiéter. Pourtant, là où la routine étiole, apporte du désenchantement, la robotisation peut réduire la pénibilité et enrichir les tâches répétitives. Tout est dans la mise en œuvre. La digitalisation peut enrichir les tâches et surtout apporter une montée des compétences individuelles, des compétences utiles pour la vie professionnelle, et aussi pour notre vie personnelle. Pour répondre au défi de la transformation numérique, Orange a réorganisé sa formation autour d’une quinzaine de « capabilities » – des compétences organisationnelles-clés comme l’agilité ou savoir-faire stratégiques pour l’entreprise comme l’analyse et la sécurisation des données personnelles – et sur une innovation managériale interne : management de projet, management à distance, mais aussi animation de communautés comme Plazza, le réseau social interne d’Orange. Ces compétences, tant individuelles que collectives, permettent de faire d’Orange une entreprise réellement digitale, tant pour l’usage de ses clients que les pratiques de ses salariés.

Orange a signé un second accord sur le télétravail avec quatre organisations syndicales. Nous sommes désormais une entreprise nomade, néanmoins attachée à maintenir le lien social et éviter l’isolement du salarié. L’accord prévoit de maintenir deux jours de présence minimum par semaine dans le service pour les 7000 télétravailleurs réguliers. Nous sommes aussi une entreprise RSE et donc nous permettons aussi, à presque dix mille personnes, le télétravail occasionnel trois jours par mois pour agir en cas de pollution ou raisons personnelles exceptionnelles. Quel que soit leur statut – salariés, indépendants, micro-entrepreneurs ou simples particuliers en « loisir actif » –, ils peuvent désormais apporter leur compétence aux plates-formes numériques. L’expérience de travail s’en trouve fortement modifiée. Pas toujours dans le sens recherché ! La promesse des plateformes numériques de générer de la richesse s’accompagne trop souvent de précarité.

De nouveaux collectifs professionnels 

Néanmoins, la coexistence de nouvelles formes de travail et du salariat permet d’inventer de nouveaux collectifs professionnels, basés sur de nouvelles méthodes de travail plus collaboratives et plus participatives, de nouvelles relations avec l’écosystème des starts-up, comme nous le faisons avec les accélérateurs de starts-up d’Orange, les Orange Fabs ou avec La Ruche, un espace de coworking, d’incubation et d’accélération dédié à l’économie positive. En un mot, de nouvelles manières d’être professionnelles, plus autonomes.

Par-delà, la responsabilité des entreprises consiste à comprendre comment accompagner la quête de sens des actifs mais surtout permettre l’accès à la formation. C’est la formation qui décidera de l’avenir du travail. Cela dépasse les entreprises, nécessite de la co-construction avec les institutions. Soyons conscients, c’est la formation qui apporte, tant au salarié qu’à l’indépendant, l’autonomie et les « capabilities » qui lui permettront de gérer harmonieusement sa relation au travail.

Ainsi, le travail pourrait, non pas envahir nos vies mais les remplir, les remplir de compétences utiles à une bonne vie !

L’analyse d’Hervé Garnier 

Le succès de l’enquête « Parlons travail », réalisée par la CFDT au cours de ces derniers mois, vient confirmer que l’emploi ne se suffit pas à lui-même. Les 200 000 travailleurs qui y ont répondu plébiscitent le travail et sa qualité. Quand celui-ci est fait dans de bonnes conditions, il est source d’autonomie et d’émancipation. A contrario, 12% des personnes interrogées souffrent d’une perte de sens de leur travail et 35% indiquent que celui-ci nuit à leur santé. De nombreuses pressions sont à l’origine de ces maux du travail d’aujourd’hui.

Répondre aux nouvelles attentes

Le numérique est une des causes principales de ces évolutions du travail, mais pas la seule. On observe aussi une porosité plus grande entre la vie au travail et la vie sociale et personnelle que celle prévue par la réglementation actuelle, notamment la réglementation liée au temps de travail. Les attentes des salariés pour une meilleure conciliation des temps sont de plus en plus fortes, notamment pour les aidants familiaux du fait du vieillissement de la population, pour ceux qui résident loin de leur travail ou aspirent à des engagements associatifs ou civiques. Ce sont ces enjeux que les négociations sur la qualité de vie au travail dans les entreprises vont dorénavant permettre de traiter.

Le télétravail et le droit à la déconnexion font partie des nouvelles réponses possibles à ces demandes. Les congés pour le proche aidant familial et le congé de représentation sont des débuts de solution à d’autres besoins. À l’avenir, le compte personnel d’activité (CPA) sera très certainement, s’il n’est pas remis en cause par le futur gouvernement et s’il continue d’agréger de nouveaux droits comme le compte épargne-temps, un outil qui permettra de mieux gérer la conciliation des temps de vie tout au long de la carrière professionnelle.

Risques et opportunités

Sur le court terme cependant, le sujet reste très complexe : le télé­travail illustre cette ­complexité. Il peut en effet être facteur d’amélioration des conditions de travail, de conciliation de la vie privée et de la vie professionnelle, mais aussi source d’inégalités, voire d’exclusion, dans des entreprises où le présentéisme est considéré comme synonyme d’implication dans le travail.

Il peut favoriser l’implication des salariés mais aussi, a contrario, permettre à certaines entreprises de s’exonérer de leurs responsabilités, notamment dans la gestion de la charge de travail. Un phénomène qui est à l’origine de nombreux risques psychosociaux. Enfin, le télétravail peut être source de temps supplémentaire pour soi mais aussi de journées plus longues pour les parents, tout particulièrement pour les mères.

Une approche nouvelle de la qualité de vie au travail 

Pour faire face à ces nombreux défis, la CFDT a décidé de faire de la qualité de vie au travail son credo, ce qui renouvelle en profondeur l’approche que nous avions précédemment et qui segmentait les sujets en silos. Cette nouvelle approche transverse s’est incarnée en particulier dans la loi de modernisation du dialogue social adoptée en 2015 via un regroupement des négociations sociales obligatoires en trois « blocs » ayant respectivement pour thème principal le salaire, la gestion de l’emploi et la qualité de vie au travail. Auparavant, il n’y avait pas moins de douze obligations légales de négocier dans l’entreprise : stress, égalité professionnelle, emploi des seniors…

Cette approche par la qualité de vie au travail permet de réinterroger l’hyperdivision des tâches qui fonde les organisations du travail depuis le taylorisme, ainsi que les modes de management qui ont le reporting pour seule finalité. Enfin, elle permet de redonner la parole aux salariés sur le travail réellement effectué.

La révolution numérique que nous vivons est certes sans retour. Et comme toute révolution, elle comprend une part de risques et d’opportunités. L’industrialisation avait fait naître le taylorisme qui a façonné le travail et les relations sociales. Il est temps de reconnaître désormais que la qualité de vie au travail est un élément clé de la performance de l’entreprise. Cela implique d’autres formes de management construites sur la confiance, et non plus sur le contrôle. Et sur un dialogue social de qualité, source d’innovations et d’expé­rimentations. C’est le défi que nous avons à relever, pour que vie personnelle et travail fassent bon ménage.

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