Comment s’informent les complotistes ?

L’enquête de la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch réalisée par l’Ifop sur l’état du complotisme en France dresse un état des lieux des pratiques médiatiques des Français et montre que l’usage des réseaux sociaux pour s’informer est manifestement corrélé à la validation des théories complotistes. Pour Roman Bornstein, si ces plateformes n’introduisent pas une variable éthique et citoyenne dans leur modèle économique, elles resteront le facteur de propagation des théories complotistes le plus puissant et un outil essentiel au service de ceux qui ont entrepris de défaire le vivre-ensemble démocratique.

On sait qui sont les complotistes, pas comment ils le deviennent 

Comme on a pu l’observer dans les deux précédentes notes de la Fondation Jean-Jaurès rédigées par Rudy Reichstadt et Jérôme Fourquet sur le sujet, l’adhésion aux théories complotistes au sein de la population française est fortement corrélée à plusieurs facteurs individuels bien identifiés : la jeunesse, l’absence de diplôme universitaire, la précarité économique, le sentiment d’échec personnel et le vote en faveur d’un des partis situés aux deux extrêmes de l’échiquier politique. On peut donc théoriquement affirmer que l’on sait, sociologiquement parlant, qui sont les complotistes. Toute la question consiste désormais à savoir comment ils le sont devenus./sites/default/files/redac/commun/productions/2019/0220/rapport_complot.pdf

Les travaux de Gérald Bronner et de Sebastian Dieguez l’ont déjà largement montré : le glissement vers le complotisme est multifactoriel, et il serait forcément réducteur de prétendre, ici ou ailleurs, en identifier une source unique. On notera néanmoins que le complotisme procède d’une double posture : il est une croyance, mais avant cela il est une défiance. Une défiance envers l’histoire « officielle », et une croyance en un récit alternatif. On comprend donc que le complotisme est potentiellement le résultat d’un rapport particulier à l’information, aux journalistes qui la fabriquent et aux médias qui la diffusent. Il est dès lors particulièrement intéressant d’interroger les pratiques médiatiques des Français et, parmi eux, de ceux qui apparaissent les plus sensibles aux thèses complotistes. 

Le contexte dans lequel s’inscrit cette étude la rend d’autant plus nécessaire : alors que Facebook célèbre ce mois-ci son quinzième anniversaire, les réseaux sociaux sont depuis deux ans l’objet de critiques récurrentes pour leur rôle prééminent dans la diffusion massive de fausses informations ayant contribué aux succès électoraux du Brexit et de Donald Trump. Comme le laissent entrevoir ces polémiques, une recomposition du circuit de l’information au profit des différentes plateformes Internet et au détriment des médias professionnels est en cours. Il est donc important de pouvoir en mesurer l’état d’avancement, préalable indispensable si on veut évaluer quelles en sont les conséquences sur le débat public au sein des démocraties occidentales. 

Internet et les réseaux sociaux, bientôt premières sources d’information des Français 

Autrefois, à l’épicentre du circuit de l’information, la presse confirme ici le déclin qui lui est promis depuis de nombreuses années dans la hiérarchie médiatique. Comme le montre le graphique ci-dessous, seuls 7% des personnes interrogées citent les journaux et la presse écrite comme le média qu’ils utilisent en premier pour s’informer, et moins d’un tiers des sondés (29%) disent les inclure dans leur pratique médiatique. 

La radio, pourtant jugée comme le média le plus crédible par les Français, arrive en avant-dernière position en n’étant identifiée que par seulement 17% des sondés comme leur première source d’information, et moins d’un interviewé sur deux (42%) la mentionnent dans les médias qu’ils disent consulter. 

Comme on pouvait s’y attendre, la télévision reste le média de prédilection de nos concitoyens. Elle est citée comme première source d’information par 47% des sondés, qui sont au total 80% à déclarer l’utiliser dans cette optique. La séquence des « gilets jaunes » a été l’occasion d’entendre de nombreux commentaires prêtant aux chaînes d’info en continu un rôle décisif dans l’amplification et le succès du mouvement. Les chiffres de l’étude tendent à confirmer la place essentielle que ces chaînes occupent désormais dans les habitudes médiatiques des Français : quinze ans seulement après sa naissance, BFM TV fait désormais jeu égal avec TF1, les deux chaînes étant consultées en premier par 26% des sondés s’informant par la télévision et citées au total par un Français sur deux (47% et 50%). De même, l’étude met bien en évidence l’appétence des sympathisants du mouvement pour les chaînes d’info en continu : ceux qui se considèrent comme « gilets jaunes » la désignent comme leur première source d’information télévisée (31%, + 5 points par rapport au reste des sondés), tandis que CNews se hisse à la troisième place des chaînes qu’ils consultent en premier (11%, + 5 points par rapport à la moyenne des sondés).

Signe de leur émergence, Internet et les réseaux sociaux arrivent, quant à eux, en deuxième position, désignés par 28% des sondés comme leur première source d’information et par près de deux tiers d’entre eux (63%) comme un des outils dont ils se servent pour suivre l’actualité. Il est raisonnable de penser qu’à moyen terme Internet et les réseaux sociaux seront amenés par la logique générationnelle à devenir la première source d’information des Français. C’est notamment déjà le cas chez les moins de trente-cinq ans, qui sont presque un sur deux (46%) à les utiliser en priorité pour suivre l’actualité et 80% à les inclure parmi leurs sources d’information. 

Il est intéressant de rentrer ici dans le détail des habitudes de consommation d’information sur Internet et sur les réseaux sociaux. Il apparaît en effet difficile d’analyser cette tendance sans distinguer d’une part les sites d’information des grands médias et les plateformes comme Facebook ou Twitter d’autre part. Quand les premiers proposent une information élaborée et vérifiée par des professionnels travaillant avec les mêmes standards de qualité que leurs collègues de la presse écrite, les réseaux sociaux sont au contraire des espaces où l’information circule de façon horizontale, dans lesquels tout un chacun peut s’improviser émetteur et où il est donc courant d’être exposé à des rumeurs et à des manipulations prenant l’apparence trompeuse d’une information. 

Il est frappant de constater dans le graphique ci-dessus que cette distinction qualitative n’est pas opérée par notre échantillon. Parmi les sondés qui déclarent s’informer par Internet, seulement trois points de pourcentage séparent ceux qui s’orientent en premier vers les sites d’information des grands médias (36%) et ceux qui choisissent de d’abord faire confiance aux réseaux sociaux (33%). Cet écart est amené à se resserrer au cours des années à venir, et la hiérarchie devrait même s’inverser. En observant en détail les déclarations des différentes catégories, il apparaît en effet que les moins de trente-cinq ans s’informant sur Internet sont déjà 47% à affirmer se rendre en premier lieu sur les réseaux sociaux, contre 28% sur les sites d’information des grands médias. Le monde de demain sera aux mains de citoyens qui auront été formés et informés sur les réseaux sociaux. 

Cette montée en puissance des réseaux sociaux ne sera pas sans effet sur le débat public. La précédente note de Jérôme Fourquet sur les « gilets jaunes » a bien montré que la défiance généralisée envers les médias professionnels pousse de plus en plus de Français à aller s’informer sur les réseaux sociaux, où ils ont la trompeuse impression de pouvoir y exercer un plus grand contrôle sur l’information qu’ils consomment. Rien n’est pourtant plus faux, tant s’informer sur les réseaux sociaux revient à acheter son journal auprès d’un kiosquier qui en aurait préalablement découpé tous les articles susceptibles de vous déplaire. 

Ces plateformes ne fonctionnent en effet pas comme des médias professionnels – elles refusent d’ailleurs d’être considérées comme telles – et l’information qu’on y trouve n’est pas hiérarchisée selon des critères journalistiques objectifs. L’ambition de ces sites n’est pas de fournir une information fiable, mais de faire en sorte que leurs utilisateurs passent le plus de temps possible en ligne afin de pouvoir cerner leurs envies et d’être en mesure de les exposer à des publicités vendant des produits susceptibles d’y répondre. Pour ce faire, ils disposent d’outils redoutablement efficaces pour analyser les comportements de leurs membres, ce qui leur permet d’en déduire de façon très fine leurs goûts personnels et leurs préférences politiques. 

Les plateformes ont ainsi compris depuis longtemps que leurs utilisateurs réagissent mal lorsqu’ils sont exposés à des informations allant à l’encontre de leurs croyances et de leurs convictions. Pour éviter de les exposer à cette vexation peu propice à la consommation, leurs algorithmes s’adaptent donc à leurs préférences en leur proposant en priorité des informations à même de les conforter dans ce qu’ils pensent. Plus on passe de temps à s’informer sur les réseaux sociaux, plus les algorithmes comprennent ce qui nous plaît et plus ils nous exposeront à un contenu qui y sera conforme. 

En favorisant ainsi une information de confirmation, les réseaux sociaux renforcent les convictions de leurs utilisateurs et les enferment dans des bulles informatives et militantes qui les isolent progressivement du reste de la société. Moins confrontés aux opinions divergentes et aux analyses de l’actualité allant à rebours de leurs croyances, leurs utilisateurs se radicalisent peu à peu. Au cours de ce processus, ils perdent la faculté à penser contre eux-mêmes, voire à accepter toute forme de débat et de nuance. Le climat permanent et grandissant de violence verbale observé sur ces plateformes est le symptôme le plus visible et le plus inquiétant de cette dérive. Il n’y a dès lors rien d’étonnant à constater dans notre étude que ces sites deviennent le terrain de jeu privilégié des extrêmes : parmi les sondés, ceux qui revendiquent leur proximité avec Debout la France (39%), le Rassemblement national (40%) et La France insoumise (44%) sont les seuls à déjà placer largement en tête les réseaux sociaux comme leur source d’information prioritaire lorsqu’ils se rendent sur Internet.

Le complotisme ne progressera que si on l’y autorise

Malgré les méfaits évidents de leur mode de fonctionnement et leur toxicité avérée sur le débat public, les résultats de l’enquête suggèrent que les réseaux sociaux sont appelés à devenir les médias dominants du futur. Dans la tranche des 18-24 ans s’informant en ligne, près de un sondé sur deux affirme ainsi se rendre d’abord sur les réseaux sociaux pour se tenir au courant de l’actualité. On a vu comment cette tendance influait déjà négativement le rapport à la politique de ceux qui étaient concernés. En quoi cette évolution pourrait-elle impacter la progression du complotisme au sein de l’opinion publique française ? 

Comme le montre le graphique ci-dessus, l’usage des réseaux sociaux pour s’informer est manifestement corrélé à la validation des théories complotistes : ceux qui ne croient à aucune théorie complotiste ne sont que 24% à se tenir au courant de l’actualité sur ces plateformes, tandis que ceux qui adhèrent à au moins cinq des complots qui leur ont été proposés sont en moyenne 46% à s’informer via ces sites. On note également une forte progression du complotisme chez ceux qui s’informent en utilisant les sites de vidéos en ligne : ceux qui ne croient à aucune théorie complotiste ne sont que 4% à s’informer via ces outils, alors que ceux qui adhèrent à plus de sept théories sont 12%. 

Pour autant, une corrélation n’est pas une causalité. Il est en effet difficile de déterminer si on devient complotiste en fréquentant les réseaux sociaux et YouTube ou si ces derniers attirent au contraire une population qui vient y chercher une hypothétique vérité alternative précisément parce qu’elle est déjà convaincue que les médias professionnels sont engagés dans une entreprise de désinformation. En attendant de nécessaires études approfondies sur ce point précis, il est possible de formuler deux observations. 

La première consiste à répéter l’importance de la logique économique qui sous-tend le fonctionnement des réseaux sociaux et des sites de vidéos en ligne. L’unique objectif de ces entreprises est de pousser leur public à rester en ligne le plus longtemps possible afin d’augmenter leur exposition à du contenu publicitaire, seule façon pour elles de générer des revenus. Dans ce modèle, un contenu mensonger, du moment qu’il retient l’attention, n’a pas moins de valeur ni de vertu qu’une publication vérifiée. Comme on l’a déjà expliqué précédemment, les algorithmes de ces plateformes sont conçus dans l’idée de personnaliser l’offre pour chaque utilisateur, d’adapter le contenu qui lui est proposé en fonction des goûts que son activité sur le site laisse deviner. Cette priorité donnée au développement économique via la fidélisation à tout prix est dévastatrice dans une optique de lutte contre le complotisme ; de la même façon que l’algorithme trouvera naturel de proposer une série de compilations de buts de Messi à quiconque se montre intéressé par un clip de Ronaldo, il incitera ceux qui regardent les éditos d’Alain Soral à continuer sur leur lancée en leur suggérant, comme on le voit ci-dessous, de prendre également le temps de visionner une tirade de Dieudonné, une conférence de Kémi Seba ou un documentaire prétendant révéler les véritables assassins de Kennedy. 

La deuxième observation consiste à souligner les effets pervers découlant du refus de ces sites à se considérer comme des médias à part entière. En s’abritant derrière la neutralité de leur statut de simple intermédiaire, les réseaux sociaux se soustraient au travail de hiérarchisation et d’éditorialisation de l’information que leur place dominante au sein de l’écosystème médiatique devrait pourtant leur imposer. En classant l’affichage des publications en fonction de la seule utilisation de certains mots-clés et de la popularité qu’elles ont déjà pu acquérir auprès des autres lecteurs, les réseaux sociaux exposent chaque jour ceux qui les visitent à de la désinformation. Ce déni n’impacte plus seulement leurs utilisateurs déjà convaincus par les théories complotistes, mais concerne au contraire l’ensemble de ceux qui décident, pour une raison ou une autre, de s’informer sur ces plateformes participatives. 

Une simple lecture des titres des vidéos qui s’affichent en priorité sur ces sites après quelques recherches thématiques suffit à mettre en évidence leur rôle dans la progression des théories complotistes évoquées dans notre étude auprès d’un public qui ne venait pas spécialement pour ça mais dont le profil (peu diplômé, mal inséré, séduit par les offres politiques extrémistes) le rend particulièrement susceptible de céder au confort intellectuel trompeur d’une vision complotiste du monde.

Ainsi, lorsqu’on cherche à s’informer sur le « sionisme » en utilisant YouTube, la majorité des dix premières vidéos suggérées a systématiquement une forte connotation complotiste : 

  1. Décryptage du national-sionisme par Alain Soral
  2. Palestine-Israël pour les nuls – Qu’est-ce que le sionisme ? (1)
  3. Un antisioniste cloue le bec à un sioniste agressif après les crimes israéliens à Gaza
  4. Marcher vers Sion – Histoire du sionisme et du judaïsme, Israël et le juif, Cabale et le Talmud
  5. L’oligarchie et le sionisme 1 – La supercherie tribale
  6. Reportage censuré Sionisme Israël : questions interdites
  7. Ses Sionistes qui envahissent et gouvernent nos chaînes télé !
  8. Le Sioniste Meyer Habib copieusement démonté par un député Insoumis sur l’Iran
  9. La face cachée du sionisme
  10. La réalité du sionisme en France (contrôle des médias)

La tonalité est identique lorsque la même recherche est effectuée sur Twitter :

  1. #France #Afrique les escrocs sionistes proposent tous la sortie du CFA et non pas le rapatriement des trois banques centrales africaines en #Afrique afin de maintenir l’escroquerie en place !!! sionisme = leurrer tromper aveugler !!!
  2. Le lobby israélien a-t-il infiltré notre république ? 
  3. Le sionisme, un sujet médiatique tabou et censuré !!!

Une recherche sur les « Illuminatis » sur YouTube amène également en premier vers des vidéos dont les titres permettent a priori peu d’espérer un travail de fact-checking professionnel. 

  1. Sociétés secrètes : Le code des Illuminatis
  2. Le fondateur des Illuminatis (Bulle : Weishaupt)
  3. 10 trucs à savoir sur le groupe secret des Illuminatis
  4. Les Illuminatis ont choisi Macron, Marine Le Pen avait gagné, manipulation totale
  5. Sociétés secrètes : l’idéologie Illuminati existe-t-elle ?
  6. Un ex-Illuminati avec quarante-sept années d’expérience balance tout
  7. Doc Choc : un ex-Illuminati révèle des secrets. Quand la honte et les larmes s’en mêlent !
  8. Documentaire 2018 : Les vérités cachées par les Illuminatis, macon, Vatican, Nasa. Exposé à voir !
  9. La vérité sur les Illuminatis
  10. Documentaire 2017 – Illuminatis : leurs projets secrets

En essayant d’autres termes en lien avec l’enquête menée par la Fondation Jean-Jaurès, l’Ifop et Conspiracy Watch (« vaccins », « grand remplacement »…), chacun pourra constater que les propositions affichées s’inscrivent dans la même tendance. Ils apportent ainsi un éclairage concret sur les résultats de notre étude, qui montrent que 30% de ceux qui s’informent sur les réseaux sociaux et 42% de ceux qui le font sur les sites de vidéo en ligne croient à au moins cinq des dix théories complotistes qui leur ont été proposées. 

On comprend bien qu’en l’état actuel des choses, si ces plateformes n’introduisent pas une variable éthique et citoyenne dans leur modèle économique, elles resteront le facteur de propagation des théories complotistes le plus puissant et un outil essentiel au service de ceux qui ont entrepris de défaire le vivre-ensemble démocratique. Pour ne citer que l’exemple français le plus connu, Alain Soral comptabilise déjà à lui seul plus de 54 millions de vues sur sa chaîne YouTube.

Cette mécanique n’est pas inarrêtable. Depuis 2008, le célèbre conspirationniste Alex Jones, l’équivalent américain d’Alain Soral, était parvenu à cumuler 1,6 milliard de vues sur ses vidéos YouTube, 668 millions de visionnages sur ses vidéos Facebook et 1,4 million de visiteurs uniques quotidiens sur son site. À la tête d’un véritable empire de la désinformation, son influence auprès de l’extrême droite américaine était telle que Donald Trump lui accorda un entretien pendant sa campagne de 2016. Après des années de débats, la pression médiatique et citoyenne a convaincu les deux plateformes californiennes de finalement supprimer ses comptes en août 2018. Son site personnel Infowars.com reste actif, mais attire désormais moitié moins de visiteurs quotidiens qu’auparavant, et les revenus qu’il tirait de son entreprise d’intoxication intellectuelle se sont effondrés. Malgré l’excuse affichée des problèmes techniques et des obstacles juridiques, cet exemple américain montre que la lutte contre le complotisme reste fondamentalement une question de volonté politique.

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