Le gouvernement allemand s’apprête à réformer en profondeur son système d’assurance-chômage. Conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, Ernst Stetter analyse les enjeux d’une réforme pensée pour tourner le dos aux réformes libérales de l’époque Schröder.
Le gouvernement allemand a annoncé vouloir réformer le fonctionnement de l’indemnisation du chômage à partir du 1er janvier 2023. Alors que ce que les Allemands appellent le système Hartz IV a été initialement introduit par le chancelier Gerhard Schröder en 2005, sa suppression était une promesse de campagne des sociaux-démocrates. En le remplaçant par une nouvelle allocation citoyenne, les sociaux-démocrates espèrent se libérer du stigmate qui pèse sur eux depuis qu’ils ont mis en place un système accusé d’avoir suscité des ruptures considérables au sein de la société allemande.
Après des discussions acharnées au sein de la coalition gouvernementale, le ministre du Travail, Hubertus Heil (SPD), a présenté le 14 septembre 2022 les points clés de la réforme : « Notre État-providence doit garantir que les personnes qui n’ont pas de réserves financières puissent joindre les deux bouts », a-t-il déclaré.
Dès l’année prochaine, le revenu citoyen devrait permettre à tous un accès simple, efficace, équitable et égal à l’État-providence. La coprésidente du SPD, Saskia Esken, ajoute que la fin du système Hartz IV symbolise une réponse contemporaine aux problèmes sociaux de l’Allemagne.
Moins de bureaucratie, plus de confiance
Les mots-clés de la réforme sont simples : moins de bureaucratie et plus de confiance à l’égard des chômeurs. L’objectif est de proposer de nouvelles opportunités sur le marché du travail grâce à un programme adapté aux qualifications professionnelles des demandeurs d’emploi. Il s’agit d’un point important : l’expérience a en effet montré que deux chômeurs de longue durée sur trois ne disposent pas d’une formation professionnelle adéquate. Le revenu citoyen supprime la prétendue priorité de placement, et devrait ainsi procurer aux chômeurs de véritables possibilités de retrouver un travail.
Toute personne qui manque de qualification professionnelle doit avoir la possibilité d’en acquérir sans avoir dans le même temps à occuper des emplois temporaires et souvent précaires pendant cette période. Le plan gouvernemental envisage une « période de fiducie » : six mois durant lesquels les versements d’indemnités ne pourraient pas être réduits ou suspendus, et ce même en cas de manquement aux obligations habituelles ou de rejet d’une offre d’emploi.
De même, le gouvernement souhaite que, pendant les deux premières années de chômage, le patrimoine financier des demandeurs d’emploi ne puisse être pris en compte qu’à partir de 60 000 euros, avec un plafond relevé de 30 000 euros pour chaque personne supplémentaire dans le foyer. L’idée est que les personnes recevant des allocations chômage n’aient pas à s’inquiéter de devoir piocher dans leurs petites économies ou de se séparer de leurs actifs. Enfin, le gouvernement Scholz entend prendre en compte le coût réel du logement des bénéficiaires dans le calcul de leurs indemnités, et ce même lorsque le domicile est plus grand et le loyer plus cher que ce qui pourrait habituellement être considéré comme un niveau « raisonnable ». Il s’agit ici de soulager les chômeurs, déjà préoccupés par la recherche d’un nouvel emploi, de la pression supplémentaire de devoir déménager rapidement dans un logement plus abordable. Cependant, malgré les promesses faites pendant la campagne électorale d’une augmentation substantielle de l’allocation mensuelle, le taux standard de ce nouveau revenu citoyen devrait rester aux environs de 500 euros par mois et par personne.
Hartz IV, un traumatisme pour le SPD
Depuis son introduction en 2005, Hartz IV constitue un traumatisme pour le SPD. Rien n’a plus nui à son image et son identité de parti des travailleurs et des Allemands défavorisés que ces lois, jugées trop libérales et irrespectueuses à l’égard des personnes sans emploi. Le parti était si divisé sur cette question que les lois Hartz IV ont été une des raisons principales de la scission de la gauche allemande et de la création du parti Die Linke.
Pour les critiques du système Hartz IV, le principal reproche à son encontre était d’avoir plongé de nombreux travailleurs dans un redoutable sentiment d’insécurité face à l’éventualité de connaître une brutale et irréversible chute sociale. Une crainte justifiée : en l’état actuel des choses, même ceux qui travaillent depuis des décennies, paient des impôts et versent des cotisations sociales sont susceptibles de se retrouver tout en bas de l’échelle sociale en très peu de temps. Ils ne reçoivent leur allocation chômage que pendant un an, à un montant qui dépend de leurs revenus antérieurs. S’ils n’ont pas retrouvé un emploi au cours de cette période, ils sont alors obligés de vivre des actifs qu’ils ont accumulés au fil des années. Lorsque ces réserves sont épuisées, les chômeurs sont alors condamnés à vivre à la fois en dessous du niveau de pauvreté et sous le contrôle strict du gouvernement : celui-ci peut exercer un droit de regard sur ses revenus, ses actifs, et faire peser la menace d’une délocalisation forcée s’il juge son appartement trop grand ou son loyer trop cher.
Cet héritage trop lourd à assumer a conduit dès 2019 la présidente du SPD de l’époque, Andrea Nahles, a solennellement promettre d’abandonner Hartz IV et de changer profondément le système d’allocation chômage. Pour retrouver sa crédibilité auprès de ses militants et regagner les votes de ses électeurs, le parti devait mener une véritable réforme de rupture, à même de faire oublier le nom de Hartz IV.
Le revenu citoyen, un Hartz IV légèrement modifié ?
Malgré les annonces du gouvernement, les premiers commentaires ne manquent pas de critiques. Le problème fondamental est que la méthode de calcul du taux standard du nouveau revenu citoyen est la même que celle qui prévalait pour Hartz IV.
La base de ces taux est ce que l’on appelle l’échantillon des revenus et de la consommation (EVS). Cela signifie que les revenus et les dépenses d’environ 60 000 ménages sont examinés tous les cinq ans. Or ce sont les 20% les plus pauvres qui ne dépendent pas des prestations sociales qui devraient en réalité être définis comme le groupe de référence, avec l’idée que ce qu’ils dépensent devrait être également disponible pour les bénéficiaires du revenu citoyen, soit environ 680 euros par mois. Mais, dans les faits, personne n’obtient ce montant, et le revenu reste bloqué à 502 euros par mois. Au lieu d’effectuer ses calculs à partir des 20% des citoyens les plus pauvres, le gouvernement fédéral n’a pris en compte que les 15% les plus pauvres depuis 2011. Ensuite, il a décidé de déduire du montant obtenu les allocations de transport, les dépenses de loisirs, les montants consacrés à la culture, et ainsi de suite. L’indemnisation de 502 euros n’est donc qu’un calcul arbitraire, bien en deçà du seuil de subsistance.
Le président de l’association allemande d’aide sociale à la parité, Ulrich Schneider, a déclaré que si la réforme n’entraîne qu’une augmentation de seulement 53 euros, alors le revenu citoyen ne fera rien contre la pauvreté des chômeurs et on ne pourra pas parler d’un tournant. De son côté, Die Linke réagit avec moquerie à la proposition du gouvernement et demande l’instauration d’une indemnité de 690 euros par mois.
Bien que l’augmentation à 502 euros représente une augmentation de 11%, Marcel Fratzscher, de l’Institut allemand de recherche économique, ne considère pas non plus qu’elle soit suffisante pour permettre aux plus pauvres de faire face à l’inflation élevée du moment.
De son côté, le président de l’Artisanat, Hans Peter Wollseifer, maintient que l’écart entre les personnes à faible revenu et les personnes disposant d’un revenu de base doit rester suffisamment important pour ne pas décourager la reprise d’un emploi. Le président des employeurs, Rainer Dulger, considère quant à lui sans surprise qu’il s’agit d’une étape fatale en termes de politique du marché du travail. Pour lui, la réforme ne permet pas de construire des passerelles vers la vie professionnelle, mais plutôt vers un système de transferts sociaux et d’assistanat.
L’indemnisation du chômage face aux défis économiques actuels
Le revenu des citoyens devra prouver très rapidement qu’il répond aux exigences d’une vraie réforme. Tout cela représente un immense défi, notamment avec les prix galopants de l’énergie et la hausse rapide des prix des denrées alimentaires. Hartz IV a été perçu comme un système qui obligeait les chômeurs, même après des années de travail acharné, à accepter presque n’importe quel emploi, quitte à les faire basculer sous le seuil de pauvreté.
La réforme ne réussira que si le gouvernement apporte la démonstration que, dorénavant, le revenu citoyen sera rapidement ajusté aux tendances inflationnistes actuelles afin de garantir un niveau de subsistance digne. Dans le cas contraire, le débat sur la réforme de l’indemnisation du chômage ne disparaîtra pas du débat politique.
La réussite de la réforme dépendra également de la capacité d’adaptation de la bureaucratie à un système requérant moins de contrôle et de menaces de punition. Jusqu’à présent, les agences du Pôle emploi allemand poussaient plus ou moins brutalement nombre de leurs « clients » vers des emplois temporaires, quand bien même nombre d’entre eux se retrouvaient déjà de nouveau au chômage quelques mois plus tard. Pour les agents de l’administration, la priorité était moins d’aider les chômeurs à retrouver un emploi adapté et pérenne que de les sortir rapidement de leurs statistiques.
Au-delà des sanctions imposées en cas de manquement aux obligations, il s‘agit ici de faire évoluer ces obligations. Pour autant, la réforme ne va pas aussi loin dans ce domaine que ne l’espéraient les Verts et une partie du SPD, favorables à la suppression des sanctions contre les chômeurs ne retrouvant pas d’emploi. Après s’être battu avec ses partenaires, le FDP a ainsi obtenu que les chômeurs n’effectuant pas de démarches pour retrouver un emploi puissent être sanctionnés à partir de six mois.
Tout n’est donc pas parfait, mais la coalition gouvernementale affiche au moins la volonté de donner aux chômeurs la possibilité de combler leurs retards de formation et ainsi d’augmenter leurs chances de retrouver un emploi à la fois adapté et durable. Alors que l’Allemagne souffre d’une pénurie de travailleurs qualifiés, ce virage est plus essentiel que jamais.