Le 4 juillet 2020, Michèle Rubirola, médecin de soixante-trois ans et conseillère départementale écologiste, inconnue du grand public six mois plus tôt, était élue maire de Marseille « au troisième tour », mettant fin à vingt-cinq ans de règne de Jean-Claude Gaudin et de la droite marseillaise. Par la grâce d’un profond renouvellement de casting et en apportant la promesse de changement sur le fond et dans la manière de faire de la politique, Michèle Rubirola et les listes du Printemps marseillais (PM), réunissant élus des partis de gauche et écologistes, membres de la société civile et de collectifs marseillais, sont passées de l’ombre à la lumière en une temporalité record. Comment expliquer qu’un scénario aussi inconcevable deux ans plus tôt soit devenu réalité ?
Pour la résumer en quelques phrases, notre analyse des résultats des deux tours de l’élection municipale à Marseille révèle que la dynamique du Printemps marseillais (PM) est portée par ce que l’on pourrait qualifier de gauche culturelle, regroupant les professions culturelles et intellectuelles des secteurs public et associatif, les jeunes diplômés et la vague des néo-Marseillais, dans un contexte de forte abstention qui a décuplé le poids de cet électorat surmotivé. L’électorat printanier se recrute dans les quartiers centraux de Marseille, ceux de la ville mixte, dense et des quartiers (relativement) piétonniers. Situé à cheval sur trois secteurs, son centre de gravité correspond à La Plaine, place symbole des luttes et des évolutions de Marseille dans la dernière décennie. Les trois arrondissements limitrophes de La Plaine donnent ses trois meilleurs scores de premier tour au PM : respectivement 54,7% dans le mixte 1er arrondissement, peuplé d’étudiants et d’intellos précaires, 41,7% dans le plus moyen 5e arrondissement où le processus de gentrification est plus visible, et enfin 35,9% dans le bourgeois 6e arrondissement. C’est aussi dans ces quartiers et arrondissements que réside une classe moyenne alternative à la « petite bourgeoisie » traditionnelle votant à droite. Au sud, habitat historique d’une bourgeoisie plus économique que culturelle, ainsi qu’à l’est où s’épanouit une version plus périurbaine de la vie marseillaise, l’élan réformateur du Printemps marseillais a moins porté. Les quartiers populaires du nord marqués par l’urbanisme de grands ensembles se sont également peu mobilisés.
Les professions des adjoints de la nouvelle majorité attestent de cette hégémonie des professions culturelles, intellectuelles et créatives – on y recense des enseignants du secondaire, des urbanistes, des sociologues et même une décoratrice d’intérieur. Cette nouvelle majorité enterre celle de la dernière période Gaudin qui, comme le notent le journaliste Michel Samson et l’anthropologue Michel Peraldi dans leur dernier ouvrage sur Marseille, était dominée par les professions vivant de l’économie résidentielle et touristique, des directeurs de clinique aux restaurateurs en passant par les promoteurs immobiliers et les commerçants. Marseille est en cela moins isolée nationalement qu’il n’y paraît : elle a porté au pouvoir comme d’autres métropoles une maire issue d’une liste d’union des écologistes, de la gauche et de la société civile. Comme à Bordeaux ou à Lyon, l’affrontement entre la nouvelle majorité et l’ancienne a opposé un électorat rajeuni, culturellement favorisé et mobile à une population vieillissante de notables des beaux quartiers ou issue de la petite bourgeoisie, dépassée par l’évolution de la ville et les attentes des nouveaux électeurs.
Les arrondissements et secteurs marseillais
Quand les néo-Marseillais éjectent les notables locaux : l’autre clivage de l’élection marseillaise
Des chercheurs facétieux ont inventé le néologisme de « marseillologie » pour railler la propension des médias et des intellectuels à produire du commentaire en boucle sur Marseille, empilant généralement les mêmes poncifs liés à l’image de la ville. Il est vrai que beaucoup ont tenté de cerner ce mystère marseillais, ville pauvre qui était dirigée depuis vingt-cinq ans par une droite qui se dit proche des préoccupations populaires. Composée de notables issus de la bourgeoisie traditionnelle marseillaise, d’entrepreneurs mais également d’autodidactes qui ont consacré leur vie à la politique, cette droite locale l’a longtemps emporté dans les quartiers sud aisés mais également dans des quartiers de classes moyennes, à l’image de Mazargues d’où est originaire Jean-Claude Gaudin, ou du fief de Bruno Gilles dans le quartier des Chartreux. Installés de longue date, ces élus mettent volontiers en avant leur attachement à leur ville voire à leur quartier, à droite avec les héritiers qui s’inscrivaient à des degrés divers dans la continuité des mandats de Jean-Claude Gaudin (Martine Vassal, Bruno Gilles) et à gauche avec une Samia Ghali qui, forte de son implantation locale dans les quartiers nord, a refusé de rejoindre la liste multipartisane du Printemps marseillais qui l’a finalement emporté grâce à son soutien décisif au « troisième tour ».
Opposés sur le fond, ces élus ancrés partagent en revanche une manière de faire de la politique que fustigent les tenants du coup de balai. La politique « à l’ancienne » ou « à la papa » est volontiers paternaliste, faite de convivialité toute méridionale, d’amour du terrain au détriment des grands discours et, plus gênant, génératrice d’un clientélisme généralisé et enkysté au point qu’il est devenu, de l’extérieur, consubstantiel de l’image de Marseille : emplois publics, logements, subventions, faveurs diverses sont ainsi distribués par chaque camp à des administrés qui deviennent des électeurs captifs et réélisent d’élection en élection les mêmes équipes dans leur intérêt personnel au détriment du bien collectif. Vu de loin (de Paris en particulier), le microcosme politique local est moins divisé sur le plan des idées et des programmes qu’il n’est entaché des mêmes tares civiques. La gauche et la droite traditionnelle marseillaise seraient dans cette perspective les deux quasi-jumeaux de la même matrice politique. Les deux camps ont convergé au point de nourrir un rejet œcuménique de la politique marseillaise, sous le double nom de « système Guérini » (au niveau départemental) et de « système Gaudin » (dans la version municipale).
Le clivage gauche/droite ne permet donc pas de rendre totalement compte des choix des électeurs marseillais aux élections municipales de 2020. À ce clivage traditionnel se superpose une autre logique, celle qui oppose les tenants du statu quo aux partisans du dégagisme. Chaque camp politique se dédouble en une famille d’héritiers et un courant de réformistes. Pour reprendre les termes de l’essayiste britannique David Goodhart, qui oppose les Somewhere, les électeurs ancrés dans leur territoire d’origine, aux Anywhere, mobiles, éduqués et capables d’adaptation géographique et culturelle, l’élection municipale s’est déroulée selon une matrice à deux dimensions, chaque camp (gauche/droite) présentant son visage ancré, valorisant son attachement ancien à la ville et jouant de ses réseaux pour étendre son influence électorale au-delà de ses fiefs (Samia Ghali à gauche, Bruno Gilles et Martine Vassal à droite, Stéphane Ravier au RN) et une famille de candidats et partis affirmant leur soif de renouveau, moins marqués par leur autochtonie (Yvon Berland pour le centre et LREM, le Printemps marseillais et la liste de l’écologiste Sébastien Barles pour la gauche).
Dans la mesure où les challengers du changement, la liste Debout Marseille de l’écologiste Sébastien Barles et celle d’Yvon Berland soutenue par LREM ont échoué à impulser une dynamique de campagne favorable, l’essentiel de l’élan dégagiste partagé par toutes celles et tous ceux qui souhaitaient en finir avec ce système a été progressivement canalisé et endossé par les candidats du Printemps marseillais, dont les listes se sont imposées comme force d’alternative. Cette propension à voter pour le changement a été d’autant plus forte dans les quartiers qui ont vu leur population changer depuis une quinzaine d’années. Parce qu’ils sont, presque par définition, sensibles à ce vent de renouveau, les néo-Marseillais ont pu jouer, à la fois dans l’électorat et dans les forces militantes, un rôle moteur dans ce basculement historique. Réalisé à partir d’une comparaison des listes électorales de 2014 et de 2020, le tableau ci-dessous classe les arrondissements en fonction du taux de renouvellement des électeurs. En d’autres termes, un taux de 30% signifie que 30% des électeurs inscrits sur la liste électorale en 2020 n’habitaient pas à Marseille lors de la précédente élection municipale de 2014 (ou qu’ils n’étaient pas inscrits sur les listes). Afin de s’approcher le plus finement de la réalité du phénomène néo-marseillais, nous avons éliminé dans une colonne les nouveaux électeurs âgés de moins de vingt-quatre ans, qui ont pu entrer sur les listes par simple effet de l’âge, parce qu’ils avaient acquis la majorité entre les deux élections.
Le classement des arrondissements par taux de renouvellement indique que c’est bien dans ces quartiers que le PM a trouvé l’électorat le plus réceptif. Les trois arrondissements qui ont connu un renouvellement de plus de 30% de leur électorat (le 1er, le 6e et le 2e) ont tous trois donné au PM des scores supérieurs à 30% au premier tour, plus de six points au-dessus de sa moyenne (23,44%). L’arrondissement le « plus renouvelé », le 1er arrondissement, est aussi celui qui offre au PM son meilleur score avec une majorité absolue de 54,7% des voix dès le premier tour. À l’inverse, dans les « arrondissements d’autochtones », là où une plus forte part des électeurs est restée stable par rapport à la précédente élection, le score du PM est de sept à neuf points en dessous de sa moyenne de premier tour (le 16earrondissement fait exception à la règle parmi les huit arrondissements peu renouvelés). Notons que ces arrondissements regroupent à la fois des territoires des quartiers nord qui abritent les grands ensembles et leurs célèbres cités (14e et 15e arrondissements) que des arrondissements beaucoup plus aisés composés de maisons individuelles ou de résidences de standing (11e et 12e arrondissements), ou encore des arrondissements traditionnellement bourgeois comme le 8e. Dans tous ces arrondissements, le PM termine nettement au-dessous de sa moyenne de premier tour. On remarque que le 5e arrondissement, deuxième de la ville pour le vote PM mais seulement quatrième pour le renouvellement, attire une gentrification plus endogène, issue de la classe moyenne locale alors que les néo-Marseillais plébiscitent des quartiers plus centraux ou littoraux. C’est probablement également le cas dans le 16e arrondissement (avec par exemple le quartier de l’Estaque, emblématique de la culture ouvrière marseillaise qui séduit pour ses maisons de ville et son aura d’authenticité).
Le taux de renouvellement de l’électorat entre les deux dernières élections municipales par arrondissement et les scores de premier tour
Le « néo-Marseillais », porte-drapeau de l’aspiration au renouveau
On entend généralement par néo-Marseillais tout habitant installé à Marseille de manière temporaire ou permanente après avoir vécu ailleurs. Souvent assimilé à un « Parisien » qui, pour aller au bout du stéréotype, achète un loft au Panier ou un pied-à-terre au pied de Notre-Dame-de-la-Garde, le néo-Marseillais peut être en réalité aussi bien Lillois, Breton qu’originaire de la région lyonnaise ou natif d’un autre pays. Les néo-Marseillais ne sont généralement pas assimilés aux migrants de l’autre rive de la Méditerranée, nombreux à Marseille. On peut certes trouver parmi les « néo- » des immigrés ayant acquis la nationalité française, mais ces « néo- » sont généralement mus par des considérations plus culturelles qu’économiques lorsqu’ils décident de migrer vers Marseille. Citons ce profil qu’en dressent les chercheurs Médéric Gasquet-Cyrus et Cyril Trimaille dans un article sur la gentrification linguistique de Marseille :
« Plutôt jeunes (moins de quarante ans), les néo-Marseillais appartiennent majoritairement aux classes moyennes et supérieures (23,7% de cadres, contre 14,7% chez les Marseillais à la même période). Il s’agit d’une population relativement qualifiée, qui possède un capital plus culturel qu’économique ; si certains gentrifieurs ont un niveau économique relativement élevé, beaucoup sont plus précaires. Parmi eux, 16% sont étudiants, encore une fois au-dessus de la moyenne locale. Les nouveaux résidents s’installent majoritairement dans les trois arrondissements du centre-ville (1er, 5e, 6e) plutôt que dans les quartiers populaires du Nord ; dans certains quartiers du Sud, il y a deux fois plus de cadres néo-marseillais que de cadres nés à Marseille. »
Dans la définition élargie que nous en proposons, les « néo- » comportent dans leurs rangs des Returnees, terme anglo-saxon qui désigne des nationaux qui ont vécu à l’étranger et en ont rapporté des éléments de la culture, notamment entrepreneuriale. Les études supérieures longues que suivent une importante minorité de jeunes des nouvelles générations impliquent généralement qu’ils passent plusieurs années dans une autre métropole, voire à l’étranger, lors de leurs premières années dans la vie active. À leur retour, ces natifs ont tendance à penser la ville selon les mêmes grilles d’analyse que les nouveaux arrivants, se dirigeant également vers les mêmes marchés immobiliers. La culture néo-marseillaise est donc extensible aux natifs : même si elle provient de l’extérieur, elle résulte d’un parcours et d’un état d’esprit plutôt que d’un état civil et elle a été propagée par de nouveaux arrivants autant que par des Marseillais qui font la navette entre plusieurs destinations. Derrière le label unique néo-marseillais se cache donc une grande diversité de profils, de l’intermittente de la Friche de la Belle de Mai au consultant installé en bord de mer, de l’artiste marocaine ou de l’enseignant originaire du Sud-Ouest résidants dans les quartiers centraux en passant par le parisien patron d’agence de com, l’étudiante en archi du Vaucluse ou le couple d’expat travaillant dans l’humanitaire revenu à Marseille après plusieurs années passées en Asie. Il serait absurde d’attribuer aux seuls néo-Marseillais la victoire de la gauche. Disons plutôt que, dans le contexte très particulier de l’élection (montée des collectifs, fin de règne Gaudin, effondrement des immeubles à Noailles, coronavirus et abstention), la figure du néo-Marseillais a pu coïncider avec celle du renouveau, encapsuler les évolutions que traverse la ville et fonctionner comme un type social qui a porté sur ses épaules l’aspiration au changement captée par le PM, comme le « startupeur » de métropole a pu être l’électeur fictif derrière lequel se cachait la diversité du vote Macron en 2017, ou l’ouvrier blanc de la Rust Belt le profil médiatique automatiquement associé à l’élection de Donald Trump en 2016.
Dans la mesure où ils y vivent par choix, les néo-Marseillais sont paradoxalement plus enthousiastes vis-à-vis de Marseille que ne le sont ses habitants plus anciennement installés. Portant un regard neuf sur la situation, ils mettent généralement en avant le « potentiel » que la ville renfermerait, comme si un gisement de matière première attendait d’être découvert et transformé en pierre précieuse. Venant de milieux et de territoires dans lesquels les inégalités sont soit moins criantes, soit reléguées au-delà de leur champ de vision, ils sont en général très choqués par le niveau de misère et de mal-logement qui sévit à Marseille, ville des grands écarts en matière de revenus. La situation des écoles publiques a particulièrement focalisé leur attention et leur colère au cours de la dernière mandature. Enfin, les comparaisons qu’ils peuvent faire avec leur ville d’origine et ou celle où ils ont vécu avant de s’établir à Marseille peuvent apparaître comme particulièrement défavorable pour cette dernière. Habitués à un certain standard de qualité de vie urbaine, ils ne supportent pas longtemps ce que des Marseillais plus anciennement établis, ou n’ayant pas vécu dans d’autres villes, acceptent avec un certain fatalisme sans pour autant le considérer comme normal (qu’il s’agisse de la piètre qualité de la vie civique et démocratique, de la question lancinante de la propreté ou de celle de la pauvreté).
Depuis que le TGV a mis Marseille à trois heures de Paris en 2001, les néo-Marseillais se sont succédé au rythme des cycles de mode en montagnes russes sur lesquels l’image de Marseille est indexée. Après des hauts et des bas dans les années 1990 et 2000, l’attrait pour la ville a été ravivé par le succès de « Marseille, capitale européenne de la culture 2013 », un événement et une distinction que l’Union européenne réserve aux villes en déficit de notoriété ou d’attractivité économique pour les aider à accélérer leur transformation. Cet événement culturel majeur a renforcé la réputation de Marseille auprès des milieux artistiques, qui y trouvent des espaces bon marché pour installer des ateliers, des studios ou des lieux de répétition mais surtout un vent de liberté pour expérimenter des formes d’art plus underground à l’écart des capitales du marché de l’art, perçues comme trop conventionnelles et trop chères. La réputation bouillonnante et rebelle de Marseille a dans le même temps fonctionné comme un aimant pour les réseaux militants. En témoigne la séquence de la rénovation de La Plaine par l’équipe sortante, opération d’aménagement urbain ayant bien failli se transformer en ZAD de centre-ville en raison du rôle symbole que tient cette place dans l’imaginaire de la gauche radicale libertaire. Enfin, Marseille a attiré une population séduite par sa qualité de vie, son ensoleillement et la possibilité de vivre en bord de mer dans une ville qui ne correspond pas aux standards urbains français : un savant mix de movida marseillaise et de détournement de ses stigmates a donné lieu à une marque territoriale assez unique en France, comparable sur certains points de vue à celles d’autres villes « pauvres mais sexy » comme Berlin, Detroit ou Charleroi. Au sein de la vaste famille des néo-Marseillais cohabitent ainsi un Marseille culturel et festif, un Marseille des luttes et un Marseille plus lifestyle, les différentes sections pouvant parfois se recouper. Cours Joseph-Thierry, en bas du boulevard Longchamp (1er arrondissement), se mêlent ainsi librairies militantes, galeries d’art, épiceries solidaires, tiers-lieux et locaux associatifs aux contours flous, restaurants, boutiques et bars branchés, bâtiments au charme de l’ancien et aux façades rénovées accueillant des logements Airbnb et immeubles insalubres condamnés jusqu’à nouvel ordre.
Du côté de l’offre politique, ces « néo- » ont été présents aux origines de la dynamique du Printemps marseillais, qui est le point de convergence de nombreuses initiatives politiques, citoyennes et associatives, sans oublier la forme devenue incontournable ces dernières années, le collectif. L’un d’eux, Mad Mars, fondé et présidé par la tête de liste des 6e et 8e arrondissements Olivia Fortin, a ainsi impulsé des débats sur l’état de la ville et son avenir et est rapidement devenu le trait d’union incontournable entre les bonnes volontés réformatrices locales. Plus fondamentalement, on observe une convergence de projet mais aussi de méthode et de style entre les populations cultivées et le Printemps marseillais, à commencer par ce goût de l’horizontalité qui est devenu la marque des diplômés engagés en politique. Adoptant un graphisme pop, inspiré des campagnes de Barack Obama ou d’Anne Hidalgo, maniant l’humour et organisant des tractages sous forme de happening, le PM a été particulièrement bien reçu par une population accoutumée à ces codes politiques, alors même que des militants traditionnels de gauche ont pu trouver ces choix plus artificiels, voire totalement étrangers à leur culture politique. À droite, l’hyper-classicisme des affiches de Martine Vassal, choisissant de poser seule sur fond blanc, illustre ce fossé entre les cultures. Surtout, le PM a investi des candidates dont le parcours correspond à celui des néo-Marseillais. Se présentant parfois dans la presse comme « vieille néo-Marseillaise », la suppléante de Jean-Luc Mélenchon et tête de liste du 1er secteur (1er et 7e arrondissements) Sophie Camard s’est installée dans la ville au début des années 2000. Quant à la tête de liste du 6e-8e, Olivia Fortin, originaire de Marseille, la mise en avant de son expérience professionnelle dans l’événementiel et l’industrie du cinéma contrastait avec la glorification du noyau villageois et du « capital d’autochtonie » chers aux élus marseillais plus vieux jeu.
Au centre et au sud, les deux votes Printemps marseillais
Le score du Printemps marseillais au premier tour des élections municipales 2020
Selon une mythologie marseillaise souvent propagée par les médias et les commentateurs, la fracture entre un nord pauvre et immigré et un sud peuplé d’une bourgeoisie traditionnelle résumerait à elle seule les antagonismes sociaux. Après avoir trop longtemps penché vers les seconds, le vote du peuple de Marseille aurait rebasculé vers l’autre bord. Ce schéma bipolaire correspond à une réalité indéniable, mais il laisse dans un angle mort le rôle moteur qu’a joué dans l’élection une classe moyenne et supérieure éduquée, résidant dans les quartiers centraux et constituant en quelque sorte une troisième force rarement mise en avant dans les analyses sur la ville. Dans le contexte d’abstention historiquement élevée, ce noyau culturel marseillais a vu son poids électoral prendre une importance stratégique qu’il n’avait jamais acquise dans un scrutin jusqu’à présent.
De Longchamp à Vauban et Endoume en passant par la Plaine, ces quartiers ont tous offert une victoire au Printemps marseillais. Celui-ci a réussi à former un arc progressiste qui va de l’hyper-centre appauvri et (modérément) gentrifié par petites touches et a réussi à mordre sur une partie des quartiers sud, où la question est moins celle de la gentrification que de la confrontation entre deux versions de la bourgeoisie, l’une traditionnelle et autochtone, l’autre plus moderne et mobile. On peut schématiquement isoler un vote de militants de gauche, porté par les populations diplômées et d’intellos précaires du centre-ville, proches des nombreux collectifs et associations bâtis autour de l’écologie, de la mixité sociale, de l’aménagement urbain, et un vote plus centriste émanant de quartiers préservés qui subissent de plein fouet l’urbanisation et la bétonisation de Marseille, lié à une population nouvellement arrivée qui, installée dans les quartiers de bord de mer, se confronte géographiquement et socialement à la bourgeoisie locale historique dont elle ne partage ni les valeurs ni la vision de la ville.
Le centre de gravité de la gauche marseillaise est donc passé au centre et au sud, c’est d’ailleurs dans ces secteurs que le PM a investi ses candidates les plus emblématiques : Michèle Rubirola, Olivia Fortin et Sophie Camard.
Les quartiers du centre et de l’activisme politique et culturel : Le Chapitre, Thiers, La Plaine, Le Camas
Le constat peut sembler paradoxal et tranche avec l’engouement médiatique qui s’empare à intervalles réguliers de la « cité phocéenne », mais la gentrification de Marseille reste homéopathique et plafonne rapidement dans la mesure où la deuxième ville de France ne propose pas d’opportunités professionnelles suffisantes dans le secteur privé pour absorber des vagues de gentrification qui seraient comparables à celles qu’a expérimentées Bordeaux sur la même période. Contrairement à des villes plus faciles à vivre, Marseille n’a donc attiré – et retenu – que les plus motivés. Cette gentrification est donc peu susceptible de faire bouger les équilibres locaux ou de repousser les habitants plus pauvres, dans la mesure où elle est portée par la frange intellectuelle et culturelle des catégories socioprofessionnelles supérieures, riche d’un très haut capital culturel sans avoir (toujours) des moyens très importants. En dépit d’effets visibles en termes de renouvellement d’offre commerciale et d’animation du tissu associatif et militant, la gentrification du centre de Marseille ne modifie pas vraiment le caractère immigré et populaire des quartiers centraux. Limitée en volume, elle l’est aussi dans la mesure où l’accrochage à Marseille n’est parfois que temporaire ou ponctuel pour ces nouvelles populations, qui gardent un pied à Paris, à Lyon, à Bruxelles, à Barcelone et peuvent être amenées à se déplacer fréquemment dans le cadre de leurs activités professionnelles. Ainsi a-t-on pu entendre à l’occasion d’un apéro dans un bar de néo-Marseillais un membre d’un groupe d’amis demander si ces derniers « votaient à Paris ou à Marseille ».
Installée en particulier dans les quartiers de Thiers et du Chapitre (station de métro Réformés-Canebière), cette population offre au Printemps marseillais des scores impressionnants, jusqu’à 66% au premier tour et 82% au deuxième dans un des bureaux de vote de l’école des Abeilles, en plein cœur du Marseille alternatif de l’activisme politique, écologiste, associatif, féministe et du renouveau arty de ce secteur, qui s’épanouit entre le boulevard National et la rue Consolat. Très engagé dans la défense de La Plaine, place marseillaise symbolique d’un maintien des personnes pauvres et fragiles en centre-ville, et plus encore dans les luttes urbaines qui ont émergé dans le sillage de l’effondrement des immeubles de la rue d’Aubagne le 5 novembre 2018, le centre militant a généré une activité politique et associative foisonnante dont la traduction électorale a très naturellement profité au PM, dont l’originalité est de s’être justement appuyé sur des collectifs et autres mouvements citoyens en plus du ralliement des partis de gauche
Autre quartier au cœur de la dynamique, l’ensemble constitué de La Plaine, de Notre-Dame-du-Mont et du Camas. Si on s’extrait du découpage par arrondissement et par secteur pour raisonner en quartiers marseillais, le constat d’une zone de force du PM à cheval sur les 1er, 5e et 6e arrondissements saute aux yeux. On peut tracer un cercle dont le centre est constitué de la place Jean-Jaurès (La Plaine), et croiser tout autour les bureaux de vote modèles du vote PM : en suivant le sens des aiguilles d’une montre, le cercle commence au nord de La Plaine près de la Canebière, dans les bureaux situés rue Sénac (1er arrondissement) qui sont remportés haut la main par la tête de liste de secteur Sophie Camard (83,4% au deuxième tour) ; un peu plus au sud, rue de Tivoli et rue Alexandre Copello dans le 5e arrondissement où se présentait la nouvelle maire Michèle Rubirola, cette dernière remporte entre 78% et 82% des voix dans ces différents bureaux au deuxième tour ; on bascule enfin dans le 6e arrondissement limitrophe, quartiers de Notre-Dame-du-Mont et de Lodi, dans le secteur 6e-8e de la candidate du Printemps marseillais Olivia Fortin, qui réalise rue Eydoux et rue des Bergers ses meilleurs scores (78% et 83% au deuxième tour).
11 bureaux de votes qui ont offert d’excellents scores au Printemps marseillais dès le premier tour
Cette zone centrale, en rouge foncé sur la carte ci-dessous, forme une continuité de bâti riche en trois fenêtres marseillais, appartements traditionnels qui séduisent les nouveaux arrivants pour leur hauteur de plafond, leur sol carrelé de tommettes et leur typicité marseillaise. Enserrant La Plaine, situés de part et d’autre du boulevard Chave, ces bureaux sont également au cœur d’un quartier qui monte au point d’être devenu une destination de sortie attirant un public extérieur de plus en plus select dans ses bars et restaurants. C’est aussi un quartier qui cultive son atmosphère bohème, ses petits commerces de bouche, ses bistrots et son caractère piétonnier (il est situé entre deux lignes de tramway), en opposition avec le modèle de consommation plus périurbain des quartiers excentrés. Ainsi, Michèle Rubirola confiait dans une interview à La Provence préférer l’ambiance du secteur de La Plaine où elle se présentait à celle du Rouet, quartier de son enfance qui a fait l’objet d’une bétonisation comme beaucoup de quartiers marseillais, aboutissant au déclin de sa vie locale. Dans les colonnes de La Provence, la nouvelle maire de Marseille raconte ainsi se souvenir d’« une enfance populaire mais heureuse, à la Marius et Jeannette. On sortait les chaises, on vivait dehors ».
Le score du Printemps marseillais au premier tour des élections municipales 2020 : un cœur électoral dans les quartiers centraux (1er, 5e, 6e)
Une ligne de séparation assez nette se forme entre le Marseille dense des immeubles anciens, qui vote à gauche, et un Marseille périphérique, pavillonnaire et aux immeubles plus récents, résidences ou grands ensembles, au nord après les voies de la gare Saint-Charles et à l’est au-delà du « Jarret », rocade dont le franchissement marque un changement de strate historique dans l’urbanisation de Marseille et surtout d’ambiance très net en faveur de la droite. C’est ce que révèle la carte du vote Bruno Gilles, dissident LR parti seul dans la campagne à partir de son fief des 4e et 5e arrondissements. Cette carte fait apparaître une sorte de ceinture extérieure enserrant le vote PM, le score de Bruno Gilles décollant dans les quartiers du secteur plus âgés, moins animés et moins prisés d’un point de vue immobilier. Le vote Bruno Gilles en centre-ville apparaît comme le négatif de celui du Printemps marseillais.
Rue de Tivoli et angle de la rue Devilliers et du boulevard Eugène Pierre (5e arrondissement), un quartier dont les bureaux de vote avoisinent les 80% pour le Printemps marseillais au deuxième tour.
Le score des listes de Bruno Gilles (dissident LR) au premier tour : une ceinture extérieure du vote PM
Si les grands sujets politiques de la campagne ont été portés par de petits collectifs très engagés évoluant dans la riche mouvance de la gauche radicale marseillaise, il serait réducteur de voir dans le vote PM le seul reflet de l’activisme urbain de ces populations. Politiquement, la carte du vote PM ressemble moins à celle de Jean-Luc Mélenchon au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, qui réalisait de bons scores dans le centre mais aussi au nord, qu’à deux autres cartes plus centrales (et « centristes ») : celle du vote Benoît Hamon à l’élection présidentielle de 2017 et celle du vote Europe Écologie-Les Verts (EELV) aux européennes de 2019. Ces proximités témoignent de la dimension culturelle de la dynamique printanière, Benoît Hamon comme EELV ayant tous deux un électorat urbain, jeune et très diplômé, là où celui en faveur de Mélenchon est plus distribué au sein des catégories sociales et des générations d’électeurs de gauche.
Le score de Jean-Luc Mélenchon au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 : une carte dont le centre de gravité est au nord
Le score de Benoît Hamon au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 : un foyer central marseillais
Les quartiers sud renouvelés et rajeunis : Vauban, Endoume, Bompard, La Pointe-Rouge
Dans chaque métropole qui a connu un processus de renouvellement de population et de gentrification, les nouveaux arrivants ont fait émerger des quartiers qu’ils ont mis à la mode d’abord esthétique, puis immobilière. Marseille n’échappe pas à la règle qui a vu certains quartiers proches de la mer comme Vauban, au pied de Notre-Dame-de-la-Garde, Endoume, à une encablure de la plage des Catalans ou Saint-Victor connaître une nouvelle jeunesse et faire du 7e arrondissement un spot prisé des recherches immobilières. Ces nouvelles centralités se sont imposées en concurrence des quartiers bourgeois historiques et haussmanniens constituant le triangle d’or (Périer, Prado, Paradis) ou des quartiers huppés et vieillissants des « résidences de standing fermées et arborées » des années 1970, nombreuses dans le 8e arrondissement et dont raffolent les membres des catégories supérieures plus conventionnelles et plus âgées. Les jeunes ménages néo-marseillais ont délaissé ces quartiers, leur image bourgeoise provinciale et leur manque d’animation au profit de quartiers plus vivants, organisés autour d’un noyau villageois, de bars à tapas et de commerces de bouche. Si elle réside dans des quartiers prisés, cette population choisit des espaces moins résidentiels que ceux de la droite vassaliste, disposant d’une offre de restaurants et de cafés importante, à l’image du quartier du bas d’Endoume qui a été totalement ranimé depuis une décennie au point d’être considéré comme un lieu de sortie par les Aixois, phénomène inimaginable une décennie plus tôt.
La nouvelle bourgeoisie des quartiers sud a beau jouxter l’ancienne, elle adopte un mode de vie différent ; son travail la rend moins dépendante de la voiture et plus sensible à la qualité de vie. Son schéma de mobilité peut fonctionner sur un modèle mixte alliant vélo électrique en centre-ville et TGV pour les trajets longue distance plus ponctuels. Branchée sur des projets faisant collaborer des individus et des entreprises dans différentes parties de France ou du monde, elle est moins dépendante économiquement du bassin économique local, et donc moins concernée par l’impérieuse nécessité d’entretenir de bonnes relations avec les élus qui sont au contraire décisives pour les affaires de la bourgeoisie plus ancrée (dans l’immobilier ou le tourisme notamment.) Dans ces quartiers, le vote Printemps marseillais n’a pas été un vote « de gauche radicale », pour reprendre l’expression utilisée par Martine Vassal dans l’entre-deux-tours pour alarmer son électorat âgé à propos d’une improbable menace de chars russes, mais bien plutôt un vote étrangement proche de celui de Macron en 2017, et plus encore de celui d’EELV aux européennes en 2019. Soit un vote modéré, émanant d’une population aisée et diplômée qui ne s’est pas reconnue dans les méthodes électorales folkloriques et a pris ses distances face aux accusations de fraude qui ont entaché la campagne Vassal dans les dernières semaines de campagne.
Dans le quartier Vauban et ses ruelles pittoresques au pied de « la Bonne Mère », le PM se place dix points devant Martine Vassal dès le premier tour (30% contre 19%), l’écart se transformant en gouffre au deuxième (57% contre 25%), alors qu’un peu plus bas au niveau du lycée Périer sur la rue Paradis, la bourgeoisie historique reprend ses droits dans le Marseille haussmannien et maintient son fief : l’écart entre les voix Fortin et Vassal y est symétrique en faveur de la seconde (54% pour Vassal et 28% pour Fortin). En minorité dans toute la zone traditionnelle bourgeoise où les SUV côtoient les Fiat 500, le Printemps marseillais retrouve des couleurs au sud de la rade avec une victoire remarquée dans le secteur de la Pointe-Rouge, autre micro-marché immobilier très prisé des nouveaux arrivants. À l’inverse du désert qui avance sur la végétation chaque année, le bastion qui reste fidèle au vote de droite dans le sud de Marseille a donc tendance à se rétracter, de sorte que la frontière qui délimite le nord et le sud s’est déplacée plus au sud. On peut voir dans cette zone tampon entre le vote PM et le vote Vassal, qui se joue à l’intérieur des 6e et 7earrondissements, une émanation originale d’un front de gentrification culturelle paradoxale, qui repousserait non pas les pauvres mais les bourgeois à la faveur du renouvellement générationnel et des chassés-croisés entre néo- et anciens habitants. On ne sait trop s’il faudrait parler d’un front de « boboïsation », de « parisianisation » ou de « détraditionalisation ».
Quelques bureaux de votes des quartiers sud où le Printemps marseillais l’emporte au second tour
Le score d’EELV au premier tour des élections européennes de 2019 : un vote central et « sudiste»
Le score des listes de Martine Vassal au premier tour de l’élection municipale 2020 : un repli sur les beaux quartiers
Des profils de candidats qui reflètent la nouvelle sociologie de la gauche
Collant à cette demande composite, l’intelligence politique du PM a consisté à faire preuve d’une grande plasticité, proposant dans chaque secteur un profil de candidat correspondant à la sociologie et au micro-climat local :
- Sophie Camard, une élue Insoumise suppléante de Jean-Luc Mélenchon dans l’hyper-centre pour représenter l’aile gauche du Printemps marseillais ;
- Benoît Payan, un élu socialiste bien implanté dans les 2e et 3e arrondissements, capable de se confronter à la maire sortante, Lisette Narducci, qui a démarré sa carrière à gauche avec Jean-Noël Guérini et l’a poursuivie à droite aux côtés de Jean-Claude Gaudin avant de rejoindre Bruno Gilles lors des municipales 2020 ;
- Michèle Rubirola, médecin de santé publique à l’Assurance maladie et tête de liste du Printemps marseillais, dans le cœur électoral des 4e et 5e arrondissements composés de classes moyennes du secteur public, associatif et culturel, qui offre à la nouvelle majorité marseillaise ses plus beaux scores ;
- Olivia Fortin, cheffe d’entreprise dans l’événementiel, reflet d’une sociologie plus centriste et bourgeoise dans les 6e et 8e arrondissements, capable de parler à un électorat de cadres et dirigeants de sensibilité macroniste, plus éloignés de l’état d’esprit bohème et contestataire du centre-ville militant tout en partageant avec celui-ci le rejet des pratiques politiques autochtones ;
- Jean-Marc Coppola dans les 15e et 16e arrondissements au nord, communiste, ancien cheminot et syndicaliste CGT, en phase avec une gauche plus populaire et ouvrière immortalisée par les films du réalisateur Robert Guédiguian, qui a d’ailleurs soutenu le candidat à l’Estaque.
Les autres têtes de listes du Printemps marseillais, Yannick Ohanessian dans le secteur des 11e-12e arrondissements et Aïcha Sif dans celui des 9e-10e arrondissements, sont moins parvenues à entrer en phase avec leurs secteurs. Quant au candidat des 13e et 14e arrondissements, le communiste Jérémy Bacchi, il s’est retiré après le premier tour face au risque d’une réélection du maire sortant de secteur Stéphane Ravier (RN). Les quartiers nord sont donc relativement absents du casting géopolitique du PM. À ce titre, le ralliement au « troisième tour » de Samia Ghali et de ses colistiers complète harmonieusement la stratégie adoptée, même si cette alliance ternit sérieusement la promesse de renouvellement du Printemps marseillais. En première analyse, ces tractations avec la sénatrice volontiers associée au « système » clanique marseillais sonnent comme un renoncement ou à tout le moins à une mise en sourdine des idéaux réformateurs du Printemps marseillais. Mais cette dualisation de la gauche à Marseille met aussi en lumière un tropisme propre à la formation victorieuse, celui d’une gauche de centre-ville. Cet angle mort des quartiers populaires n’est pas spécifique à Marseille ; le phénomène s’observe dans d’autres métropoles dans lesquelles les listes écologistes et citoyennes ont fait campagne. Issus des populations culturellement favorisées, résidant volontiers en centre-ville, les militants des listes écologistes et citoyennes n’ont pas su appréhender les attentes des quartiers excentrés à forte composante immigrée, comme en témoigne le cas d’Archipel citoyen à Toulouse. Interrogée par le site Médiacités, l’Insoumise toulousaine Hélène Magdo, candidate sur la liste citoyenne, constate : « Nous avons fait une campagne destinée aux classes moyennes supérieures du centre-ville. Arriver dans les quartiers populaires, six mois avant l’élection, cela ne marche pas. » À Lyon, les écologistes ont, de la même manière, triomphé d’autant plus magistralement dans les quartiers du centre-ville qu’ils sont passés à côté des quartiers de grands ensembles de la périphérie.
Cette sociologie révèle enfin la place qu’ont prise les femmes dans les partis politiques et les formations de la société civile et rappelle qu’elles sont majoritaires dans les professions culturelles, de la fonction publique et du tiers-secteur. Si les données manquent pour l’attester, tout porte à croire que l’électorat PM est également plus féminisé : les néo-Marseillais sont à ce titre souvent des néo-Marseillaises, dont certaines décident de s’installer seules à Marseille.
Le temps semble loin où le truculent Patrick Mennucci, à l’accent marseillais prononcé, était le candidat de la gauche aux municipales et où Pape Diouf, ancien président de l’OM, celui de la société civile. C’était pourtant le casting de la précédente élection municipale, qui témoigne du changement d’état d’esprit en à peine un mandat. Décédé en mars dernier du coronavirus, Pape Diouf avait propulsé sa candidature en 2014 à partir (déjà) du soutien de collectifs de militants écologistes et de partis de gauche et incarnait les forces opposées au système Gaudin. Tout comme Bernard Tapie, autre célébrité qui a tenté l’aventure politique à Marseille, Pape Diouf représentait un Marseille populaire fédéré par la vie du club de l’OM. Les deux hommes avaient également axé leurs campagnes respectives sur la lutte contre le Front national, Diouf se présentant en 2014 dans le secteur remporté par Stéphane Ravier, les 13e et 14e arrondissements, en faisant l’arène centrale de l’affrontement politique à Marseille. En 2020, les forces du PM semblent s’être épargné ce duel contre l’extrême droite pour concentrer leurs forces au centre et au sud.
Gauche de centre-ville versus droite périphérique : un affrontement entre deux styles de ville
Il est apparu au soir du second tour de l’élection municipale à Marseille que la fracture qui épouse l’axe nord-sud était concurrencée par une autre, une opposition entre l’est et l’ouest ou, plus précisément, entre le centre et la périphérie. Les arrondissements les plus densément peuplés, ceux situés près de la mer et dans l’hyper-centre, ont donné une majorité aux listes du Printemps marseillais, quand les arrondissements périphériques situés à l’est et au nord sont restés fidèles à la droite et au RN. Dans ce nouveau partage électoral, chacune des deux forces politiques en présence dispose de ses bastions aisés et de ses quartiers et électeurs plus populaires.
Pour le Printemps marseillais, cet espace court du Panier jusqu’à des portions du très authentique et chic 7e arrondissement, avec un cœur urbain militant (La Plaine, Le Camas, Le Chapitre, Noailles) et des postes avancés jusqu’à la Pointe-Rouge au sud et à l’Estaque au nord. Au-delà de tout ce qui les sépare, à commencer par le revenu des habitants, ces quartiers ont tous en commun d’être dotés d’un imaginaire touristique fort. Ce vaste ensemble correspond également assez précisément aux zones de recherche de biens immobiliers des nouveaux arrivants, car ils offrent un mélange d’appartements authentiques marseillais, d’extérieurs ou de vues sur mer. Les néo-Marseillais recherchent principalement l’authenticité du bâti et du quartier (plutôt dans le centre) ou la vue sur mer et la proximité avec les espaces naturels (plutôt dans les quartiers sud).
Pour la droite, les zones de force englobent des beaux quartiers résidentiels à l’est (Château-Gombert) ou au sud (Le Prado, Borely, La Plage), des quartiers plus moyens que bourgeois à l’urbanisme vertical et fonctionnel marqué et daté (La Rouvière, Château-Sec, Le Cabot…) ainsi que des espaces moins cotés de l’est (Saint-Loup, Saint-Tronc) et du nord (quartiers pavillonnaires jouxtant les cités de grands ensembles comme La Batarelle en surplomb des quartiers nord). Certains de ces quartiers sont agréables et cossus, mais sont généralement privés de la dimension touristique des nouvelles centralités comme Vauban, Endoume, Le Panier ou La Plaine. Des quartiers bourgeois centraux comme Périer ou plus excentrés comme Les Accates, Château-Gombert ou Palama figurent rarement sur un guide touristique ou une liste de recommandations de sites marseillais à ne pas manquer.
Ainsi, l’opposition Printemps marseillais/droite vassaliste à Marseille est moins l’illustration de la fameuse fracture nord/sud – même si cette dimension reste présente – que l’adhésion culturelle à une vision de la ville. La droite périphérique marseillaise et l’extrême droite qui en est le visage un peu plus dur et moins bourgeois se présentent généralement comme les défenseurs du modèle du noyau villageois provençal et insistent sur l’identité, les traditions et la sécurité ainsi que sur le développement économique. Ses quartiers sont pour la plupart moins denses, peu mixtes socialement et ethniquement et adoptent un modèle périurbain de centralité de la voiture bien qu’ils fassent encore partie de la « ville centre ». Ces secteurs présentent un visage proche de la périphérie et de ses formats urbains : on y trouve des maisons individuelles, des lotissements et même des rues sécurisées par un portail automatique, des immeubles de bureau en verre, des centres commerciaux, des panneaux publicitaires, des boulangeries de rond-point et des résidences qui sont des mini-villes, dont les bâtiments portent le nom d’une fleur locale ou sont désignés par une lettre et qui accueillent le visiteur par un panneau affichant le plan des bâtiments. Ce qui se passe dans les quartiers centraux de Marseille peut sembler à ces électeurs éloigné de leurs préoccupations comme de leur style de vie. En cela, l’est marseillais fait figure de porte du périurbain encore accroché à la ville : il s’agit d’un territoire assez peu connecté au centre-ville et qui regarde vers l’arrière-pays provençal ou vers le littoral situé à l’est (Cassis, La Ciotat, le Var) plutôt que vers le Vieux-Port. On assiste à un chassé-croisé très net entre le renouveau du centre-ville dense, mixte et ancien, où s’installent les néo-Marseillais, et les quartiers périphériques qui accueillent l’essentiel de la croissance démographique de la ville, notamment des cadres natifs de Marseille, selon un phénomène qui n’est pas sans rappeler le white flight des villes américaines, la fuite des Blancs dans les banlieues pavillonnaires éloignées des quartiers mixtes d’habitat collectif qui accueillent les minorités. À ce titre, Michel Samson et Michel Peraldi mentionnent dans l’ouvrage déjà cité que les ensembles résidentiels fermés sont devenus sous l’ère Gaudin « la forme la plus banale de l’habitat des classes moyennes à Marseille », 86% d’entre eux ayant été bâtis depuis 1995. Au nombre de 157 jusque dans les années 1990, essentiellement dans les très beaux quartiers de La Corniche, ils étaient selon le décompte des géographes Élisabeth Dorier et Julien Dario 1507 en 2016. D’une certaine manière, la gentrification de l’habitat collectif des quartiers du centre-ville est une réponse de la classe moyenne culturelle et « alternative » à ce choix de ville.
Cette opposition centre/périphérie rappelle celle analysée par le politologue Joël Gombin au lendemain de l’élection présidentielle de 2017 entre vote Macron et vote Le Pen à Marseille. Une partie du vote Printemps marseillais est d’ailleurs sociologiquement Macron-compatible, si tant est qu’on se réfère au premier Macron, celui de la victoire au centre gauche en 2017 avant la droitisation de l’électorat aux élections européennes de 2019. Une logique semble émerger de ce vote en apparence si complexe, qui a fait intervenir de si nombreux paramètres : le Printemps marseillais et la droite héritière se sont affrontés autour d’une certaine idée de la ville.
À noter
L’hypothèse d’un rôle moteur symbolique, sinon statistique de l’électorat fraîchement installé à Marseille naît d’une observation de terrain, de l’analyse par secteurs que nous avons détaillée et d’une comparaison avec d’autres villes ayant connu des évolutions similaires. Cette dynamique a apporté la victoire à la gauche écologiste et citoyenne dans un contexte très particulier. Rappelons que Marseille compte 870 000 habitants, qu’un peu plus de 500 000 sont inscrits sur les listes électorales, que près de 170 000 d’entre eux ont voté. À l’issue du premier tour, la liste de Michèle Rubirola pèse près de 39 000 voix et celle de Martine Vassal, environ 36 000, de sorte que chaque électorat correspond à la population d’une petite ville de sous-préfecture. Les candidats dissidents ou partis en solitaire, « faiseurs de reine » de l’élection, Bruno Gilles à droite et Samia Ghali à gauche, pesaient respectivement 17 000 et 10 000 voix au soir du premier tour. Au deuxième tour, c’est avec 66 000 que le Printemps marseillais emportait le vote majoritaire, avec une confortable avance de 13 000 bulletins sur le score de Martine Vassal. Ces niveaux montrent à quel point le vote de quelques milliers d’électeurs motivés peut faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre… C’est dans ce contexte d’extrême sensibilité à de petites variations que notre analyse s’insère.