En juillet dernier, Jean-Pierre Yonnet avait rédigé, pour l’Observatoire du dialogue social, une note balisant les principaux enjeux de la loi d’habilitation des ordonnances. Les textes sont maintenant connus : il s’agit de mettre en place, avant le 31 décembre 2019, des Comités sociaux et économiques dans toutes les entreprises françaises de 11 salariés et plus, qui remplaceront les différentes instances représentatives du personnel. Les enjeux sont considérables, la fusion des instances pouvant être l’occasion d’un dialogue social plus efficace dans l’entreprise.
Le principal risque sera dans beaucoup d’entreprises de prendre le sujet par l’angle technique. Dans Le Monde du 3 novembre 2017, quinze directeurs des ressources humaines rappelaient fort justement que « l’outil n’est pas l’œuvre ». Ceux qui, côté patronal, aborderont la mise en place du Comité social économique (CSE) en ayant seulement en tête la réduction du nombre d’instances, de réunions et de mandats que permet la nouvelle législation ont toute chance de saboter durablement le dialogue social dans leur entreprise. Ceux qui, du côté des représentants du personnel, aborderont la négociation avec comme seul objectif de préserver au mieux leurs prérogatives risquent de conclure des marchés de dupes.
La fusion des instances comporte le risque de voir négliger certaines questions, en particulier celles qui concernent les salariés au quotidien, du fait de la disparition des instances de proximité que sont les délégués du personnel et les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Mais la fusion des instances peut aussi être l’opportunité d’avoir un dialogue social plus efficace en traitant un sujet dans sa globalité au sein du CSE, au lieu de le traiter par petits morceaux en comité d’entreprise (CE) et en CHSCT. Il est aussi probable que les réflexions économiques et de santé au travail seront abordées de manière mieux coordonnée au sein d’une seule instance.
Voyons donc les principaux enjeux de cette véritable révolution des instances représentatives du personnel.
Premier enjeu : le périmètre des futurs CSE
Dans les entreprises qui aujourd’hui comptaient un seul CE, un seul CHSCT et un seul périmètre délégué du personnel (DP), c’est-à-dire la grande majorité des PME, les choses sont simples. L’instance unique se substitue aux trois instances. La mise en place des Délégations uniques du personnel (DUP) Rebsamen dans de nombreuses PME a constitué un terrain d’expérimentation qui a démontré que le système fonctionnait sans problèmes majeurs.
Les choses se compliquent dès que sur le périmètre d’un même CE coexistaient plusieurs CHSCT et/ou plusieurs périmètres DP. Plusieurs possibilités s’offrent alors :
- Soit l’employeur passe de manière unilatérale et, sur le périmètre de ce CE, il implante un CSE avec une seule Commission santé sécurité et conditions de travail (CSSCT). Il est clair que les questions relevant précédemment des DP et les questions SSCT pourront être examinées de manière beaucoup moins satisfaisante, générant une forte dégradation du dialogue social. Le choix n’est pas sans risque pour les employeurs. Les élus peuvent en effet en représailles gripper et même bloquer la nouvelle instance en évoquant en détail, lors des réunions plénières, toutes les questions précédemment traitées en CHSCT et en DP. Les réunions de CSE risquent alors d’être sans fin et dans un climat détestable. C’est ce qui se passe quand, comme le disait le secrétaire général de l’UNSA, on veut chausser tout le monde en 41. À l’exception des chanceux qui font cette pointure, tout le monde a mal aux pieds, surtout les plus grandes tailles.
- Une deuxième possibilité consiste à créer plusieurs CSE, d’une taille raisonnable permettant de traiter toutes les questions et de coiffer le tout d’un CSE central. Simplification d’un côté, complexification de l’autre, mais c’est la logique des ordonnances.
- Une troisième possibilité consiste à créer, au sein d’un CSE unique, plusieurs CSSCT et des représentants de proximité qui permettront de traiter au plus près du terrain des questions de type DP ou des problèmes de santé et sécurité au travail.
Chacune des deux dernières solutions peut être intéressante en fonction du contexte particulier de l’entreprise, mais elles ne pourront être mises en place que par accord majoritaire. On voit en tout cas que le passage en force a toutes les chances de gripper la machine, quand la négociation d’un bon accord permettra de trouver des solutions sur mesure.
Deuxième enjeu : les moyens du CSE
La loi et les décrets déterminent le nombre d’élus et le budget du CSE. Ces règles s’appliqueront sans doute sans autre discussion dans les cas simples. Mais si l’on prévoit plusieurs CSSCT, quels moyens humains leur octroiera-t-on ? Si l’on implante des représentants de proximité, de combien d’heures disposeront-ils, comment organisera-t-on leur éventuelle venue au CSE, leurs relations avec les élus du CSE, etc. ? Au-delà des moyens humains, le budget de fonctionnement suffira-t-il ? Tout dépend en particulier de la situation géographique des différentes CSSCT et des RP.
Nous voyons donc que, bien plus que dans le cadre des anciennes règles, la loi est loin d’apporter des réponses complètes. La négociation sera essentielle et l’accord devra être majoritaire, sinon les dispositions supplétives s’appliqueront et on en revient à la pointure 41. Les accords seront souvent laborieux à trouver du fait d’intérêts contradictoires entre les partenaires sociaux, mais aussi parfois entre syndicats et au sein même de la direction d’entreprise entre business units. Mais le caractère inadapté des dispositions supplétives sera un puissant incitant à trouver des compromis.
Troisième enjeu : les informations consultations, les négociations, les expertises, les commissions
Les ordonnances permettent de négocier à peu près tout dans ce domaine, sous réserve du respect de quelques butoirs. Par exemple les trois consultations économique, sociale et stratégique doivent avoir lieu au minimum tous les trois ans.
On peut imaginer au moins deux mauvais scénarios. Dans le premier, un employeur profite de la faiblesse des élus pour imposer, plutôt que négocier, une consultation triennale sans expertise, des négociations obligatoires de pure forme dans les délais maximum, la suppression des commissions seulement prévues à titre supplétif. Dans le second, on peut imaginer une négociation de « marchands de tapis » dans lequel des élus peu férus de stratégie économique et sociale vont négocier leur droit à consultation sur la politique de l’entreprise contre du temps de délégation et/ou du budget pour les Activités sociales et culturelles (ASC). Au final, ils perdront toute capacité d’anticipation, d’intervention sur l’emploi, donc de dialogue social pour devenir des gestionnaires de billetterie.
Mais on peut aussi imaginer une négociation vertueuse. Ne peut-on pas adapter le rythme et le contenu des consultations au cas particulier de chaque entreprise ? Ne peut-on pas se mettre d’accord sur un contenu et un volume d’expertises qui permettent aux élus d’être réellement éclairés ? L’expertise, souvent vécue comme une punition par les employeurs ne peut-elle pas évoluer vers un rôle d’accompagnement et de conseil, mettant ainsi les partenaires sociaux à égalité dans les négociations ? Ne peut-on définir des commissions correspondant aux besoins spécifiques de chaque entreprise, dans le respect de l’autonomie des élus ?
Nous voyons là qu’au-delà des problèmes que pose la mise en place des CSE, ceux-ci posent très directement la question de la stratégie. Que veut-on faire des CSE maintenant qu’on peut les modeler sur mesure ?
Quatrième enjeu : la gestion de l’emploi, de la formation et des conditions de travail
La stratégie constitue donc le quatrième enjeu, peut-être l’enjeu essentiel. Les partenaires sociaux, employeurs comme élus du personnel ont tout intérêt à se poser cette question avant d’entrer en négociation. Les employeurs verront la possibilité de réduire le coût du dialogue social. Les ordonnances leur offrent bien des possibilités, de la réduction du nombre d’élus à celle du nombre de réunions en passant par la baisse du coût des expertises. Se sentant attaqués sur ce terrain, les délégués syndicaux ont toutes chances de se placer dans une position défensive, voire conflictuelle. Mais le coût du dialogue social est-il le principal enjeu ?
Les choses ne sont donc pas spontanément consensuelles, mais la question essentielle est « quel dialogue social veut-on ? ». Quelle est la consultation annuelle la plus importante ? L’analyse des comptes à l’occasion de laquelle on regarde le passé ou celle sur les orientations stratégiques qui permet un échange approfondi sur l’avenir ? Dans l’expertise sociale, faut-il insister plutôt sur le bilan social ou sur la politique de formation, sur l’amélioration des conditions de travail ? La base de données économiques et sociales doit-elle être comme dans presque tous les cas aujourd’hui une bibliothèque de documents en PDF ou un instrument vivant permettant une actualisation du dialogue à chaque réunion ? Les consultations sont-elles une fin en soi ou une bonne préparation aux négociations ? En un mot, veut-on associer les salariés ou se contenter d’un exercice formel d’information ?
Si le syndicalisme est mortel, comme le faisait justement remarque Laurent Berger, le dialogue social l’est aussi, par simple voie de conséquence. L’avenir nous dira si le CSE est un meilleur instrument de dialogue social que les trois instances actuelles. Mais il n’a une chance de l’être que si les acteurs du dialogue social se posent la question de sa finalité avant de négocier sa mise en place.