Une enquête internationale conduite par BVA et la Fondation Jean-Jaurès analyse la manière dont les citoyens de 30 pays de par le monde considèrent les enjeux climatiques et leurs degrés d’urgence. François Gemenne, chercheur et enseignant en science politique (FNRS – université de Liège, Sciences Po et université Panthéon-Sorbonne), analyse les résultats pour les pays qualifiés de « gros pollueurs ».
Depuis leurs débuts, les négociations internationales sur le climat ont toujours balancé entre l’Europe, les États-Unis et la Chine. Ensemble, ces trois puissances représentent aujourd’hui 57% des émissions mondiales de gaz à effet de serre : 28% pour la Chine, 15% pour l’Europe et 14% pour les États-Unis1En émissions territoriales. Voir François Gemenne et al., Atlas de l’anthropocène, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.. Autant dire que la lutte contre le changement climatique, aujourd’hui, se joue largement à Pékin, à Bruxelles et à Washington – trois capitales qui, depuis vingt ans, soufflent le chaud et le froid sur les négociations internationales.
Au fur et à mesure que la part des émissions chinoises dans les émissions mondiales augmentait, la part relative des émissions européennes et américaines diminuait, mais bien davantage en raison de la part croissante des émissions asiatiques qu’en raison des efforts européens ou américains pour réduire leurs émissions : tant l’Europe que les États-Unis ont considérablement augmenté leurs émissions au cours des soixante dernières années. Aujourd’hui, les trois puissances se sont donné des objectifs comparables de neutralité carbone, mais nombreux sont les observateurs qui doutent de leur capacité à atteindre ces objectifs.
L’Europe, un leadership contesté
L’Europe a toujours voulu s’affirmer à la pointe de la lutte contre le changement climatique, mais s’est rarement dotée des moyens de ses ambitions. C’est à Berlin qu’a eu lieu la première conférence des parties (COP) à la Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique (CCNUCC), en 1995. Très tôt, l’Union européenne s’est positionnée en faveur d’un traité contraignant sur les émissions de gaz à effet de serre, qui voit le jour deux ans plus tard : le protocole de Kyoto. Au sein de ce traité, l’Union européenne développe son marché du carbone, qui est pendant longtemps le principal instrument de sa politique, malgré de très nombreux défauts de jeunesse : fraudes et extraordinaire volatilité du marché, devenu un marché de spéculation.
L’Union européenne reste le principal sponsor du protocole de Kyoto tout au long de son existence, et elle est une des rares parties (avec l’Australie et quelques États périphériques de l’Union européenne) à accepter de s’engager sur une deuxième période (2013-2020) à l’expiration de la première, fin 2012. Au cours des dernières années, les pays de l’Union européenne sont parvenus à réduire timidement leurs émissions, mais insuffisamment pour espérer pouvoir atteindre les objectifs de l’accord de Paris. Dans les négociations internationales sur le climat, l’Union européenne a souvent pâti de ses désunions, et n’est jamais vraiment parvenue à s’imposer en véritable leader.
Aujourd’hui, la guerre en Ukraine met en lumière la politique énergétique hétéroclite et parfois hasardeuse de l’Union européenne, qui reste très dépendante des importations de gaz russe et du parc nucléaire français. Les paquets législatifs énergie-climat, puis Fit for 55 ébauchent pourtant une politique climatique ambitieuse, mais qui peine à se concrétiser en un véritable leadership sur la scène internationale. Une écrasante majorité des Européens (87%) estiment ainsi que les gouvernements sont trop lents dans leur action contre le changement climatique – davantage que les Américains (74%) et les Chinois (76%). Et ils sont également plus pessimistes que les Américains et que les Chinois quant aux chances de leur pays d’atteindre ses objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre : seuls 36% se montrent confiants dans les efforts de leur gouvernement.
Au Royaume-Uni, une politique illisible
Alors que le Royaume-Uni apparaissait volontiers, avant le Brexit, comme le maillon faible de l’Union européenne, il en était tout autrement pour la politique climatique, pour laquelle le pays jouait souvent un rôle moteur. Ainsi, avec l’Allemagne et le Danemark, c’est le Royaume-Uni qui avait pris un des engagements les plus significatifs du protocole de Kyoto, en s’engageant à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 12% par rapport à leur niveau de 1990, contre une baisse de 8% pour l’Union européenne. Le Brexit n’avait guère modifié ce volontarisme : avant la COP26 qu’il hébergeait à Glasgow en 2021, le pays s’était doté d’un plan climat largement reconnu comme le plus ambitieux des pays industrialisés.
Las ! L’instabilité politique du pays a, depuis, largement douché les espoirs : face à la crise énergétique de l’hiver 2022, le gouvernement de Liz Truss a annoncé une trentaine de nouveaux projets d’extraction d’énergies fossiles – projets confirmés par son successeur Rishi Sunak, malgré une forte opposition dans la société civile. Plus aucun observateur sérieux n’estime désormais que le Royaume-Uni sera en mesure d’atteindre ses objectifs. Au point que le Premier ministre Rishi Sunak a hésité à se rendre à la COP27 de Charm el-Sheikh, alors que le Royaume-Uni occupait pourtant la présidence de la COP jusque-là.
C’est aussi au Royaume-Uni que sont nés les mouvements activistes les plus radicaux au cours des dernières années : Extinction Rebellion, qui s’est fait connaître en bloquant des ponts ou des axes routiers, ou plus récemment Just Stop Oil, que le monde a découvert lorsque deux activistes de ce mouvement ont lancé de la soupe à la tomate contre Les Tournesols de Van Gogh, à la National Gallery de Londres. Ces mouvements ont largement essaimé en Europe depuis, mais semblent davantage s’inscrire dans une tradition militante britannique que dans un ressentiment plus marqué face à l’inaction des gouvernements : aucune différence notable n’est observée entre l’Europe et le Royaume-Uni quant au ressenti de l’action des gouvernements face au changement climatique.
Aux États-Unis, des avancées à reculons
Les États-Unis ont longtemps représenté un quart des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Ils ont tenu un rôle prépondérant dans la négociation internationale sur le climat, plusieurs des orientations actuelles de la coopération climatique leur sont directement attribuables. Ainsi, le principe des mécanismes flexibles, qui comprennent notamment le très critiqué marché du carbone, a été posé par les États-Unis comme condition à leur ratification du protocole de Kyoto – un protocole qu’ils refuseront finalement de ratifier, après avoir fait traîner leur décision pendant près de quatre ans. La résolution Byrd-Hagel, votée à l’unanimité du Sénat américain en 1997 (95-0), impose aux États-Unis de ne pas entrer dans un accord international contraignant sur le climat, au motif qu’un tel accord ferait peser un poids disproportionné sur l’économie américaine.
Depuis, les États-Unis ont toujours milité pour un accord non contraignant et cette position a beaucoup influencé le choix des négociateurs de l’accord de Paris d’opter pour un accord universel plutôt que contraignant. Dès ses débuts, les modalités de la coopération internationale sur le climat dépendent de la position américaine davantage que de celle de tout autre pays.
L’absence d’objectifs contraignants dans l’accord de Paris n’empêche pourtant pas les États-Unis de quitter celui-ci en 2017, sous la présidence Donald Trump, avant d’y revenir quatre ans plus tard, sous la présidence de Joe Biden. Pendant ces quatre ans d’absence relative, la société civile, un certain nombre d’États fédérés et de municipalités ont tenté de pallier les défaillances de l’administration fédérale au sein de la coalition We Are Still In ; mais les États-Unis ont pris beaucoup de retard dans leur trajectoire de réduction des émissions. À l’entame de son mandat, Joe Biden a doté les États-Unis d’une stratégie climatique ambitieuse, qui repose largement sur un financement massif des infrastructures et des technologies décarbonées. Malgré la grande polarisation du débat public américain sur ces sujets, trois Américains sur quatre (74%) estiment que la réaction de leur gouvernement est trop lente, et une proportion comparable (72%) estime nécessaire de réduire notre consommation de biens et d’énergie. Les Américains sont toutefois nettement plus réticents à l’idée de mesures coercitives ou fiscales pour parvenir à leurs objectifs : seule une moitié d’entre eux (50%) soutient l’idée de mesures plus strictes pour modifier les comportements individuels, contre deux tiers des Européens (66%) et 90% des Chinois.
La Chine, coupable et victime à la fois
Depuis le milieu des années 2000, la Chine est devenue, et de loin, le plus gros émetteur mondial de gaz à effet de serre. La Chine représente aujourd’hui encore 30% des émissions mondiales, et l’empreinte carbone moyenne d’un citoyen chinois est désormais supérieure à celle d’un citoyen européen. La Chine doit évidemment en partie cette position au fait qu’un bon nombre des produits fabriqués en Chine est destiné à l’exportation, mais aussi – et surtout – à sa croissance économique rapide et soutenue. Mais la Chine est aussi très affectée par les impacts du changement climatique, qu’il s’agisse de la hausse du niveau des mers ou de la dégradation des sols : la progression du désert de Gobi amène parfois des tempêtes de sable jusqu’à Pékin, par exemple.
La Chine reste considérée comme un pays en développement dans le cadre des négociations internationales sur le climat, et a longtemps été l’un des principaux opposants à la conclusion d’un accord qui puisse remplacer le protocole de Kyoto – l’échec de la conférence de Copenhague, en 2009, est ainsi largement imputable à la Chine. À la tête des pays émergents, elle insistait sur le droit qu’avaient ceux-ci de développer leurs propres politiques climatiques sans être contraints par un accord international.
Mais depuis les années 2010, la position de la Chine sur le climat a beaucoup évolué, à la fois en raison de facteurs domestiques – l’environnement est devenu un motif de protestations dans la société civile – et internationaux – la Chine est soucieuse d’apparaître comme un partenaire fiable. Cette évolution s’est notamment traduite par des investissements massifs dans les énergies décarbonées – renouvelables et nucléaire – et par un partenariat stratégique sur le climat conclu avec les États-Unis en 2014. La Chine est ainsi apparue comme une facilitatrice de l’accord de Paris en 2015 et s’est engagée elle aussi à faire baisser ces émissions, visant la neutralité carbone pour 2060, un engagement qu’elle avait toujours refusé de prendre auparavant.
La Chine, néanmoins, n’a jamais souhaité prendre le leadership des négociations internationales et a continué dans le même temps à investir massivement dans les énergies fossiles, notamment dans les centrales à charbon, pour lesquelles elle reste le principal investisseur. Seuls 16% de la population chinoise soutiennent pourtant ces investissements dans les énergies fossiles, contre quasiment un quart des Américains (24%). Surtout, les Chinois plébiscitent massivement les énergies renouvelables, à 72% contre 65% des Européens et 47% des Européens, au contraire de l’énergie nucléaire, soutenue par 6% seulement de la population chinoise, une proportion quasiment trois fois inférieure à la proportion en Europe (17%). La sobriété énergétique, par contre, ne recueille guère les faveurs : seuls 5% des Chinois estiment que la priorité devrait aller aux économies d’énergie, contre 13% des Américains.
Au niveau international, la Chine a suspendu son partenariat stratégique avec les États-Unis à la suite de la visite de Nancy Pelosi à Taïwan à l’été 2022. Depuis la fin de l’année 2021, les émissions chinoises ont néanmoins commencé à baisser. Une partie de cette baisse est vraisemblablement conjoncturelle, elle est liée avant tout aux mesures anti-Covid 19 et à l’explosion de la bulle immobilière, mais une autre partie est structurelle, liée aux investissements dans les énergies renouvelables et à de meilleurs standards environnementaux. Surtout, la Chine connaît une dénatalité spectaculaire, qui devrait faire baisser sensiblement ses émissions au cours des prochaines années : en 2021, le taux de natalité chinois s’établissait à seulement 1,16 enfant par femme, bien loin du taux de renouvellement naturel de la population (2,1 enfants par femme). L’inflexion récente dans la courbe des émissions chinoises suscite beaucoup d’espoirs et donne à penser que la Chine pourrait avoir atteint le pic de ses émissions plus tôt que prévu. Les Chinois se montrent en tout cas particulièrement confiants quant à la probabilité d’atteindre leurs objectifs de réduction d’émissions : 91% estiment que leur gouvernement atteindra les objectifs qu’il s’est fixés pour 2030, une proportion trois fois supérieure à celle des Britanniques (30%) et deux fois supérieure à celle des Américains (45%).
La guerre en Ukraine, un accélérateur de changement ?
L’invasion russe de l’Ukraine, débutée à la fin du mois de février 2022, a transformé la question de la sortie des énergies fossiles en un enjeu géostratégique : la dépendance des Européens aux hydrocarbures les a placés dans une position de faiblesse et de dépendance vis-à-vis de la Russie et a causé une envolée des prix sur les marchés de l’énergie. À l’argument climatique se sont ainsi ajoutés des arguments géopolitiques et économiques pour pousser à la sortie des énergies fossiles. Mais en même temps que le conflit constituait un argument de poids pour accélérer la transition énergétique et la sortie des énergies fossiles, certains pays étaient contraints de revenir en arrière, et notamment de rouvrir des centrales à charbon pour assurer leur sécurité d’approvisionnement énergétique.
Il est encore trop tôt, sans doute, pour dire comment la guerre en Ukraine va affecter la transition énergétique. Mais l’argument de l’indépendance énergétique fait mouche : quasiment un tiers des Européens (32%) estiment qu’il s’agirait là du bénéfice principal de la sortie des énergies fossiles, un argument qui fait presque jeu égal avec l’argument environnemental, considéré comme le principal bénéfice par 36% des Européens. En Chine et aux États-Unis, l’argument environnemental domine plus largement l’argument géopolitique et l’argument économique, même s’il se trouve encore 18% d’Américains pour estimer qu’une sortie des énergies fossiles n’apporterait aucun bénéfice. Les avis sur l’effet de la guerre en Ukraine sur la transition énergétique restent très partagés, tant en Europe qu’en Chine ou aux États-Unis : 66% des Européens estiment que la guerre en Ukraine doit faire accélérer la transition énergétique, tandis que 34% sont de l’avis contraire et estiment qu’il faudrait plutôt la ralentir pour garantir la sécurité de l’approvisionnement énergétique dans le court terme. Les avis sont encore plus partagés aux États-Unis et en Chine, malgré la position contrastée de ces deux pays dans le conflit : 52% des Américains et 60% des Chinois estiment qu’il faut accélérer la transition énergétique, quand 48% des Américains et 40% des Chinois estiment le contraire. L’avenir le dira.
- 1En émissions territoriales. Voir François Gemenne et al., Atlas de l’anthropocène, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.