Suite à l’échec de la gauche au second tour de l’élection présidentielle chilienne, Nicolas Camerati, chercheur et ancien conseiller à la présidence de la République chilienne, analyse les raisons de ce résultat non prévu au regard des rapports de force politiques que le premier tour du scrutin présidentiel avait créés.
Plusieurs mois se sont écoulés depuis l’élection présidentielle chilienne, une élection qui s’est traduite par le triomphe indiscutable de la droite avec 54,6% des voix, dépassant largement les suffrages de la Nouvelle majorité qui n’a obtenu que 45,4% des votes. De fait, le candidat de droite, Sebastián Piñera, a terminé avec un avantage de neuf points sur son adversaire de centre gauche, Alejandro Guillier, dépassant ainsi les prévisions électorales les plus optimistes, devenant le candidat de droite ayant obtenu le soutien électoral le plus élevé depuis l’introduction du suffrage universel au Chili en 1925.
De fait, le candidat Sebastián Piñera n’a pas seulement mobilisé davantage et dépassé largement le nombre de votants obtenu par Alejandro Guillier, il est également arrivé en tête dans pratiquement toutes les régions et communes du Chili – dans treize des quinze régions et 255 des 346 communes existantes. La grande désorientation de la Nouvelle majorité aujourd’hui comme pour le futur de sa coalition n’est pas due au triomphe du candidat de droite, Sebastián Piñera, quelque part prévisible, mais renvoie à deux réalités électorales : l’importance inattendue du vote obtenu par la droite et l’incapacité de la Nouvelle majorité à mobiliser et capitaliser les votes appartenant historiquement à la gauche et au centre gauche chilien.
Concernant le premier point – le niveau élevé des suffrages obtenus par la droite chilienne –, deux faits retiennent l’attention et déconcertent la gauche chilienne : le premier est l’indifférence des électeurs aux fautes éthiques du candidat de droite, c’est-à-dire l’absence de considération donnée par l’électorat à une série d’interrogations éthiques et de problèmes avec la justice concernant le candidat Sebastián Piñera. À titre d’exemple, on pourrait citer la confuse affaire de la banque de Talca, le coup bas perpétré contre son associé Ricardo Claro, les écoutes téléphoniques du maire actuel de la (commune) de Providencia, Evelyn Matthei, ou encore sa récente qualité d’impliqué dans l’affaire « Exalmar ». Quoi qu’il en soit, il est tout de même étrange et difficile à comprendre comment un candidat, avec ces antécédents et dans un contexte de méfiance générale à l’égard de la politique, ait pu recueillir un des scores les plus élevés de l’histoire du Chili. La droite chilienne s’est peut-être rendue compte de sa position et de la nécessité alors à agir pour défendre et promouvoir ses intérêts…
Le deuxième élément déconcertant pour la gauche est la participation électorale. Contrairement à ce que l’on croyait, l’augmentation de la participation électorale à la présidentielle, à la différence du premier tour, n’a pas joué en faveur du candidat de la Nouvelle majorité, mais au contraire a favorisé la coalition de droite, « Chile Vamos ». De fait, les 1 300 000 voix nouvelles du second tour ont pris à contre-pied la gauche chilienne qui croyait que la droite chilienne avait un plafond électoral et qu’une participation électorale plus forte ne pouvait bénéficier qu’à la gauche chilienne.
Concernant le second point – l’incapacité de la gauche à orienter, mobiliser et fidéliser ses votants –, deux faits retiennent également l’attention. Le premier est la totale inefficacité montrée par la Nouvelle majorité à capter les votes qui historiquement étaient les siens et qui s’étaient portés sur plusieurs candidats de gauche au premier tour – Alejandro Guillier (22,5%), Beatriz Sánchez (20,5%), Carolina Goic (5,88%), Marco Enriquez Ominami (5,71%), Eduardo Artés (0,51%) et Alejandro Navarro (0,36%). L’ensemble des scores obtenus par les différents candidats de gauche qui, de plus, ont soutenu Alejandro Guillier au second tour atteignait 55% des voix, un chiffre bien loin de celui obtenu au second tour par Alejandro Guillier…
Le second point déconcertant pour la gauche, lié au précédent, est l’analyse territoriale des résultats de la Nouvelle majorité. Région par région, commune par commune, on peut observer qu’une partie des voix de Beatriz Sánchez, Carolina Goic, Marco Enriquez Ominami, Alejandro Navarro et Eduardo Artés, contrairement à ce que l’on pouvait penser, s’est reportée sur le candidat de la coalition « Chile Vamos », accroissant donc ses suffrages. Ainsi, concernant la Démocratie chrétienne (DC, Carolina Goic), le constat est dramatique, puisque sur 43 communes ayant un maire DC, 29 ont donné la majorité au candidat de « Chile Vamos ». Ce qui interroge le comportement local de la DC à ces élections dans le choix entre Alejandro Guillier et Sebastián Piñera.
Donc, pour reprendre et synthétiser les quatre points évoqués précédemment, on pourrait décrire le scénario de la façon suivante. D’un côté, la coalition gouvernementale, la Nouvelle majorité, se retrouve « au tapis », divisée et avec de très mauvais résultats électoraux. De l’autre on trouve pour la première fois depuis la fin de la dictature une droite rassemblée et en ordre derrière un candidat qui a réussi à faire oublier ses magouilles économiques, son pinochétisme et ses positions néolibérales extrêmes. Toutes choses qui pourraient ouvrir la voie à un cycle de centre droit au Chili.
Enfin, le grand défi pour les partis de la Nouvelle majorité sera de reconstruire des vases communicants, non seulement avec ses militants et ses alliés, mais aussi avec l’ensemble des citoyens. Et de pouvoir également se positionner au Parlement comme une véritable coalition d’opposition, apte à défendre et maintenir les changements structurels opérés par le gouvernement de Michelle Bachelet et de continuer à progresser sur la voie des réformes favorisant l’égalité sociale et l’évolution des valeurs sociétales du Chili. Ce qui nécessairement passe par une reformulation des façons de faire la politique et une réflexion profonde sur la manière d’établir des liens avec les citoyens, qui ne se réfèrent plus à un modèle idéologique partagé.