Dix ans après l’attentat qui toucha la rédaction de Charlie Hebdo, alors que le journal avait fait sa une neuf ans plus tôt avec un dessin de Cabu devenu au fil du temps l’un des symboles de la liberté d’expression, une enquête revient sur la manière dont les Français appréhendent aujourd’hui cette caricature. Jérémie Peltier, co-directeur général de la Fondation Jean-Jaurès, et Julien Serignac, ancien directeur général des Éditions Rotative (Charlie Hebdo), auteur de L’art menacé du dessin de presse (L’Observatoire, 2025), en analysent les principaux enseignements.
Introduction
Il y a dix-neuf ans, le 8 février 2006, la rédaction de Charlie Hebdo publiait un numéro spécial (le « Charlie 7121Car le numéro du 8 février 2006 était le numéro 712 du journal. ») à la suite des polémiques et de l’escalade de violence2De violentes manifestations eurent lieu dans différents pays, et plusieurs sièges institutionnels du Danemark furent attaqués, le consulat à Beyrouth par exemple ou encore l’ambassade à Djakarta. nées de la publication de douze caricatures de Mahomet dans le quotidien danois Jyllands-Posten le 30 septembre 2005, dix-sept ans après l’affaire Salman Rushdie3Depuis le 14 février 1989, Salman Rushdie est la cible d’une fatwa lancée par l’ayatollah iranien Rouhollah Khomeyni, au sujet de son roman, Les Versets sataniques, paru en 1988.. Ces douze caricatures faisaient suite à une commande – « Si vous aviez à représenter le Prophète, que dessineriez-vous ? » – lancée par le journal quelques jours après un entretien de l’écrivain danois Kåre Bluitgen dans lequel ce dernier indiquait n’avoir pas pu trouver de dessinateurs pour son album de jeunesse consacré à la vie de Mahomet, les dessinateurs craignant des représailles – neuf mois plus tôt, le cinéaste Theo van Gogh était assassiné sauvagement et décapité en pleine rue pour avoir réalisé un court-métrage critiquant l’islam4Religion & caricatures de Mahomet, Dessinez Créez Liberté..
En France, le journal France Soir fut le premier à publier ces douze caricatures (la une titrait alors « Oui, on a le droit de caricaturer Dieu ») le 1er février 2006. Son propriétaire franco-égyptien, Raymond Lakah, licencia le directeur de la publication d’alors Jacques Lefranc. Le communiqué de presse de l’époque indiquait que cette décision avait été prise « en signe fort de respect des croyances et des convictions intimes de chaque individu5Le Nouvel Obs, « Limogeage à France Soir », 2 février 2006. ». Le journal L’Express publia également ces caricatures danoises le 9 février 2006. Le directeur de la publication Denis Jeambar fut ensuite prié de remettre sa démission6Voir à ce propos le documentaire C’est dur d’être aimé par des cons, Daniel Leconte, septembre 2008..
C’est dans ce contexte que l’hebdomadaire satirique publia son numéro spécial, Charlie 712. Nous étions alors en plein dans un « événement mondial provoqué par le dessin7À retrouver dans le documentaire Charlie 712. Histoire d’une couverture, Philippe Picard, Jérôme Lambert, 2016. », pour reprendre les mots de Cabu, et il fallait pour ce numéro une couverture à la hauteur des événements et de l’enjeu historique.
Couverture du Charlie 712 (crédit Véronique Cabut)
Dans cette une, Mahomet est représenté en train de se lamenter, « rouge de colère », « rouge de dépit », « affligé » comme le décrivait Cabu8Charlie 712. Histoire d’une couverture, Philippe Picard, Jérôme Lambert, 2016.. On ne voit pas son visage (il le cache avec ses mains) mais semble pleurer. Le titre (« Mahomet débordé par les intégristes »), volontairement omis par ceux qui ont voulu instrumentaliser le dessin pour lui faire dire ce qu’il ne disait pas, est incrusté pour part au turban de Mahomet afin justement d’éviter tout détournement qui laisserait à penser que le dessin est uniquement accompagné par la bulle qui s’échappe de la bouche de Mahomet : « C’est dur d’être aimé par des cons ». La couverture est à regarder dans son entièreté pour la saisir intégralement : le dessin, le titre, la bulle.
Ce dessin, qui dénonce donc l’intégrisme et l’extrémisme islamiques, est le fruit d’une réflexion minutieuse d’un dessinateur profondément pacifiste et anti-raciste et d’une équipe de rédaction qui savaient ce qu’ils voulaient dénoncer, sans volonté d’essentialiser, de provoquer ou d’amalgamer.
La polémique éclata pourtant immédiatement. Dès le lendemain de la publication, le président de la République, Jacques Chirac, déclara : « Je condamne toutes les provocations manifestes susceptibles d’attiser dangereusement les passions9Béatrice Gurrey, « M. Chirac condamne « toute provocation », « Charlie Hebdo » réimprime », Le Monde, 9 février 2006. ». Le samedi 11 février 2006, une manifestation fut notamment organisée à Paris10Le Monde avec AFP, « Manifestations à Paris et Strasbourg contre la publication des caricatures de Mahomet », 11 février 2006. à l’initiative de l’Union des associations musulmanes de Seine-Saint-Denis, en présence de Dieudonné ou encore du secrétaire général de la conférence des évêques de France, Stanislas Lalanne, et avec des slogans tels que « Il n’y a qu’un seul dieu et Mahomet est son prophète », « Une loi contre l’islamophobie », « Touche pas à mon prophète »11Voir notamment l’article d’Antonio Fischetti, « Les intégristes français dans un voile bleu blanc rouge » dans le numéro 713 de Charlie Hebdo du 15 février 2006, à retrouver dans Charlie Hebdo. 50 ans de liberté d’expression, Paris, Les Échappés, 2020.. Le 18 juillet 2006, l’hebdomadaire était poursuivi à l’initiative de la Société des Habous et des lieux saints de l’islam (association propriétaire de la Grande Mosquée de Paris), puis par l’Union des organisations islamiques de France le 3 août suivant et par la Ligue islamique mondiale.
Le procès pour « injures publiques » à l’égard des personnes de confession musulmane était ouvert le 7 février 2007 devant la 17e chambre correctionnelle de Paris. Parmi l’ensemble des griefs à l’encontre du journal, le dessin de Cabu y était accusé, entre autres, d’être « raciste » et « islamophobe ». Le 22 mars 2007, le tribunal relaxait le journal, relaxe confirmée le 23 janvier 2008 par la Cour d’appel de Paris et le 12 novembre suivant par la Cour de cassation qui rejeta le pourvoi de la Ligue islamique mondiale.
Un dessin dont les intentions sont établies et sans ambiguïté Pour parler du dessin de Cabu lors du procès de 2007, l’avocat Georges Kiejman eut ces mots simples : « Quand j’ai regardé ce numéro de Charlie Hebdo, j’ai trouvé que c’était trop facile. Il faut vraiment être con pour voir dans cette couverture autre chose qu’un hommage à Mahomet. (…) Il sait distinguer les cons, il sait que ces cons, ce sont les intégristes. Ce n’est pas la peine de chercher des interprétations savantes de ce que sont les intégristes. Ce sont des gens qui s’emparent de certaines parties du Coran, les versets belliqueux, en ignorant certains versets qui prônent la compréhension et l’amour ». Le jugement de la 17e chambre correctionnelle du Tribunal de grande instance de Paris du 22 mars 2007 ne dit pas autre chose : « qu’en effet, les « intégristes » ne peuvent se confondre avec l’ensemble des musulmans, la une de l’hebdomadaire ne se comprenant que si ce terme désigne les plus fondamentalistes d’entre eux qui, par leur extrémisme, amènent le prophète au désespoir en constatant le dévoiement de son message ; attendu que ce dessin ne saurait, dans ces conditions, être considéré comme répréhensible (…) ». Plus tard, comme à chaque fois que nécessaire, Cabu rappelait lui-même que sa couverture « comportait un titre : « Mahomet débordé par les intégristes », ce qui introduisait la pensée du Mahomet dessiné : « C’est dur d’être aimé par des cons ». Ce qui voulait dire que les cons étaient les intégristes et non par les croyants en général ». |
Pour la première fois, nous avons interrogé les Français dans une étude d’opinion, réalisée avec l’Ifop et en partenariat avec Charlie Hebdo, sur ce dessin devenu au fil des années l’un des symboles du journal et plus largement de la liberté d’expression12Le rapport des Français à la liberté d’expression, à la satire et aux dessins de presse, étude Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Charlie Hebdo réalisée par questionnaire auto-administré en ligne du 31 mai au 1er juin 2024 auprès d’un échantillon de 1000 personnes, représentatif de la population vivant en France métropolitaine âgée de 18 ans et plus. Pour une analyse générale de l’enquête, voir Jérémie Peltier, Julien Serignac et Mathilde Tchounikine, 2015-2025 : une victoire posthume pour Charlie (mais pour combien de temps ?), Fondation Jean-Jaurès, 7 janvier 2024.. Qu’en comprennent-ils ? Qu’en déduisent-ils ? Comment le jugent-ils ? En saisissent-ils le langage et le sens qu’a voulu lui donner Cabu en 2006 ?
Au préalable, nous avons demandé aux personnes sondées si elles étaient d’accord pour qu’on leur montre un dessin qui pouvait potentiellement les choquer. Résultat : 9% seulement de notre échantillon a refusé de le voir et de poursuivre le questionnaire, contre 91% qui ont accepté. Les personnes croyantes sont un peu plus nombreuses que la moyenne à avoir refusé de voir ce dessin (13% des catholiques pratiquants, 21% des musulmans). Malgré tout, voici un premier enseignement intéressant : les Français sont très loin d’être touchés par une forme de fragilité ou de crainte générale d’être offensés, ce qui est rassurant.
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Abonnez-vousUn dessin de Cabu compris et apprécié par une grande majorité de la population
Il est intéressant de mesurer pour la première fois dans une enquête d’opinion ce que pensent les Français de ce dessin de Cabu. Nous l’avons d’abord fait à travers une question ouverte, sans suggérer les réponses, afin que les personnes interrogées puissent exprimer spontanément ce qu’elles pensaient de ce dessin.
Premier enseignement : une majorité de Français cite des éléments « positifs » ou en phase avec le but recherché par Cabu, contre 12% seulement qui expriment des sentiments négatifs ou contradictoires avec l’intention du dessinateur.
Parmi les jugements positifs, près de 40% (38%) des Français indiquent spontanément que ce dessin fait la différence entre musulmans et islamistes, et qu’il dénonce l’islamisme. C’était tout l’enjeu du titre « Mahomet débordé par les intégristes » que les Français interrogés dans notre enquête ont donc saisi spontanément pour une partie non négligeable d’entre eux. Cette distinction entre islamisme et islam, entre intégristes et musulmans, est le premier élément cité spontanément par les Français face à ce dessin, loin devant l’idée que le dessin est drôle (8%).
Parmi les jugements négatifs, seuls 6% des Français indiquent spontanément que ce dessin critique les musulmans et l’islam, et qu’il est raciste, soit une toute petite minorité seulement de la population qui est complètement passée à côté du but recherché par le dessinateur.
Il faut noter qu’une partie importante (38%) de ceux à qui il a été montré ne sont pas en mesure de dire s’ils ont une impression positive ou négative de ce dessin. Il y a par conséquent près de cinq fois plus de personnes qui en ont une impression positive que de personnes qui en ont une impression négative.
Un dessin drôle, intelligent, qui pourrait être affiché dans un musée
Mais si on guide un peu les Français et qu’on leur suggère une variété de réponses, aussi bien positives que négatives, que pensent-ils vraiment de ce dessin ?
D’abord, pour une bonne majorité de la population, ce dessin est « intelligent » (63%). C’est un élément rassurant : si ce dessin est jugé intelligent, c’est qu’il est compris, apprécié, qu’il n’est ni haineux ni agressif, qu’il fait preuve de nuance.
60% des Français estiment en outre que ce dessin pourrait être affiché dans un musée dédié à l’histoire de la liberté d’expression et du dessin de presse, signe d’une part de la qualité de ce dessin et de ses vertus pédagogiques pour les personnes interrogées, et d’autre part de la place qu’il a prise dans le panthéon du dessin de presse depuis le 7 janvier 2015.
Enfin, pour une majorité de Français (53%), ce dessin est drôle. À côté, une minorité de Français seulement estiment que ce dessin n’aurait pas dû être publié (28%), qu’il est choquant (24%) et qu’il est raciste (22%).
Intelligent, drôle et pédagogique au point d’être mis dans un musée : c’est ainsi que les Français reçoivent le dessin de Cabu dans leur grande majorité quand on le leur montre – même si les résultats diffèrent, sans surprise, selon le profil des répondants et leur rapport au droit au blasphème (cf. infra).
Un dessin qui cible les intégristes, pas les musulmans
Qui est ciblé par ce dessin ? Qui sont les « cons » qui débordent Mahomet ? Si le dessin ne souffre d’aucune ambiguïté, si le journal et le dessinateur ont précisé plusieurs fois leur intention, si la justice elle-même a tranché cette question sans difficulté (cf. supra), qu’en disent les Français quand ils sont face à ce dessin ?
À une très large majorité, les Français en font une lecture juste et conforme aux intentions du dessinateur : quand on les interroge, ils sont 72% à indiquer que les cibles de ce dessin sont les intégristes musulmans. 11% seulement estiment que ce sont l’ensemble des musulmans qui sont ciblés par ce dessin, tandis que 10% pensent que c’est Mahomet en personne qui est ciblé – même si, là encore, on note des écarts importants selon le profil des répondants.
Des divergences de compréhension et de ressentis préoccupantes chez certaines catégories de la population
Si nous nous arrêtions là dans l’analyse, le constat serait presque sans appel : le dessin de Cabu, dix-neuf ans après sa publication, ne souffre d’aucune incompréhension et ne suscite que peu de malaise au sein d’une société française capable de décrypter avec recul ses codes et ses astuces. Néanmoins, notre enquête montre aussi la plus grande difficulté pour quatre catégories de la population à comprendre, décrypter et apprécier ce dessin à sa juste valeur.
Première catégorie : les femmes. Comme on le constate pour de nombreux sujets liés à la liberté d’expression, au blasphème, à l’humour et au dessin de presse13Jérémie Peltier, Julien Serignac et Mathilde Tchounikine, 2015-2025 : une victoire posthume pour Charlie (mais pour combien de temps ?), Fondation Jean-Jaurès, 7 janvier 2024., les femmes semblent moins à l’aise avec le dessin de Cabu que les hommes. 59% d’entre elles trouvent ce dessin intelligent (contre 68% des hommes), 44% seulement trouvent qu’il est drôle (contre 62% des hommes), 31% estiment qu’il n’aurait pas dû être publié (contre 26% des hommes), 27% le trouvent choquant (contre 21% des hommes) et 24% considèrent qu’il est raciste (contre 20% des hommes).
Deuxième catégorie : les jeunes. Alors qu’une grande majorité de la population trouve le dessin intelligent (63%), les moins de 35 ans ne sont que 49% à le penser (et même 39% seulement chez les 18-24 ans). De plus, 36% des moins de 35 ans estiment que ce dessin n’aurait pas dû être publié (contre 28% de la population en moyenne) et près de 40% des 18-24 ans (38%) estiment que ce dessin est raciste (contre 22% de la population en moyenne).
Troisième catégorie : les sympathisants d’extrême gauche et de La France insoumise. Spontanément d’abord, les proches de La France insoumise sont beaucoup moins positifs face au dessin de Cabu que le reste de la population : quand 38% des Français indiquent spontanément que ce dessin fait la différence entre les musulmans et les intégristes et dénonce les intégristes, ils ne sont que 30% à penser ainsi chez les proches de La France insoumise (contre 52% chez les proches du Parti socialiste par exemple). En outre, quand 28% des Français sont d’accord avec l’idée que ce dessin n’aurait pas dû être publié, ils sont 38% dans ce cas au sein de La France insoumise. 34% d’entre eux estiment même que ce dessin est raciste (contre 22% de la population en moyenne).
Quatrième catégorie : les Français musulmans. 11% seulement considèrent que le dessin de Cabu est intelligent (contre 63% chez l’ensemble des Français) ; 78% considèrent que ce dessin n’aurait pas dû être publié (contre 28% de l’ensemble des Français) et 70% estiment que ce dessin est raciste (contre 22% de l’ensemble des Français). Ces chiffres s’expliquent au regard de l’incompréhension de cette partie de la population quant à la cible du dessin. Quand 72% de l’ensemble des Français ont bien compris que les cibles du dessin étaient les intégristes musulmans, ils ne sont que 23% chez les Français musulmans. A contrario, quand seulement 11% des Français pensent que ce sont les musulmans dans leur ensemble qui sont la cible du dessin de Cabu, ce sont 40% des Français musulmans qui pensent cela.
Quand les musulmans défendent Charlie Hebdo et le dessin de Cabu Les catégories identifiées ne constituent pas, bien sûr, des catégories homogènes. Charlie Hebdo et le dessin de Cabu ont toujours été soutenus et compris par de nombreux Français musulmans attachés à la liberté et à l’esprit des Lumières. C’est ainsi qu’on trouve dans le Charlie 712 du 8 février 2006 le manifeste des libertés, intitulé « Pour la liberté d’expression ! », signé par 2000 musulmans – un texte publié dans l’hebdomadaire satirique précisément parce que ses auteurs voyaient en lui le fer de lance de la laïcité. De même, à l’occasion de sa plaidoirie pour défendre le journal et le dessin de Cabu14Georges Kiejman, Richard Malka, Éloge de l’irrévérence, Paris, Grasset, 2019., Richard Malka cita, entre autres intellectuels musulmans, Fethi Benslama (« Voici des années que la tonsure de l’esprit arme la censure qui tue15Fethi Benslama, « L’outrage global », Lignes, n°21, 2006, pp. 102-113. »), Mohamed Talbi (« Je ne cesserai jamais de dire que l’islam nous donne la liberté, y compris celle d’insulter Dieu16Florence Beaugé, « Mohamed Talbi, libre penseur de l’islam », Le Monde, 22 septembre 2006. »), Hamadi Redissi (« Vous ne devez pas renoncer à la libre critique. Si vous cédez, ce sera fini17Pascal Brukner, « Les deux blasphèmes », Libération, 6 mars 2006. »). Près de vingt ans plus tard, le journal continue de donner la parole aux musulmans laïcs, à ceux qui acceptent le droit au blasphème, dénoncent l’intégrisme et les travers de la religion18Citons, entre autres, cet article : « Entretien. « Nous, laïques, athées et apostats, sommes la majorité ! » », Charlie Hebdo, 6 décembre 2023.. |
Conclusion
Les Français que nous avons interrogés et qui ont accepté de voir le dessin (soit 91% de notre échantillon) regrettent-ils de l’avoir fait ? Non à 96%, signe s’il le fallait qu’une discussion peut avoir lieu autour d’un dessin.
À la vue des réponses positives et de la bonne compréhension du dessin et de ses codes par une majorité de la population, on peut affirmer que dix-neuf ans après la publication de Charlie 712, Cabu et l’équipe de Charlie d’alors ont réussi à faire passer les messages qu’ils voulaient faire passer en 2006 : dénoncer l’intégrisme sans faire d’amalgame, en distinguant les intégristes et les musulmans, alerter sur la montée préoccupante d’un nouveau totalitarisme islamiste, s’adresser tous les Français quels qu’ils soient en faisant confiance à leur intelligence et à leur capacité de décrypter les éléments. La une de Cabu, qui appartient désormais à l’histoire, n’est plus à considérer comme un symbole ou comme une provocation : c’est un témoignage de lucidité et d’intelligence à une époque donnée, une manifestation de la liberté et de la raison.
Ainsi, la bonne compréhension d’une majorité de Français du dessin de Cabu est une énième preuve s’il en fallait de la maturité de nos concitoyens à l’égard du dessin de presse et de leur capacité à le décrypter, quand bien même certaines catégories de la population nous obligent sans doute à un travail de médiation plus poussé que par le passé, du fait notamment de la décontextualisation et du détournement des dessins liés à internet et aux réseaux sociaux. Dans tous les cas, cela doit nous inciter à continuer à défendre et utiliser cet art bien spécifique du dessin de presse qui repose certes sur la capacité à rire, à accepter le second degré et à ne pas se prendre au sérieux, mais surtout sur l’intelligence d’une société et d’une civilisation qu’il alimente en retour, comme un cercle vertueux.
- 1Car le numéro du 8 février 2006 était le numéro 712 du journal.
- 2De violentes manifestations eurent lieu dans différents pays, et plusieurs sièges institutionnels du Danemark furent attaqués, le consulat à Beyrouth par exemple ou encore l’ambassade à Djakarta.
- 3Depuis le 14 février 1989, Salman Rushdie est la cible d’une fatwa lancée par l’ayatollah iranien Rouhollah Khomeyni, au sujet de son roman, Les Versets sataniques, paru en 1988.
- 4Religion & caricatures de Mahomet, Dessinez Créez Liberté.
- 5Le Nouvel Obs, « Limogeage à France Soir », 2 février 2006.
- 6Voir à ce propos le documentaire C’est dur d’être aimé par des cons, Daniel Leconte, septembre 2008.
- 7À retrouver dans le documentaire Charlie 712. Histoire d’une couverture, Philippe Picard, Jérôme Lambert, 2016.
- 8Charlie 712. Histoire d’une couverture, Philippe Picard, Jérôme Lambert, 2016.
- 9Béatrice Gurrey, « M. Chirac condamne « toute provocation », « Charlie Hebdo » réimprime », Le Monde, 9 février 2006.
- 10Le Monde avec AFP, « Manifestations à Paris et Strasbourg contre la publication des caricatures de Mahomet », 11 février 2006.
- 11Voir notamment l’article d’Antonio Fischetti, « Les intégristes français dans un voile bleu blanc rouge » dans le numéro 713 de Charlie Hebdo du 15 février 2006, à retrouver dans Charlie Hebdo. 50 ans de liberté d’expression, Paris, Les Échappés, 2020.
- 12Le rapport des Français à la liberté d’expression, à la satire et aux dessins de presse, étude Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Charlie Hebdo réalisée par questionnaire auto-administré en ligne du 31 mai au 1er juin 2024 auprès d’un échantillon de 1000 personnes, représentatif de la population vivant en France métropolitaine âgée de 18 ans et plus. Pour une analyse générale de l’enquête, voir Jérémie Peltier, Julien Serignac et Mathilde Tchounikine, 2015-2025 : une victoire posthume pour Charlie (mais pour combien de temps ?), Fondation Jean-Jaurès, 7 janvier 2024.
- 13Jérémie Peltier, Julien Serignac et Mathilde Tchounikine, 2015-2025 : une victoire posthume pour Charlie (mais pour combien de temps ?), Fondation Jean-Jaurès, 7 janvier 2024.
- 14Georges Kiejman, Richard Malka, Éloge de l’irrévérence, Paris, Grasset, 2019.
- 15Fethi Benslama, « L’outrage global », Lignes, n°21, 2006, pp. 102-113.
- 16Florence Beaugé, « Mohamed Talbi, libre penseur de l’islam », Le Monde, 22 septembre 2006.
- 17Pascal Brukner, « Les deux blasphèmes », Libération, 6 mars 2006.
- 18Citons, entre autres, cet article : « Entretien. « Nous, laïques, athées et apostats, sommes la majorité ! » », Charlie Hebdo, 6 décembre 2023.