En 2019, le journaliste et essayiste Charles Onana fait paraître Rwanda, la vérité sur l’opération Turquoise : quand les archives parlent enfin (L’Artilleur). Serge Dupuis en propose une analyse critique.
Lors de la publication de son dernier livre, il y a quelques mois, un journaliste, Charles Onana, annonçait qu’il rétablissait « la vérité » sur l’opération Turquoise. L’intervention militaro-humanitaire de la France au Rwanda du mois de juin 1994 fut selon lui la victime d’une « des plus grandes escroqueries du XXe siècle », commise par le Front patriotique rwandais (FPR), aujourd’hui au pouvoir à Kigali. Un « évangile » aurait été imposé par la rébellion, qui, jusqu’à aujourd’hui, tiendrait lieu d’histoire officielle, alors même que le récit qui le compose serait « en tout ou partie faux ». Cet évangile consiste, affirme l’auteur, à faire du génocide des Tutsis, ainsi que de la « thèse conspirationniste » d’un régime hutu l’ayant planifié avec l’assistance de la France, l’«alpha et l’omega » de la tragédie nouée au Rwanda dans les années 1990.
J’exposerai brièvement quelques points d’une démonstration dont je précise d’emblée que j’en conteste absolument le contenu. Pourquoi alors en faire état ? Parce que Charles Onana est l’un de ces personnages prolixes dans l’espace médiatique qui utilisent l’opération Turquoise comme prétexte à diffuser une version falsifiée des événements.
La trame du récit
Il est nécessaire, explique Charles Onana, de procéder à une contextualisation historique des événements. Selon lui, ce qui se passa dans les années 1990 ne fut que le plus récent épisode d’une lutte immémoriale entre Hutus et Tutsis. Considérer la « tragédie rwandaise » avec les « lunettes du génocide » reviendrait ainsi à occulter « l’essentiel ». Un « essentiel » que Charles Onana entend replacer au cœur du récit en réintégrant dans celui-ci la conquête militaire du pouvoir menée par le FPR, les massacres de civils hutus auxquels ses troupes se livrèrent, l’exode massif de populations qu’elles provoquèrent, l’assassinat, le 6 avril 1994, du président Habyarimana et la reprise immédiate des hostilités par la rébellion. Quant à la stratégie de communication déployée par l’organisation politico-militaire, elle est un élément non moins « essentiel » que l’auteur entend réintégrer au centre de l’analyse. Une fois ces éléments pris en compte, assure-t-il, une double évidence se fait jour : les tueries qui dévastèrent le Rwanda furent le fait des deux parties en conflit et, surtout, c’est le FPR qui fut le véritable « responsable et planificateur » du génocide parce qu’il initia et poursuivit l’affrontement quoiqu’il arrive.
Comment comprendre que cette période de l’histoire rwandaise ait pu faire l’objet d’une telle « escroquerie » ? C’est ici qu’il faut, selon Charles Onana, prendre la mesure de l’efficacité de la « campagne de diversion et de dissimulation » menée par le FPR en direction des médias et des organisations non gouvernementales. L’organisation s’attacha à imposer l’idée que le Gouvernement intérimaire rwandais (GIR), mis en place après l’attentat du 6 avril 1994, avait entrepris dans tout le pays un génocide contre la composante tutsie de la population. L’efficacité de cette intense action de lobbying fut telle que, sous l’effet de la charge émotionnelle, la qualification de génocide appliquée au massacre des Tutsis fut considérée par tous, Nations unies y compris, comme une évidence.
La plupart des journaux et des responsables d’ONG, explique Charles Onana, reprirent les discours de la rébellion, faisant apparaître celle-ci comme un mouvement engagé dans un juste combat contre le génocide, alors même que son unique objectif ne fut jamais que la conquête d’un pouvoir sans partage. L’organisation Médecins sans frontières (MSF), en particulier, se plaça alors au service des intérêts politiques du FPR. C’est ainsi que, selon Charles Onana, le FPR refusa toutes les propositions de négociations et toutes les initiatives internationales de paix qui eussent permis de sauver de nombreuses vies tutsies. Le GIR et les responsables des Forces armées rwandaises (FAR) furent quant à eux systématiquement présentés comme autant de criminels. Le « génocide » et sa planification ayant envahi tout l’espace médiatique et social, ajoute l’auteur, une « chape de plomb » fut posée sur les massacres commis par le FPR contre les populations hutues. Ces crimes devinrent « invisibles ».
Il ne s’agissait pas seulement pour le FPR, écrit Charles Onana, d’occulter sa véritable nature et de détourner les regards des multiples crimes contre l’humanité qu’il perpétrait. Il fallait également dissimuler un complot ourdi par la rébellion et ses alliés occidentaux, dont les États-Unis : un plan d’invasion du Zaïre destiné à assurer à ceux-ci, en échange de leur soutien, le contrôle des ressources minières du Kivu. L’exode de quelque deux millions de Rwandais au mois de juin 1994 aurait ainsi été partie intégrante de la stratégie du FPR bien en amont du génocide : l’encerclement de la population à partir du nord et de l’est du pays provoquant sa fuite massive au Zaïre devait créer le prétexte qui serait invoqué par la suite pour une invasion programmée.
Selon Charles Onana, l’« escroquerie » au génocide eut une ultime fonction. Dès l’annonce de l’opération Turquoise, le FPR entama, rappelle-t-il, une virulente campagne médiatique accusant Paris de vouloir secourir les forces génocidaires et empêcher sa victoire. Diaboliser l’initiative française au moyen de l’accusation de complicité de génocide visait à empêcher le déploiement de troupes qui allaient constituer un obstacle sur la route de la rébellion vers le pouvoir. Lorsque ces troupes furent finalement déployées, et le commandement de Turquoise installé à Goma, porte d’entrée du Zaïre, il fallut tenter de neutraliser par le discrédit une force qui gênait l’afflux programmé de Rwandais dans ce pays.
La presse américaine, puis la presse française, accuse l’auteur, relayèrent la campagne du FPR, taisant son rôle dans la montée des tensions ainsi que ses crimes. Les médias français firent alliance avec les rebelles, ouvrant leurs colonnes à leurs thèses. Rédigés sans distance critique, sous l’emprise de l’émotion, s’exonérant de toute exigence déontologique, démontrant une méconnaissance totale de l’histoire politique du Rwanda, de nombreux articles accusèrent la France de complicité de génocide.
La nature de l’opération Turquoise, explique Charles Onana, fut fortement influencée par la pression que cette campagne politico-médiatique fit peser sur les décideurs français. Ceux-ci s’attachèrent avant tout à faire coïncider le devoir de protéger des populations menacées et l’intérêt de l’État français. Ils décidèrent d’organiser une intervention ponctuelle, une opération « coup de poing à forte visibilité », visant à montrer que la France agissait pour sauver des Tutsis et ne soutenait pas les génocidaires hutus. Ces responsables ne laissèrent planer aucune ambigüité à cet égard. Pour Charles Onana, en se laissant intimider, ils se rendirent coupables de pusillanimité. Il aurait au contraire fallu, soutient-il, répondre fermement aux accusations et reprendre la politique menée de 1990 à 1993, consistant à appuyer les FAR sur le plan logistique et leur donner ainsi les moyens de contraindre le FPR à revenir à la table des négociations.
Car tout ce dont l’opération Turquoise fut alors accusée, affirme Charles Onana, est en réalité dépourvu de fondement. Aucun document, aucune enquête ou témoignage crédible ne corroborent des allégations que, du reste, les faits démentent. Comment penser sérieusement, résume-t-il, que Paris, ayant entrepris une action de relations publiques visant à restaurer l’image de la France, ayant d’autre part pris le soin de faire accompagner à cet effet l’opération de nombreux journalistes, aurait pu délibérément se compromettre avec un gouvernement et des forces que tout le monde accusait de génocide ? De fait, conclut-il, aucun journaliste présent, aucune des organisations humanitaires présentes ne rendit compte, s’agissant de l’action de Turquoise, d’un appui aux Forces armées rwandaises (FAR) ou d’une esquisse d’entrave à la victoire du FPR.
Hémiplégie mentale
Charles Onana avait annoncé un travail appuyé sur dix années de travail scientifique, passées à interroger des témoins-clés et à « scruter » des hectomètres d’archives. L’on était dès lors en droit de s’attendre, concernant l’opération Turquoise, à une investigation approfondie, la production d’archives inédites et de témoignages décisifs, un regard nouveau. Or, le lecteur quelque peu familier du sujet n’apprendra rien sur l’intervention des troupes françaises, car l’ensemble de l’argumentaire que déploie l’auteur est rebattu depuis des années dans de multiples écrits. Le recours aux sources pose également problème, s’agissant des documents d’archives cités, souvent connus mais surtout bien trop rares, en particulier lorsqu’est décrit l’environnement politico-stratégique de la période concernée. Le lecteur qui s’attend à ce que les allégations concernant le soutien des États-Unis et de la Grande-Bretagne au FPR dès avant octobre 1990, ou le complot d’invasion du Zaïre, soient étayées par des documents ou des témoignages précis, se trouve abusé. Il lui est en effet demandé de faire confiance à l’auteur affirmant qu’« il n’y a aucun doute » à cet égard » parce que « les archives qu’il a consultées » le prouvent.
Que dire enfin des témoignages produits ? Ce sont bien souvent les déclarations de responsables militaires de l’opération Turquoise ou d’autorités rwandaises du moment, notamment le recours à plusieurs reprises au lieutenant-colonel Anatole Nsengiyumva (condamné par le Tribunal international pour le Rwanda à quinze ans de prison) louant « l’attitude humanitaire » de la France. C’est bien sûr insuffisant dans le cadre d’un travail de recherche dont la durée, aux dires de l’auteur, atteindrait plus d’une décennie. À dire le vrai, cette absence systématique d’enquêtes visant l’examen d’éléments contradictoires est typique d’une investigation menée exclusivement à décharge (non moins typiques de ce genre d’investigation, mais cette-fois ci menée intégralement à charge, sont les rapports rwandais Mucyo ou Mutsinzi, l’un sur la politique de la France au Rwanda au début des années 1990 et, en particulier, l’opération Turquoise, l’autre sur l’attentat qui coûta la vie au président Habyarimana). Le défaut de prise de distance est flagrant. L’opération Turquoise est décrite comme a priori immaculée et insoupçonnable, jusqu’à nier l’évidence lorsque l’auteur assure qu’il ne fut jamais question, pour ses responsables, de tenter de pousser le FPR à négocier. La lecture des règles de comportement attachées à l’ordre d’opération n°1 du 22 juin 1994 du général Lafourcade ne manque pas de rétablir les faits sur ce point .
En fait, l’opération Turquoise n’est que secondairement le sujet du livre. Au fil des pages, le lecteur acquiert le sentiment que la défense de l’intervention française fournit à Charles Onana un prétexte au service de ce qui est en réalité son objectif principal, la mise au pilori du FPR. L’auteur rappelle des faits amplement documentés : la responsabilité du FPR dans la montée de tensions qui culminèrent dans les massacres des mois d’avril à juin 1994, l’instrumentalisation du génocide par l’organisation à des fins politiques, l’occultation, jusqu’à leur disparition totale du discours public rwandais, des massacres systématiques qu’elle commit. Tout cela est déjà bien connu. Il reste que faire du FPR le principal responsable du génocide des Tutsis est irrecevable. En effet, décrire le GIR comme un gouvernement légal attaché à rétablir la paix mais incapable d’asseoir son autorité, alors même que les enquêtes académiques et judiciaires montrent qu’il fut l’organisateur du génocide des Tutsis, constitue une falsification de l’histoire, même si l’auteur concède que les FAR se rendirent elles aussi coupables de crimes contre l’humanité. Quant aux autorités extrémistes, elles disparaissent purement et simplement du tableau que dresse Charles Onana.
Enfin, un brouillard permanent est maintenu quant à la perpétration du génocide des Tutsis. Celle-ci n’est certes pas niée par l’auteur, qui assure que son propos consiste seulement à souligner que la qualification de génocide fut « fortement suggérée par le FPR ». Néanmoins, le lecteur est en droit d’en douter. À lire que des « massacres de civils » furent accomplis par « certains membres de l’armée rwandaise, ainsi que des délinquants, des franges de la population radicalisées », puis s’étendirent par la suite à tout le pays « à l’initiative de tous les groupes armés, contre l’ensemble des populations rwandaises », il est fondé à s’interroger quant à l’identité et des massacreurs et des massacrés. À quoi répond l’auteur : « Certes, les Tutsis sont massacrés, ciblés, mais ils ne sont pas les seuls », les massacres « ont concerné toutes les ethnies », Tutsis, Hutus et Twas confondus, et « il n’est pas non plus prouvé » que les premiers furent les plus décimés. Selon Charles Onana, le printemps 1994 au Rwanda vit deux forces armées s’affronter pour la domination du Rwanda, affrontement qui s’accompagna de massacres massifs de civils tutsis, hutus et twas. La spécificité des massacres génocidaires est ainsi gommée des événements qui ont ensanglanté le printemps 1994. Ainsi, les multiples occurrences du terme génocide sont-elles invariablement accompagnées de guillemets : le « génocide », assure Charles Onana, « n’est pas le cœur du sujet » et « n’explique rien ».
Charles Onana présente, à mon sens, un syndrome d’hémiplégie mentale caractéristique d’auteurs qui n’échappent pas aux logiques de camp dès lors qu’il s’agit de se prononcer sur les engagements de la France au Rwanda de 1990 à 1994. Les uns dénoncent systématiquement des autorités françaises qui auraient consenti à la perpétration du génocide mais ne tolèrent pas la moindre accusation contre le FPR. Quant à ceux qui défendent à outrance la politique de la France, ils font du FPR le principal responsable de la tragédie. Le dernier livre de Charles Onana est une nouvelle illustration de ce parti pris.