La crise du travail devient non une conséquence de la crise démocratique, mais l’une de ses principales causes. Comment en sortir ? En repensant le travail pour en faire un levier d’épanouissement et de lien social. Plaidant pour de nouvelles pratiques de dialogue professionnel, de formation, de gouvernance, Marc Deluzet propose la fin du « travail-labeur» pour fonder un nouveau pacte social.
Cet essai est l’œuvre collective d’un groupe de travail constitué de membres de l’Institut Érasme, un lieu de réflexion pluridisciplinaire, de dialogue et d’action, dont l’ambition est de se situer au-delà des différentes parties prenantes pour trouver les réponses d’un nouvel intérêt général :
- Marc Deluzet, cadre supérieur dans un groupe international, ancien responsable syndical et président de l’Institut Érasme,
- Camille Imhoff, professeure de philosophie et doctorante au CNAM/université de Paris X, en sciences de gestion, sciences de l’information et de la communication et philosophie,
- Jean-Pierre Jaslin, consultant, fondateur de Social & Management,
- Bertrand Madelin, directeur santé et conditions de travail de plusieurs groupes internationaux,
- François Silva, professeur à Kedge, directeur de la chaire Bien-être et travail et chercheur au DICEN-CNAM.
Le groupe remercie chaleureusement pour leurs apports précieux ou pour leur relecture attentive : David Chopin, Bruce Dévernois, Alejandro Jara Weitzmann, Hubert Landier, Christian Lenoir, Michel Létendart.
Cet essai est épuisé dans sa version papier mais reste téléchargeable gratuitement !
SOMMAIRE
Introduction
Vers la fin du travail prescrit ?
Retour sur la révolution industrielle
L’organisation scientifique du travail
La difficile résurgence du travail réel
La fin du travail ?
Nouvelles priorités syndicales
Une évolution managériale indispensable
Une gestion du changement traumatisante
De la ressource à l’humain : repenser le travail et l’entreprise avec les nouvelles catégories en sciences humaines
Liberté et créativité : le travail comme oeuvre, facteur de libération et d’émancipation
Une rupture dans la façon d’appréhender l’humain : sa construction dans la relation à l’autre
L’entreprise, un lieu de vie et de projet collectif
La prise en compte de la diversité et de la différence
Nouvelles articulations entre individu et collectif, entre personne et communauté
La transformation numérique, emblème de la crise globale
Ubérisation et transformation des métiers
Des aiguillons qui poussent les acteurs en place à changer
L’économie du partage cherche encore son modèle économique et social
La transformation du lien de subordination
Travail plus autonome et plus collaboratif, ou travail davantage contraint ?
Travail à distance
Le travail comme source de création et d’humanisation
Innovation organisationnelle : liens sociaux, nouveaux collectifs de travail et responsabilisation
Le mouvement de l’« entreprise libérée », promoteur de l’innovation organisationnelle
Liens sociaux professionnels et organisations « responsabilisantes »
Un levier essentiel : le dialogue professionnel
L’innovation managériale en soutien de la transformation organisationnelle
Talents, formation professionnelle et statuts collectifs
Talents et formation professionnelle
Du développement personnel à la formation entre pairs
Les expériences de groupes de co-développement
Toute activité apportant des revenus n’est pas un travail
Gouvernance, culture du changement et dialogue social
La conception anglo-saxonne de l’entreprise et de la gouvernance d’entreprise
L’émergence d’autres modes de gouvernance
Une nouvelle culture du changement
De nouveaux champs de dialogue social dans l’entreprise et la branche
Conclusion
SYNTHÈSE
La crise actuelle qui bouscule le système capitaliste est d’abord celle du travail tel qu’il est conçu depuis la révolution industrielle. Le désengagement professionnel, les risques psychosociaux et les réorientations en deuxième partie de carrière vers des activités caractérisées par leur utilité sociale en sont des symptômes majeurs. L’organisation du travail mise en place au début du siècle s’est diffusée au sein de la société et la crise démocratique découle de l’explosion des anciennes régulations professionnelles. Ignorer le débat compromet la vraie compétitivité, désormais fondée sur la coopération, la compétence et l’innovation, mais empêche aussi de répondre à la crise politique que connaissent nos sociétés humaines.
Vers la fin du travail prescrit ?
Le système productif en Europe et en Amérique du Nord s’est appuyé sur l’organisation scientifique du travail et sur le développement du lien de subordination, socle du compromis fordiste, qui apporte en échange salaire et protection sociale. Poussée à l’extrême, cette organisation scientifique est aujourd’hui une impasse, sociale avec la déshumanisation du travail, et économique en bridant la créativité et l’innovation. Les salariés ont toujours ajusté le cadre prescrit de leur activité, mais la recherche de la performance et de l’innovation conduit aujourd’hui à libérer leur initiative et favoriser leur responsabilisation.
Pour cela, il est indispensable de ne plus considérer que le travail est, par nature, un lieu de contrainte et de souffrance, mais de faire en sorte qu’il soit une source de santé et d’envisager le bien-être et l’engagement des salariés comme les principaux facteurs de performance et de satisfaction des clients. Cette approche suppose d’organiser la discussion sur le contenu des tâches pour construire une activité valorisante car socialement utile.
De la ressource à l’humain : repenser le travail et l’entreprise avec les nouvelles catégories en sciences humaines
Les sciences sociales mettent aujourd’hui l’accent sur l’idée que l’homme se construit dans la relation à l’autre. L’homme au travail doit donc être envisagé comme un potentiel à développer au sein des collectifs de travail et non comme une « ressource » que l’on pourrait « gérer » de façon uniforme et anticipée. Le travail est potentiellement un espace de développement humain. À condition de passer d’un management de la surveillance, dans une production de biens à l’identique, à un management participatif par la coordination et la stimulation au service de la créativité et de l’innovation.
Une des pistes est de favoriser la prise d’initiative des salariés. Dans ce cadre, chacun peut proposer de nouvelles idées pour son entreprise, peu importe sa place dans la hiérarchie. La qualité des relations interpersonnelles, qu’elles soient hiérarchiques, horizontales entre collègues ou même extérieures à l’entreprise, permettent aux personnes de se construire mutuellement, de prendre intérêt et plaisir au travail. Elles sont à la base de la reconnaissance des personnes et de leur engagement professionnel.
Mettre l’accent sur l’humanité du travailleur conduit à conduit à considérer que le monde économique n’est pas une multiplicité d’agents isolés aux intérêts disjoints, mais un ensemble de communautés humaines, les entreprises, appelées à viser le bien commun.
La transformation numérique, emblème de la crise globale
La transformation numérique apparaît comme la cause de tous nos maux ou comme une grande opportunité. Cependant, deux idées reçues doivent être écartées. D’une part, ces nouvelles technologies ne sont pas la cause unique des bouleversements actuels. Celles-ci entrent en synergie avec des évolutions sociétales plus profondes (élévation du niveau scolaire, salariat des femmes, développement des loisirs, etc.) qui touchent des valeurs essentielles pour faire société. D’autre part, les bouleversements les plus profonds en matière d’emploi ne viendront pas de l’« ubérisation » mais du transfert d’une grande partie des fonctions supports des grandes entreprises vers les GAFA. C’est une bataille entre géants qui s’annonce, pas le combat de David AirBnb contre Goliath Accor.
Cette transformation numérique, comme toute technologie, n’est pas univoque : elle peut tout autant accroître la taylorisation et le contrôle des salariés que favoriser la prise en compte de l’humain (sa diversité et sa créativité) et la liberté de création des salariés.
Enfin, cette transformation est liée à celle du modèle social. L’économie du partage cherche encore son modèle économique qui repose encore sur un évitement des coûts de protection sociale. L’apparition du télétravail, des téléphones portables et du nomadisme conduit à repenser l’articulation entre la vie professionnelle et la vie personnelle.
Le travail comme source de création et d’humanisation
Changer le travail suppose de redécouvrir sa dimension concrète, et de le faire en cohérence avec la vision de l’humain que les sciences sociales mettent en lumière aujourd’hui à travers l’importance des interactions et des relations interpersonnelles.
Les réponses passent les innovations organisationnelles pour favoriser les initiatives des salariés, comme celles menées au sein du mouvement de l’« entreprise libérée » ou à travers les organisations responsabilisantes chez Michelin. L’autonomie et la responsabilité qui s’ensuivent se révèlent être des moteurs d’investissement et d’implication pour les travailleurs.
Ensuite, la discussion sur le travail est essentielle. Des entreprises mettent en place des instances de dialogue professionnel, c’est-à-dire de discussion sur le travail, entre collègues ou entre managers d’une même direction. Ces temps d’échanges sont facteurs d’innovation, de réactivité et d’engagement professionnel.
Enfin, l’innovation managériale doit soutenir la transformation organisationnelle. La mission managériale ne peut plus être seulement de prescrire et contrôler. Le principe clé du management de demain réside dans la confiance envers les salariés, pour leur permettre de s’impliquer dans leur travail, sans pour autant s’abstraire des contraintes et des objectifs fixés.
Talents, formation professionnelle et statuts collectifs
L’idée même de formation est aujourd’hui bouleversée. Il ne s’agit plus de se former à des emplois quasi immuables et les formations doivent être davantage imbriquées au processus de travail. Les formations axées sur le développement personnel ne répondent pas aux enjeux liés au vivre-ensemble dans l’entreprise et l’entreprise cherche à développer les qualités humaines de motivation, de communication, de relationnel et d’écoute de son personnel. La formation par les pairs (collègues, clients, communautés de pratiques) émergent fortement comme les formes de co-développement pour favoriser la constitution de nouvelles communautés qui respectent la spécificité et la diversité des personnes.
L’évolution des statuts professionnels et de la protection sociale se pose également. L’explosion des activités d’appoint et le partage des biens ne sont pas nouveaux. En effet, depuis longtemps, des étudiants donnent des cours du soir, des retraités louent leur patrimoine, etc. Ces situations sont relativement intégrées par notre protection sociale et notre fiscalité. Aussi, il n’y a pas de raison que le contrat salarial ne s’adapte pas aux nouvelles formes économiques apportées par la numérisation. Cependant, l’« immaturité » des activités nouvelles conduit à la porosité des statuts et des revenus d’activités. Le droit sera amené à distinguer le salariat du travail indépendant.
Gouvernance, culture du changement et dialogue social
La conception anglo-saxonne de l’entreprise avec la division entre les fonctions de propriété des actionnaires et celles de gestion permettant de protéger les investisseurs fait face à l’émergence d’autres modes de gouvernance. Le « capitalisme relationnel », fondé sur les réseaux, apparaît comme un autre modèle tout aussi performant. Une gouvernance renouvelée doit associer à l’examen et aux différents choix de la stratégie l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise. Dans la nouvelle économie, la création de valeurs est fondée sur une capacité organisationnelle à créer de l’intelligence collective. Dans ce cas, il est équitable que ces nouveaux acteurs perçoivent une partie de la rente créée.
Aussi, le développement des démarches de la qualité de vie au travail, la mise en place du télétravail, l’introduction des outils numériques et la régulation de leur impact sur les conditions de travail ainsi que l’équilibre entre vie personnelle et professionnelle constituent de nouveaux champs de négociation pour les partenaires sociaux.
L’humanisation du travail et les nouvelles régulations qui s’inventent dans la sphère professionnelle sont susceptibles d’ouvrir les voies vers une société plus humaine et plus solidaire. Changer le travail pour changer de société.
Dans les médias
« Une réévaluation du travail empêchée », Virginie Gatti (L’Humanité, 29 juin 2017)
« Le travail c’est d’abord une auto-réalisation de soi », Florenc Mehrez (Actuel-RH, 10 mai 2017)
« Le travail va-t-il envahir nos vies ?», Marc Deluzet (Alternatives économiques, Dossier « Comment travaillerons-nous demain? », mai 2017)
« Essai : « Changer le travail pour changer de société », Marc Deluzet, (Fondation Jean-Jaurès)», Guillaume Chocteau (Ressources solidaires, 2 mai 2017)
« Le travail a modélisé la société », Delphine D’Haenens (La Voix du Nord, 14 avril 2017)
« Le travail dans tous ses états », Benoît Geroges (Les Échos, 30 mars 2017)