Ce que « intégration » veut dire

Alors que le projet de loi gouvernemental pour contrôler l’immigration et améliorer l’intégration sera présenté prochainement à l’Assemblée nationale, Smaïn Laacher, sociologue et directeur du nouvel Observatoire du fait migratoire et de l’asile de la Fondation, se livre à une analyse du terme « intégration », qui, pour lui, recouvre le fait d’être naturellement un citoyen parmi d’autres de la nation.

Quelques précisions conceptuelles

Les mots ne décrivent pas seulement la lutte et les rapports de force. Ils ne disent pas seulement le monde comme il va. Les mots sont de véritables forces agissantes, des « opérateurs », pour parler comme Michel Foucault. Tel est le cas du mot « intégration » si surchargé de significations. Il est partout. Quels que soient le contexte politique et la situation sociale, il surgit spontanément dans la bouche des uns et des autres. Dans l’univers professionnel, bien entendu, mais aussi dans le domaine scolaire et, cela va de soi, dans le champ de la santé ; dans ce dernier cas, il suffit de penser aux personnes handicapées et à toutes les institutions privées et publiques spécifiquement dédiées à leur intégration sociale et scolaire. Il ne fait aucun doute que le terme « intégration », au moins à partir des années d’après-guerre, est fondé sur une philosophie politique générale qui justifiait la nécessité de rechercher ce que l’on appelle des « équilibres » par des actions planifiées impulsées par l’État central. Celui-ci, avec d’autres acteurs sociaux (associations, partis politiques, syndicats, etc.), visait alors à produire de la cohésion sociale et nationale. La généralisation du salariat fut, pendant toute la période des Trente Glorieuses, la matrice fondamentale de l’intégration sociale. Ce qui s’édifiait avec l’assentiment collectif, entre 1945 et la fin des années 1970, et qui était historiquement inédit, c’est ce que le sociologue Robert Castel a appelé « la société salariale1 Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Gallimard, 1999. » ; avec sa caractéristique principale, la généralisation des protections sociales et le plein emploi.

On peut déjà remarquer que la notion d’intégration, avant et pendant quelques décennies après-guerre, fut avant tout une catégorie interprétative, c’est-à-dire un concept permettant une interprétation sociologique et politique pertinente et contrôlée de faits sociaux dont les effets sont toujours indissociablement individuels et collectifs. Au moins jusqu’au début des années 1980, le mot « intégration » ne s’adressait pas en priorité – loin de là – aux étrangers ou aux immigrés, quelle que soit leur condition juridique. La préoccupation première était l’intégration de la société. Plus une société était intégrée, pour reprendre la formule durkheimienne, plus elle parviendrait à tenir les « individus sous sa dépendance », les soumettant ainsi à ses impératifs de cohésion sociale. Être intégré signifiait, dans cette perspective théorique et politique, que la société ne pouvait pas laisser les uns et les autres « disposer d’eux-mêmes à leur fantaisie ». Qu’on me permette quelques mots sur la notion durkheimienne d’intégration, car son travail sociologique est non seulement heuristique, mais il est aussi une aide conceptuelle précieuse pour comprendre des phénomènes contemporains, comme le fait migratoire dans la société française aujourd’hui.

Deux ouvrages importants en témoignent : De la division du travail social (1893)2Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, Presses universitaires de France, 2013 [1893]., et Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912)3Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Presses universitaires de France, 2012 [1912].. Dans ces deux textes, le terme « intégration », dans son acception générale renvoie au fait de « rendre entier ». À ce propos, le dictionnaire Larousse ne dit pas autre chose que Durkheim : l’intégration, c’est « placer quelque chose dans un ensemble de telle sorte qu’il semble lui appartenir, qu’il soit en harmonie avec les autres éléments ». On n’est pas un étranger en soi et pour soi, on est toujours un étranger par rapport à une collectivité, à un ou des groupes. L’intégration, précisément, est un effort collectif – j’insiste sur la dimension collective de cet effort qui s’inscrit dans la durée – pour que l’étranger ne soit plus considéré comme un étranger à une collectivité ; et l’on peut même dire qu’il s’y assimile. Oui, j’ai bien prononcé délibérément et en connaissance de cause le mot « assimilation ». Je n’ignore pas à quel point ce mot est connoté politiquement, socialement et, bien entendu, historiquement. Si je prends au sérieux ce mot et que je n’en fais pas un étendard idéologique, un fantasme par définition éloigné du réel, alors il faut rendre au mot sa signification première : être semblable, rendre ou présenter comme semblable à, ressembler, être similaire. L’assimilation, dans cette acception générale – sauf lorsqu’il s’agit du geste colonial –, n’est pas un renoncement à soi, ce n’est pas se perdre dans l’autre, ce n’est pas vendre son âme à plus fort que soi, ce n’est pas incarner la figure du vaincu qui ne peut plus « penser » en dehors des catégories du vainqueur. Être assimilé, s’assimiler, c’est l’intégration à une entité plus large que soi – un groupe, une classe, un peuple, etc. –, c’est l’adoption non contrainte – sauf, je le répète, dans le cas de la colonisation en tant que politique violente d’assimilation dans laquelle il y a un vaincu et un vainqueur – des caractéristiques culturelles du ou des modèles dominants. La langue y participe grandement, mais aussi l’abandon, partiellement, jamais complètement, d’un ensemble de valeurs anciennes qui laisse place, au fil du temps et des circonstances, à de nouvelles valeurs. C’est en cela que l’assimilation ou l’intégration4Le sens et la signification de ces deux notions dépend grandement du contexte, des circonstances sociales, des enjeux sociaux et de la qualité des interlocuteurs et de leurs intérêts. J’y reviendrai. est un processus qui a partie liée à la conjugaison, en aucun cas totalement maîtrisable, de facteurs endogènes – l’histoire familiale dans le pays d’émigration – et exogènes – une politique nationale volontariste.

Encore un mot sur Durkheim. Son lexique lie sans ambiguïté « intégration » et « lien social ». Il s’agit pour le sociologue d’articuler les éléments entre eux afin de constituer une « totalité », un ensemble, une ré-union ; en termes plus modernes, on dirait « une nation » ou « une communauté nationale ». Pour que le lien social puisse être effectif, avoir un rendement concret en termes, par exemple, de solidarité entre les uns et les autres et en particulier à l’égard des plus démunis, il faut nécessairement partager un ensemble de croyances et de conduites. Mais cela n’est pas suffisant. Une autre condition est absolument nécessaire : il faut adhérer, en tant que membre de cette « solidarité élargie5Les ethnométhodologues ont montré que la compétence est le propre du membre et que, précisément et conséquemment, c’est le fait d’être membre (d’en être, d’en faire partie, etc.) qui confère des connaissances adéquates et permet la participation au processus continu de création de l’organisation sociale. C’est bien ce que disent Garfinkel et Sacks. « La notion de membre est le fond du problème. Nous n’utilisons pas le terme en référence à une personne. Cela se rapporte plutôt à la maîtrise du langage commun, que nous entendons de la manière suivante. Nous avançons que les gens, à cause du fait qu’ils parlent un langage naturel, sont en quelque sorte engagés dans la production et la présentation objectives du savoir de sens commun de leurs affaires quotidiennes en tant que des phénomènes observables et racontables […]. », à des passions communes ; autrement dit, à des principes de solidarités qui signeront le passage d’une société fondée sur des mécanismes mécaniques – groupes clos clôturés par un « eux » et « nous » étanche – à une société fondée sur des mécanismes organiques dans laquelle les liens sociaux s’organisent à partir de la différence et de l’interdépendance. Dans cette dernière configuration, le droit en exercice est un droit, selon les cas, répressif ou restitutif. Bien entendu, une société fondée sur la « solidarité organique » – celle qui est la nôtre aujourd’hui – ne dispose plus d’instances de socialisation qui agissent, comme dans les sociétés fondées sur une « solidarité mécanique », d’« école de discipline » : chacun est à sa place de la naissance jusqu’à la mort. Puisque la définition du « bonheur », attaché à sa condition ontologique dépend du groupe seul, puisque l’horizon est borné par les exigences normatives du groupe, alors l’existence n’est plus qu’affaire de discipline personnelle et collective ; la seule obsession institutionnelle est l’écart à la norme. Le respect des impératifs est, ici, catégorique. Les insatisfactions et les frustrations conduisent très rarement à des révoltes de masse. En revanche, le sentiment de dépossession (supputé ou réel) de son existence, de mal-être, le désir personnel, la confiscation de ses choix, les inégalités inadmissibles, la croyance en des forces obscures gouvernant le monde et sa vie personnelle, la certitude que l’exclusion est une injustice humaine, etc., ce sont bien là des idées, des perceptions, des intuitions et des jugements propres à nos sociétés fondées sur la division du travail, la séparation des pouvoirs, la responsabilité personnelle, la liberté d’expression, le droit au blasphème, etc. La vie, dans ce cas, apparaît plus difficile, plus brutale, plus incertaine. Tout le monde ne pourra pas dire comme Louis Aragon dans le poème « Que la vie en vaut la peine »6Louis Aragon, « Que la vie en vaut la peine », dans Les yeux et la mémoire, Paris, Gallimard, 2015 [1954]. :
« […]
Malgré tout je vous dis que cette vie fut telle
Qu’à qui voudra m’entendre à qui je parle ici
N’ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci
Je dirai malgré tout que cette vie fut belle. »

Voilà pourquoi Durkheim dans Le Suicide (1897)7Émile Durkheim, Le Suicide. Étude de sociologie, Paris, Presses universitaires de France, 2013 [1897]., face aux multiples dérèglements sociaux de la vie moderne – coopération minimaliste, montée sans frein des désirs et des passions, ethnicisation des rapports sociaux, « démesure » de l’individuation, violence sociale des institutions, distribution très inégale des richesses, mépris de classe, discriminations, exposition aux risques environnementaux, etc. –, parle d’anomie qu’il importe de combattre par des mesures positives en direction de la structure familiale, des associations, ou de la confection de politiques publiques volontaristes et davantage contractuelles.

L’intégration de la société

Il me semble que nous sommes, aujourd’hui en France, dans une situation d’anomie qui est apparue à la fin des années 1970 et début des années 1980. C’est aussi à ce moment-là que monte en puissance le thème de l’immigration à laquelle on accole systématiquement la problématique de l’intégration. La montée du chômage dans les années 1970, conjuguée à la crise des institutions de socialisation et à l’accroissement des inégalités, a lentement, mais irréversiblement, remis en cause le paradigme de la généralisation du salariat, du plein-emploi et des protections sociales. La société salariale avait vécu. Et l’immigration ne pouvait échapper aux transformations décisives en cours de la société française.

Les perceptions se modifient. D’autres rapports de force apparaissent entre les immigrés et le reste de la société française. Pour résumer, je distinguerai trois âges de l’intégration.

Le premier âge de l’intégration est celui de la revendication d’une égalité des droits comme condition d’appartenance à la nation et la société française. Nous sommes en 1983. Sans aucun doute, la « Marche des Beurs » est la première expression, la plus emblématique et la plus médiatisée, de cette sollicitation. Dans ce premier âge, ce sont bien de jeunes Français qui demandent publiquement à être considérés, en droit et en fait, comme naturellement français, ou comme des Français à part entière.

Le deuxième âge de l’intégration est celui du débat et des controverses sur les conditions d’accès à la nationalité française des populations étrangères, et surtout des jeunes, nées en France et issues de l’immigration. Nous sommes en 1987. Le 7 janvier 1988, Marceau Long, vice-président du Conseil d’État et président de la commission de la nationalité, remet au Premier ministre, Jacques Chirac, un rapport intitulé : « Être français aujourd’hui et demain », dans lequel est formulée une série de propositions pour une réforme du Code de la nationalité, visant notamment à faciliter l’acquisition de la nationalité française pour les jeunes de seize à vingt-et-un ans, nés en France de parents étrangers et y résidant depuis au moins cinq ans, en exigeant d’eux une « déclaration individuelle personnelle et simplifiée ».

Le troisième âge de l’intégration est la production d’une réaction morale à un constat d’échec que personne ne dément : l’un des problèmes majeurs de la société française n’est pas tant qu’il y ait beaucoup plus de pauvres, mais que les inégalités sociales se traduisent par la concentration de plus en plus voyante et violente de pauvres dans un même espace. Les pauvres vivent entre eux. Ces espaces sont produits à partir d’un double mécanisme : le chômage ou la possession de faibles revenus et des caractéristiques biographiques, familiales et nationales disqualifiantes. Le plus souvent, ce sont les mêmes populations qui cumulent l’ensemble de ces propriétés négatives : les populations étrangères et/ou d’origine étrangère. À défaut de lutter efficacement et de remettre en cause radicalement les logiques sociales de l’entre-soi ethnique par le bas, la réaction morale a consisté à glisser irrésistiblement par impuissance politique vers la problématique très actuelle de la « discrimination positive » comme procédure consensuelle de correction des inégalités, non pas les plus politiquement inadmissibles, mais les plus moralement choquantes.

Cette temporalité qui s’étend sur une quarantaine d’années – des années 1980 jusqu’à aujourd’hui – se structure, quelle que soit la période historique, autour d’une double question. D’une part, que faire d’une origine nationale embarrassante qui embarrasse tout le monde ? D’autre part, comment intégrer dans la nation celles et ceux dont on dit qu’ils n’étaient pas là depuis le début ?

Soyons plus précis.

Concernant la société française, le processus qui a cours depuis des décennies est l’effritement de liens de dépendances – la société salariale – qui se sont profondément distendus, laissant apparaître dorénavant d’autres critères d’appartenance ; vont petit à petit prédominer, non plus des communautés pratiques se déterminant à partir d’expériences, de préoccupations et d’identifications communes, mais des relations fondées sur des affinités électives. Les attachements, dans tous les sens du terme, en particulier identitaire, procèdent dorénavant d’un choix, d’un engagement, en un mot d’une volonté délibérée d’adhésion à telle ou telle vision du monde ou à tel ou tel corpus idéologique. Les immigrés, et plus particulièrement leurs descendants, n’ont nullement échappé à ces transformations culturelles et économiques8Il suffit d’être attentif aux conflits existants dans les familles maghrébines de culture ou de confession musulmanes entre les parents et leurs enfants, singulièrement lorsqu’ils sont adolescents ou jeunes adultes, à propos de l’usage et de la lecture légitime du Coran. Des parents qui ont le Coran dans le cœur sans savoir le lire (en particulier pour les anciens immigrés) et des enfants qui en apprennent des phrases ou des expressions par cœur et le récitant sous un air faussement savant. Je me permets de renvoyer à mon ouvrage L’Institution scolaire et ses miracles, Paris, La Dispute, 2005.. C’est d’ailleurs aussi à la même période et dans le même mouvement que les « enfants issus de l’immigration » sont apparus en nombre dans l’espace public et les institutions (école, marché du travail, etc.) comme « problème ».

Du début des années 1980 jusqu’en 2015, au moins quatre dates, parmi d’autres, sont à retenir : 1983, 1989, 2005 et 2015. En clair : le voile en 1989, « la Marche des Beurs » en 1983 et la « crise » des banlieues la même année, les « émeutes des banlieues » en 2005, les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan en 2015. Avec, sans aucun doute, un moment clé, celui de 1983, qui voit se dessiner et se structurer pour très longtemps la triple question de l’immigration, des « enfants issus de l’immigration » – et de leur intégration –, et de l’apparition du Front national comme nouvelle force politique et électorale, avec qui il faut dorénavant compter. Ce qui s’est érodé, pour ne pas dire profondément abîmé, c’est la confiance9Je rappelle que la confiance renvoie au pouvoir de « se fier » (ou de se « confier », du latin confidere : cum, « avec » et fidere « fier ») à quelqu’un en toute assurance, avec un sentiment de sécurité ; avoir confiance, c’est s’en remettre à l’autre en se fiant à lui, c’est-à-dire en s’abandonnant à sa bienveillance. L’espace sémantique de la confiance, comme le montre bien le linguiste Émile Benvéniste, se construit autour des concepts de « créance », de « crédit », de « fidélité » et de « croyance ». Voir Émile Benvéniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, 2 tomes, Paris, Minuit, 1969. des uns envers les autres. Le sens d’un destin commun, ou d’un projet commun, a été, au fil des ans, de moins en moins perçu comme légitime, comme nécessaire et vital pour la cohésion sociale et nationale. Faire de l’Un avec du multiple n’était plus – n’est plus – l’horizon indépassable pour une fraction non négligeable de la société française. Lorsque les risques sociaux et économiques ne trouvent plus de défenses assurantielles et protectrices, lorsque la relégation aux marges du champ social, économique et politique est ressentie comme un mépris de classe ou une suspicion ethnique, lorsque pour certaines populations la force laisse peu de place au droit, lorsque le nom propre devient à la fois un élément et un indicateur de disqualification symbolique et ressenti fortement comme une atteinte à la dignité personnelle, enfin, lorsque le capital social vient à manquer ou n’est plus qu’un capital de cité, un capital de rien sans qualité ni conséquences bénéfiques, et qui n’a en un mot de capital que le nom, alors il ne reste plus pour seule conclusion ce que le langage commun nomme le « repli sur soi ». Formule un peu confuse et à la vérité un peu creuse en ce qu’elle ne signifie le plus souvent qu’une supposée « sécession ». Or, je pense, et ce n’est nullement un jeu de mots, qu’il n’y a pas « sécession », mais bien nettement et franchement la cessation d’un contrat écrit et non écrit, qui combine à la fois un décrochement du monde – une sorte de retrait d’un investissement psychique, pour parler comme les psychanalystes, portant sur l’objet « France » – et une réduction égocentrique des intérêts – « chacun sa merde », « chacun pour sa gueule dans ce pays », etc. – et des affects angoissés et contradictoires plongeant dans des révoltes sans issues, d’indifférences suivies de sollicitations et de revendications exaltées (« la France Blacks-Blancs-Beurs multiculturelle championne du monde en 1998 »). On met fin au jeu collectif en sortant du jeu, parce que trouvant les règles du jeu pipées. Le retrait est en partie volontaire, car, dans ce cas, il s’établit réflexivement et collectivement à partir de positions préalablement définies : une religion et une identité fantasmées fournissent le régime argumentatif pour justifier et légitimer le retrait volontaire. L’existence n’est pas dissimulée, les pratiques ne sont pas vécues secrètement ; on pense tout simplement qu’il est possible soit de revenir à un état antérieur constitué par un entre-soi arabo-musulman mythique fondé sur des liens puissants de solidarité ethnico-religieux (« tu n’es qu’un musulman pour les Français »), soit, pour d’autres, de faire de ce retrait mi-imposé mi-volontaire une force politique et idéologique pour se « venger » violemment de l’« oppresseur » (les « Français », les « juifs », les « Américains », l’« Occident », les « mécréants », les « faux musulmans », les « homosexuels », etc.), ou pour peser sur les logiques électorales et la production législative.

Dans ces situations, au fondement de ces pratiques (« repli sur soi »), au centre de toutes les polémiques, aujourd’hui plus qu’hier, se trouve, explicitement, la notion centrale d’ « intégration », censée produire une intelligence sociologique sur des conduites et des intentionnalités propres à certains groupes sociaux, en premier lieu les immigrés. C’est l’ensemble de leurs pratiques, de leurs actions, de leur style de vie qui est jugé et jaugé à l’aune de la notion d’intégration.

Examinons de plus près cette notion et ses effets pratiques.

Croire ou ne pas croire en l’intégration des immigrés

Tout d’abord, une précaution méthodologique. On ne doit, me semble-t-il, ni ajouter aux multiples définitions en vigueur de nouvelles définitions supposées être plus pertinentes, ni s’autoriser à trancher sur le bien-fondé politique des définitions en concurrence. Elles doivent toutes faire l’objet d’une attention et d’un traitement d’une égale valeur, en ce sens qu’elles signifient toutes une modalité d’attestation d’un problème socialement constitué qui, pour perdurer, nécessite la reproduction d’un état d’adhésion. Qu’est-ce à dire? Eh bien, qu’il faut tenir pour vrai, non pas ce que les intégrationnistes disent sur l’intégration, mais l’existence d’’une croyance de l’intégration, exactement comme d’autres croient à l’existence des fantômes sans jamais en avoir vu, ou, ce qui revient au même, comme ceux qui ne croient pas en leur existence, mais en ont peur dès que la nuit tombe10Une partie de notre argumentaire sur la croyance et la posture croyante provient de l’excellent numéro de la revue Terrain, « L’incroyable et ses preuves », n°14, mars 1990.. Loin de moi l’idée que les discours sur l’intégration sont des discours qui s’illusionnent sur le monde, ou qu’ils sont le fait de démagogues cyniquement préoccupés par des intérêts bassement politiques ou d’insertion professionnelle. Prendre au sérieux cette croyance ne signifie rien d’autre que supposer vrai le fait de croire en « l’intégration », ou non, des immigrés.

Dire sa croyance, ou plus exactement, affirmer croire – au sens wittgeinsteinien du terme, c’est-à-dire comme processus cognitif et non comme posture religieuse11Voir Ludwig Wittgenstein, « Leçon sur la croyance religieuse », dans Ludwig Wittgenstein, Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, Paris, Gallimard, 1971. – que les immigrés ne s’intégreront jamais, ce n’est pas commettre un acte de compréhension sociologique, c’est porter un jugement de valeur sur les intégrationnistes. Et s’efforcer d’expliciter en quoi ceux qui prétendent que les immigrés ne s’intégreront jamais, donc, qu’ils se trompent, n’est rien d’autre qu’un vaste effort pour produire des principes de justifications et de légitimation du jugement émis. À l’inverse, approuver ou adhérer aux croyances sur l’intégration parce qu’on aurait des « preuves » de leur intégration, c’est admettre la « possibilité » de l’intégration : « Les immigrés ne sont ni plus ni moins intégrés que les autres à même condition sociale », « Avec le temps, tous les immigrés s’intègrent », etc.

Mais tout cela ne contribue pas à nous dire pourquoi et à quelles conditions cette croyance peut advenir, encore moins nous donner à comprendre comment, par exemple, les huit enfants d’une même famille peuvent être le produit d’une structure sociale et familiale, qui s’est profondément transformée entre l’aîné et le dernier. Ces derniers ont été « fabriqués » dans des états historiques différents et, partant, ce qui, dans le même mouvement, s’est transformé, c’est le rapport au monde scolaire, familial, social, à la fratrie, aux parents. On peut n’avoir jamais fréquenté durablement – ce qui est loin d’être rare – des immigrés, vieux ou jeunes, et être convaincu que la question principale reste celle de la connaissance exacte des intentions, réelles ou feintes, et des capacités, limitées ou importantes, intégratives des immigrés.

Le croyant à l’intégration n’a pas besoin de voir ou de ne pas voir – et dans ce dernier cas de figure, il le regrette et le dénonce – des « intégrés », pour se mettre dans un état de croyance. Le voudrait-il qu’il serait incapable de définir, objectivement, par quoi est défini et se définit un « immigré intégré », ou le contraire. C’est plutôt l’inverse qui se passe. Pour ce type de croyance, il n’est nul besoin de « preuve ». Elisabeth Claverie remarquait très justement, à propos de l’existence de la Vierge que « la preuve de la Vierge, c’est qu’on est là12Elisabeth Claverie, « La Vierge, le désordre, la critique, les apparitions de la Vierge à l’âge de la science », Terrain, n°14, 1990, p. 69. ». Je pourrais dire, pour ce qui nous concerne, que la preuve de l’intégration, comme propriété fondamentale d’un groupe, par quoi il est défini et se définit, c’est que nous sommes là, et que nous en parlons tous les jours. À défaut de la voir ou de ne pas la voir, les intégrationnistes, eux au moins, se voient. Du même coup, le moindre fait et geste, la moindre expression symbolique, deviennent une source infaillible d’informations sur le degré et la volonté d’intégration. Il suffit d’interroger les « faits » pour que ceux-ci se mettent à agir comme matériau empirique de la preuve de l’énoncé (« Vous voyez, on vous l’avait dit »).

Cette disposition à croire cette « entrée en croyance » tient, à mon avis, à une double raison. Tout d’abord, l’idéologie de l’intégration est, pour parler comme les ethnologues, un fait de culture. Quelle que soit la notion qui la désigne, le biais par lequel on l’aborde, elle est le principe constitutif fondamental de tout ordre social et national. En un mot, elle est au fondement de l’ordre national de l’État-nation. Soit, un exemple qui nous est familier : celui de l’école.

La question de l’école, de la Seconde République jusqu’à la moitié du XXe siècle, n’est rien d’autre, avec des intensités variables selon les époques, que la question de la maîtrise symbolique des conditions de fabrication d’un habitus national. De ce point de vue, la classe ouvrière du début du siècle dernier est un des groupes pour qui les effets attendus de la socialisation scolaire étaient son intégration nationale, c’est-à-dire (pour schématiser) d’accroître ses chances « d’accéder » aux modèles culturels des classes supérieures.

Il ne suffit pas qu’une société dispose d’un stock culturel sur l’intégration, sous forme de théories, d’images, de récits, d’histoires et d’Histoire, de héros, qu’elle propose à ses membres les plus disposés, ceux qui ont un rapport cultivé à la culture, pour qui tout est culture et affaire de culture, pour que soit réalisée l’entrée en croyance. Encore faut-il, et c’est la seconde condition, éprouver l’intégration, en faire soi-même l’expérience. Concrètement, en participant à la communion générale, preuve physique irréfutable (« Nous sommes des centaines de milliers à le dire », etc.), en se comptant, en se voyant, en communiquant, en écrivant des livres, seul ou à plusieurs. Bref, en se nommant, on nomme, non pas l’objet, ici l’intégration, mais l’existence d’une croyance individuelle et collective.

Encore une fois, il importe peu de définir ce à quoi l’on croit. D’ailleurs, personne ne le sait, et pour cause, puisque l’objet « intégration » n’a pas besoin d’exister pour être cru, et créer une disposition à croire, un état de croyance. Les multiples preuves, si obstinément construites – « La réussite scolaire est une preuve exemplaire de l’intégration » versus « L’école n’intègre plus », « l’échec massif des enfants d’immigrés », etc. – ; le déploiement d’un système discursif, semblable en tout point à la rhétorique épidéictique – louer ou blâmer : « Si on ne les intègre pas, voilà ce qui se passera » – ; la production quotidienne de controverses portant sur les maux liés à l’immigration, et les mots qui les désignent – différence, intégration, assimilation, violence, banlieue, échec scolaire, etc. – ne changent rien à l’affaire.

De même que les « intégrationnistes », partisans et adversaires – ils sont inconcevables les uns sans les autres –, se conduisent comme des savants, c’est-à-dire règlent une partie de leur existence, probablement la plus importante, sur une logique de la collection et de l’accumulation de faits démontrant la validité de leurs propos, ne modifient en rien notre position ; car, comme le montrent Wittgenstein et l’anthropologue Dan Sperber, la croyance ne tire pas sa manifestation de l’existence d’une relation entre une personne et un fait, elle est une relation à une représentation – et ici, qui serait celle, entre autres, de l’immigré –, et tout l’effort du croyant, toute son affaire, va être la recherche constante d’une validation aussi objective que possible de sa représentation.

Et pour que cette représentation soit valide et validée, elle devra faire l’objet de tout un travail d’orthodoxie, de légitimation et d’universalisation : « Il n’y a pas d’autre voie que l’intégration », « L’immigration est une chance pour la France », « Les flux migratoires non maîtrisés sont une catastrophe pour la France », etc. Comme le remarque l’anthropologue Jean Bazin à propos, cette fois-ci, des fantômes – l’analogie est loin d’être incongrue, bien au contraire – : « À la limite, même lorsque l’objet de la croyance est reconnu comme imaginaire, reste encore le fait de la croyance : il n’y a pas de fantômes, mais on en parle depuis des siècles, les récits de leurs apparitions rempliraient des volumes ; c’est ce qui vient troubler la raison de Madame du Duffand durant ses nuits d’insomnie. »                                                                           

Il me faut conclure.

Le regroupement de ces populations dont on dit qu’elles ne sont pas naturellement intégrées dans le paysage national est bien plus le résultat d’un effet social et institutionnel d’assignation territoriale que d’une envie irrépressible de vivre entre soi. Ce que l’on appelle parfois « l’ethnicisation des quartiers » tient beaucoup plus à une politique du logement, à la faiblesse des revenus, au taux important de chômage, à l’impossibilité de stratégie résidentielle, etc. Il n’est dès lors pas étonnant que les rapports communautaires soient, par la force des choses, favorisés, avec son cortège d’auto-exclusion, d’isolement social, de pression ethnique, en particulier à l’égard des femmes. Les enfants qui sont nés et qui ont été élevés et scolarisés dans ces univers sociaux et culturels voient se rétrécir les espaces relationnels dans lesquels les Français n’occupent plus de place dominante. L’intégration, au sens durkheimien, devrait plutôt s’assigner la résorption de toutes les spécificités radicales qui vont à l’encontre de la construction d’un lien national avec la nation et la société française : réduction de la religion à la sphère privée, lutte contre toutes pratiques matrimoniales contraires à l’ordre public et au droit des personnes, égalité des chances scolaires entre les enfants d’immigrés et le reste de la population, lutte contre toute spécialisation professionnelle sur la base de l’appartenance ethnique, etc. Ce que l’on appelle ordinairement l’intégration ou l’assimilation n’est rien d’autre qu’être naturellement, c’est-à-dire inévitablement, nécessairement français, un citoyen, parmi d’autres de la nation : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui » (Jean-Paul Sartre, Les Mots, 196413Jean-Paul Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, 1964.).

  • 1
     Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Gallimard, 1999.
  • 2
    Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, Presses universitaires de France, 2013 [1893].
  • 3
    Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Presses universitaires de France, 2012 [1912].
  • 4
    Le sens et la signification de ces deux notions dépend grandement du contexte, des circonstances sociales, des enjeux sociaux et de la qualité des interlocuteurs et de leurs intérêts. J’y reviendrai.
  • 5
    Les ethnométhodologues ont montré que la compétence est le propre du membre et que, précisément et conséquemment, c’est le fait d’être membre (d’en être, d’en faire partie, etc.) qui confère des connaissances adéquates et permet la participation au processus continu de création de l’organisation sociale. C’est bien ce que disent Garfinkel et Sacks. « La notion de membre est le fond du problème. Nous n’utilisons pas le terme en référence à une personne. Cela se rapporte plutôt à la maîtrise du langage commun, que nous entendons de la manière suivante. Nous avançons que les gens, à cause du fait qu’ils parlent un langage naturel, sont en quelque sorte engagés dans la production et la présentation objectives du savoir de sens commun de leurs affaires quotidiennes en tant que des phénomènes observables et racontables […].
  • 6
    Louis Aragon, « Que la vie en vaut la peine », dans Les yeux et la mémoire, Paris, Gallimard, 2015 [1954].
  • 7
    Émile Durkheim, Le Suicide. Étude de sociologie, Paris, Presses universitaires de France, 2013 [1897].
  • 8
    Il suffit d’être attentif aux conflits existants dans les familles maghrébines de culture ou de confession musulmanes entre les parents et leurs enfants, singulièrement lorsqu’ils sont adolescents ou jeunes adultes, à propos de l’usage et de la lecture légitime du Coran. Des parents qui ont le Coran dans le cœur sans savoir le lire (en particulier pour les anciens immigrés) et des enfants qui en apprennent des phrases ou des expressions par cœur et le récitant sous un air faussement savant. Je me permets de renvoyer à mon ouvrage L’Institution scolaire et ses miracles, Paris, La Dispute, 2005.
  • 9
    Je rappelle que la confiance renvoie au pouvoir de « se fier » (ou de se « confier », du latin confidere : cum, « avec » et fidere « fier ») à quelqu’un en toute assurance, avec un sentiment de sécurité ; avoir confiance, c’est s’en remettre à l’autre en se fiant à lui, c’est-à-dire en s’abandonnant à sa bienveillance. L’espace sémantique de la confiance, comme le montre bien le linguiste Émile Benvéniste, se construit autour des concepts de « créance », de « crédit », de « fidélité » et de « croyance ». Voir Émile Benvéniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, 2 tomes, Paris, Minuit, 1969.
  • 10
    Une partie de notre argumentaire sur la croyance et la posture croyante provient de l’excellent numéro de la revue Terrain, « L’incroyable et ses preuves », n°14, mars 1990.
  • 11
    Voir Ludwig Wittgenstein, « Leçon sur la croyance religieuse », dans Ludwig Wittgenstein, Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, Paris, Gallimard, 1971.
  • 12
    Elisabeth Claverie, « La Vierge, le désordre, la critique, les apparitions de la Vierge à l’âge de la science », Terrain, n°14, 1990, p. 69.
  • 13
    Jean-Paul Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, 1964.

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