Capitalisme de connivence : une critique conservatrice des choix économiques du Parti républicain

La politique économique de Donald Trump est-elle vraiment à destination des classes moyenne et ouvrière ? Analyse par Jean-Yves Camus, directeur de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation, du « capitalisme de connivence » au sein du très hétérogène camp conservateur américain.

Le capitalisme de connivence, en anglais crony capitalism, suscite à la fois les critiques de la gauche radicale et des économistes libertariens qui sont les maîtres à penser d’un des courants du mouvement conservateur et du Parti républicain américain, représenté notamment par le sénateur Rand Paul. Alors que le marxisme le considère comme une notion faussée qui méconnaît l’essence même du système capitaliste, les libertariens croient, à l’instar de Ludwig von Mises, que le capitalisme de connivence est une anomalie par rapport au fonctionnement du marché pur et parfait et qu’il apparaît quand, dans « l’État interventionniste, le succès d’une entreprise ne dépend plus d’une manière cruciale du fait qu’elle soit dirigée de façon à satisfaire au mieux et au meilleur prix les besoins des consommateurs », de sorte qu’il « est bien plus important d’entretenir de bonnes relations avec les factions politiques exerçant le contrôle, et que les interventions s’exercent dans un sens favorable et non défavorable à l’entreprise ». Le simplisme des diatribes contre l’interpénétration du monde politique et du « grand capital », les déclinaisons complotistes du thème, hier des « 200 familles », hier et aujourd’hui de la « finance apatride », n’enlèvent rien à la nécessité d’étudier un phénomène qui s’inscrit dans le cadre plus large d’une réflexion sur la nature de la démocratie et l’impact politique et social de l’accroissement des inégalités, travail entrepris entre autres par Thomas Piketty et Emmanuel Saez. Nécessaire à la compréhension du débat politique américain, le même exercice intéresse aussi les Européens : il donne en particulier des orientations sur la manière dont les populistes et les droites radicales sont en permanente tension entre, d’un côté, la réduction des prérogatives de l’État et de la dépense publique, de l’autre la volonté de prendre en compte la demande de protection à laquelle l’État peut répondre sur le plan des fonctions régaliennes et du social.

Au moment où Donald Trump a réussi à faire voter son plan de réforme fiscale, il n’est pas sans intérêt, donc, de décrypter le débat qui agite, depuis sa campagne présidentielle, le très hétérogène conservatisme américain sur une question essentielle : vainqueur grâce à la mobilisation des classes ouvrière et moyenne blanches, en raison de son discours nativiste comme de la paupérisation croissante de sa base électorale, Trump est-il vraiment leur héraut ? Son administration travaille-t-elle pour ceux que l’éditorialiste Sam Francis, figure essentielle du renouveau conservateur appelait les « Middle American Radicals », Blancs pauvres ou paupérisés de l’Amérique profonde, ou pour les plus favorisés, ces 1% des citoyens les plus riches à qui il souhaite multiplier les cadeaux fiscaux, d’une part parce qu’il est de leur monde, d’autre part parce qu’il croit dans la théorie du ruissellement ?

Le débat n’est pas vraiment nouveau puisque la politique économique de Ronald Reagan déjà, de 1981 à 1989, avait essuyé les critiques de Murray Rothbard (1926-1995), philosophe de l’anarcho-capitalisme, et de bien d’autres libertariens qui lui reprochaient sa trahison sur les questions des tarifs douaniers, de l’augmentation des déficits et de l’augmentation du taux moyen d’imposition. Sur Trump aussi, le soupçon pèse de n’être pas un vrai libéral, en raison de son protectionnisme avéré, voire même parce que certains de ses projets, comme le mur avec le Mexique, aboutiraient à une hausse de la dépense publique.

Le camp libertarien (avec des think tanks comme le Cato Institute, le Ludwig von Mises Institute ou le Niskanen Center) a apporté une des contributions les plus intéressantes à la critique conservatrice des options économiques de Trump dans la National Review du 13 novembre 2017. Autrement dit dans un bimensuel qui demeure la « conscience du conservatisme », pour reprendre le titre du livre célèbre de Barry Goldwater et qui, selon la volonté de son fondateur William F. Buckley (1925-2008), est un journal « fusionniste », dans le sens où il veut être le point de rencontre, la plate-forme de débats, pour tous les courants conservateurs. Voilà ce qui rend importante la lecture de l’article « Le paradoxe conservateur de l’inégalité » écrit par Brink Lindsey et Steven Teles, auteurs du livre The Captured Economy: How the Powerful Enrich Themselves, Slow Down Growth, and Increase Inequality. Tous deux témoignent en effet de l’existence de positions iconoclastes au sein du mouvement conservateur sur la question de l’inégalité, traditionnellement considérée comme une composante naturelle d’une société libre et de marché. C’est par exemple l’avis des frères Koch, mécènes majeurs de la galaxie pro-Trump et dont le Cato Institute est le porte-voix.

Lindsey et Teles, eux, sont affiliés au Niskanen Center. Brink Lindsey, ancien de Princeton et Harvard, comme Steven Teles, professeur associé de science politique à l’université John Hopkins, ont, sur le réchauffement climatique et la taxe carbone, la politique d’immigration ou encore le dilemme interventionnisme/isolationnisme en politique étrangère, des options opposées au consensus dominant dans la sphère conservatrice. En matière d’ingénierie sociale, leur thèse centrale part de ce qu’ils pensent être deux idées phares du mouvement conservateur qui, selon eux, deviennent de plus en plus incompatibles : d’une part la croyance dans l’économie de marché, d’autre part la constatation que celle-ci est « encrassée » par une forme de corruption, un « capitalisme de connivence » qui donne à certains « intérêts organisés » des avantages et protections indus. En vrais libéraux, les conservateurs croient, expliquent les auteurs, que l’inégalité est moralement justifiée par le droit de propriété et « la tendance du libre marché à améliorer, au final, le niveau de vie ». Ils admettent pour les mêmes raisons la légitimité économique de la hausse des revenus de la fraction la plus aisée du peuple américain. Mais ils posent la question suivante : si les mécanismes du marché sont faussés par l’État qui interfère avec les règles du marché dans le sens de ce qu’ils appellent « une politique à la Robin des bois, mais à l’envers », n’est-il pas temps que le camp conservateur, prompt par nature à défendre les intérêts des entreprises et à se méfier des politiques redistributives, révise sa manière de voir ?

Leur raisonnement consiste à avancer que, contrairement à une idée reçue, ce n’est pas la dérégulation qui a prévalu en Amérique dans les années récentes mais ce qu’ils nomment la « régulation régressive », par laquelle l’État fédéral impose des normes qui tordent les règles du marché et permettent à une minorité d’individus de grimper dans l’échelle sociale en accumulant les profits qui découlent directement des lois fédérales nouvellement introduites et en faveur desquelles certains lobbys se sont mobilisés. En d’autres termes, ils tiennent à distinguer les normes justifiables par l’intérêt collectif (de santé publique, environnementales) qui imposent des coûts supplémentaires aux entreprises (coûts que l’on peut, selon les cas, juger justifiés ou excessifs) de celles qui, mises en place par un gouvernement théoriquement acquis au libéralisme économique, aboutissent à des distorsions de concurrence au bénéfice de quelques entreprises ou secteurs dont les profits sont amenés à s’envoler, non en raison de leur performance, mais par un « coup de pouce » réglementaire ou législatif. Leur conclusion est sans appel : l’économie américaine est loin d’être un modèle de libre compétition et de libre-échange et, contrairement à la vulgate défendue par l’administration Trump, l’État fédéral n’est pas « une machine à redistribuer, prenant l’argent des riches pour de groupes (sociaux) qu’il désavantage pour donner aux pauvres et à d’autres groupes plus avantagés ». Cela pourrait bien être le contraire, et le mal pourrait aussi avoir pris bien antérieurement à l’entrée en fonctions de l’actuelle administration.

À l’appui de leur thèse, ils citent l’évolution de quatre domaines d’activité : le secteur financier ; le domaine des brevets et copyrights ; les professions réglementées et le droit de l’urbanisme. Ils avancent que la part du secteur financier dans le PNB a augmenté de 70% entre 1980 et 2006, en raison des aides publiques aux créances hypothécaires titrisées (mortgage-backed securities, MBS) dont on connaît le rôle dans la crise de 2007 et à cause des bail-out qui ont injecté de l’argent public dans le sauvetage d’établissements financiers que le fonctionnement pur et parfait du marché aurait tout simplement liquidés du paysage bancaire. Ils pointent du doigt les conséquences de la loi sur les droits d’auteurs, qui ont étendu le délai de copyright de 56 ans à 70 ans après la mort de l’auteur ou encore l’affaiblissement des normes d’enregistrement des brevets d’invention, responsable d’une augmentation annuelle de 400% du nombre de brevets déposés. Ils avancent que le nombre des professions réglementées est désormais supérieur à 1100, de sorte qu’un Américain sur trois occupe ce type d’emploi contre un sur dix en 1970. Résultat : ces interférences de l’État créent des rentes de situation (par exemple pour les géants de l’industrie de l’entertainment mais aussi du monde pharmaceutique ou du high-tech), alors que les nouveaux entrepreneurs des mêmes secteurs ont davantage de mal à jongler avec la complexité croissante d’un environnement fiscal et juridique si complexe qu’il crée de fait une inégalité concurrentielle. Laquelle grandit également du fait d’un crony capitalism enkysté dans la politique locale et non fédérale, puisque les plans locaux d’urbanisme, qui sont de la responsabilité des villes ou des comtés, ont souvent imposé, par souci de protéger les heureux propriétaires des zones résidentielles, des taxes sur les constructions neuves qui font que l’offre immobilière est insuffisante dans certaines des zones les plus productives du pays.

Une fois qu’on a lu Lindsey et Teles, on croit devoir partager l’argument de campagne de Donald Trump selon lequel des « intérêts particuliers » sont à l’œuvre au Congrès et dans l’administration, qui ne travaillent pas pour l’intérêt collectif et qu’il convient de mettre à l’écart en « asséchant le marigot », comme l’assénait le candidat républicain. Sauf qu’on peut aussi interpréter leur thèse comme la preuve que les conservateurs eux-mêmes contribuent au capitalisme de connivence que leur champion prétend dénoncer. Tout comme nombre de partis populistes ou de droite radicale, en Europe, font campagne contre les « élites », les « lobbys » et leur connivence, promettent une politique « sociale » et, une fois parvenus au pouvoir, gèrent avec la droite libérale selon les canons de l’orthodoxie financière et du « moins d’État ».

Il n’y aurait pas grand-chose de nouveau, rappellent les auteurs, dans le fait que des groupes sociaux cherchent à influer sur le système politico-administratif pour obtenir une rente de situation. James Madison, dans le dixième essai des Federalist Papers (1787), tonnait déjà contre les « factions », terme qui ne désignait pas seulement des partis opposés par l’idéologie mais aussi des groupes sociaux que « la distribution inéquitable de la propriété » conduisait à défendre des intérêts contradictoires. Il n’existe, disait Madison, que deux moyens d’éliminer les factions pour assurer l’intérêt général : soit les supprimer, mais cela suppose soit des mesures liberticides, soit un état utopique de la société où les passions et intérêts auraient disparu ; soit les contrôler, ce qui est le rôle de la République. Or non seulement c’est loin d’être le cas, mais encore le pacte social est mis en danger par l’impact de la recherche de la rente sur l’accroissement des inégalités de revenus aux États-Unis, de sorte que la société y est plus inégale que jamais. John Stiglitz, dans The Price of Inequality: How Today’s Divided Society Endangers Our Future, arrive à la même conclusion, mais se place politiquement du côté des progressistes qui, philosophiquement, acceptent l’idée selon laquelle réduire les inégalités contribue à une société plus juste. Lindsey et Teles, eux, ne visent pas l’égalité, mais ils ne veulent pas que celle-ci découle d’autre chose que d’une compétition non faussée. Et ils l’estiment faussée, aujourd’hui, par la situation exorbitante du 1% le plus favorisé de la population.

Leur raisonnement tient à deux idées. D’une part, prenant le contrepied absolu de l’ancien conseiller économique de George W. Bush, Greg Mankiw, selon lequel la fraction des 1% la plus riche du pays n’aurait pas augmenté sa situation de rente depuis les années 1970, ils démontrent l’inverse : la part du revenu des 1% dans le revenu national a presque doublé entre 1980 et 2014, passant de 11% à 20% et le seuil d’accès au quartile supérieur de revenus s’élève. D’autre part, ils pointent la part excessive des professions réglementées et de celles à qui la connivence entre les lobbys, l’administration et le législateur a permis d’opérer dans un environnement légal clairement à leur avantage. Ainsi, le 1% de la population américaine ayant les plus hauts revenus comprend une proportion de professionnels de la finance qui est passée de 8% en 1979 à 14% en 2005. Les mêmes ont un différentiel de revenu de + 250% avec les très riches des autres secteurs. Les médecins représentent 16% et les professionnels du droit 8% des plus riches, en conséquence des opportunités de gains que leur a donnés la réglementation de leurs activités. Paradoxalement, il revint à des auteurs libertariens de conclure qu’une des conséquences majeures du capitalisme de connivence est que le sens de la redistribution par l’État s’est inversé : lors du New Deal, il profitait aux classes les plus pauvres et à la classe moyenne, désormais il se fait au bénéfice d’une nouvelle classe de professionnels et d’entrepreneurs dont l’intérêt économique est de peser sur le processus législatif et réglementaire dans le sens de la protection de leur situation acquise. Ils vont même plus loin en affirmant que le grand changement entre l’époque de Roosevelt et la nôtre est que le New Deal redistribuait vers les employés semi-qualifiés des secteurs industriels à faible niveau de salaire, aidés dans leurs conquêtes sociales par leur fort taux de syndicalisation, alors que désormais les gagnants sont les salariés des secteurs à haute valeur ajoutée, non organisés mais à la rémunération très élevée.

Du point de vue de la philosophie politique autant que dans la nature des rapports économiques, Lindsey et Teles concluent leur article par un certain nombre de propositions qui forment une réflexion pertinente pour l’Europe, en plus d’être iconoclastes du point de vue du conservatisme américain. Robert Nozick dans Anarchy, State, and Utopia (1974, p. 139) prétendait, avec les minarchistes, que toute redistribution provenant de l’imposition était « moralement à mettre sur un pied d’égalité » avec le travail forcé. Les auteurs ne le voient pas de la même manière. Ils plaident en outre pour que les conservateurs réduisent les aides à la finance, la protection excessive des droits de propriété intellectuelle et les limitations à la liberté d’établissement, ce qui permettrait selon eux d’augmenter le dynamisme de l’économie, l’innovation et la croissance. En filigrane, ils dessinent une critique de l’obsession conservatrice des coupes fiscales, argumentant que les effets sur la croissance des cadeaux fiscaux faits au quartile supérieur de revenus sont marginaux. Ils taillent en pièces l’argument classique des conservateurs selon lequel les baisses d’impôts sont une manière légitime de « redonner aux contribuables leur argent » puisque, au final, seule une minorité profite de ce type de politique. Au passage, ils en appellent à un véritable changement de paradigme du camp conservateur sur un autre sujet : les coupes effectuées dans le personnel des agences fédérales et du Congrès au prétexte d’économies budgétaires et par volonté idéologique d’aller vers l’État-Minimum. Selon eux, la diminution du nombre d’agents qualifiés du gouvernement et des chambres aboutit à une plus grande dépendance des décideurs envers les éléments fournis par les lobbys, conclusion que devraient méditer, tant dans la droite « classique » que chez les populistes de la droite radicale, ceux qui présentent les fonctionnaires comme un fardeau inutile. Mais le feu de joie que font Linsey et Teles des idées-force de leur propre camp ne s’arrête pas là. Ainsi lorsqu’ils proposent ni plus ni moins que la suppression des niches fiscales permettant aux plus riches de voir diminuer leur revenu imposable (y compris les plans d’épargne-éducation dont l’importance est essentielle aux États-Unis pour pouvoir envoyer ses enfants dans les universités les plus réputées), l’instauration d’une taxe sur les transactions financières qui limiterait le volume des échanges spéculatifs ou enfin une politique d’immigration qui, au lieu de peser à la baisse sur les coûts du travail, donc au détriment des Américains les plus pauvres, mettraient les très hauts revenus des professions réglementées en concurrence avec une immigration choisie de spécialistes de haut niveau. À la droite, tant américaine qu’européenne, ils envoient un message clair : « l’influence disproportionnée des riches sur les règles de base de l’économie est profondément enracinée et le mieux que l’on puisse faire est de la diminuer graduellement et sans relâche ».

 

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