Laurence Lemouzy, Directrice scientifique de l’Institut de la gouvernance territoriale et de la décentralisation, directrice de la revue Pouvoirs locaux
« Le bassin de vie est le plus petit territoire sur lequel ses habitants ont un accès aux principaux services et à l’emploi. » Cette définition, posée dans un rapport de l’Insee de 2003[1], assimile le bassin de vie à une maille territoriale. En 2012, le même institut propose une méthode pour le délimiter[2]. Il décrit les bassins de vie comme des espaces non fortement peuplés, construits sur des unités urbaines de moins de 50 000 habitants.
Ce nouveau zonage structure le territoire national en 1 666 bassins de vie, dont 1 287 qualifiés de ruraux. Ces derniers, d’une densité de 41 habitants par kilomètre carré, ont connu entre 1999 et 2009 une augmentation démographique supérieure à celle des bassins de vie urbains (de 0,9 % par an contre 0,6 %).
En janvier 2015, dans le cadre de la loi portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) – et plus spécifiquement sur l’objectif de rationalisation de la carte intercommunale –, un rapport du Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET), commandé par le gouvernement, critique les bassins de vie définis par l’Insee. D’après ce rapport, ceux-ci « ne prennent pas assez en compte la réalité des pratiques des habitants ». Il prône le retour de la notion de « territoires vécus », à intégrer « pour constituer des EPCI[3] pertinents[4] ».
L’Institut d’aménagement et d’urbanisme (IAU) d’Île-de-France interroge également la notion de bassin de vie. Le géographe Martin Vanier[5] ironise : « La France veut être rassurée : zonage, joli zonage, dis-moi dans quel bassin j’habite ? » Et de poursuivre : « Le politique entretient un rapport congénital et obsessionnel avec les territoires. Il ne les aura jamais autant invoqués qu’au moment où ils lui échappent, du fait des logiques labiles de la société et de l’économie. Contenir les citoyens dans des bassins, en certifier l’existence, en faire l’horizon du contrat territorial, sont des questions de survie pour le politique. C’est là qu’il peut continuer à prétendre à une pseudo-souveraineté, en mimétisme avec le bassin des bassins (la France). »
Jusqu’ici, il est plus question de « bassin » que de « vie ». D’où l’interrogation suivante : quelle vie la puissance publique est-elle capable d’insuffler et d’organiser dans ces bassins ? Elle n’est pas en peine pour tracer des contours. Mais prenons garde : dessiner un bassin, c’est tracer des lignes, mais pas nécessairement des liens.
Un bassin de vie, c’est avant tout un espace d’usages, de consommation des services publics : équipements sportifs, voies routières, écoles, transports publics. Cela suffit-il pour faire société, pour faire vie ? Cette dernière n’est-elle pas davantage liée aujourd’hui à la capacité des pouvoirs publics à se relier et à faire sens entre les individus ?
Avec la réapparition du terme de « territoires vécus » se pose à l’action publique le défi de manager le collectif (la vie !) autrement que par le texte de loi ou la feuille d’impôt. Pourquoi les territoires de vie ne correspondraient-ils pas à ceux où la puissance publique coordonne l’engagement des acteurs publics et des parties prenantes ? C’est l’enjeu même de la gouvernance territoriale.
Les pannes de la coordination publique sont de moins en moins soutenables, d’autant que l’on a le sentiment que la sociabilité est plus fluide sur les réseaux sociaux, c’est-à-dire dans la vie « en ligne » que dans la vie « hors ligne ».
En conclusion, prenons garde à la notion de frontière car notre vie n’a jamais été aussi liquide. Comme l’écrit le géographe Jacques Lévy, « la frontière est une figure gagnante de la pensée paresseuse[6] ». N’oublions pas que l’agir spatial ne s’enferme plus dans un territoire. Il existe dans un réseau. Dans le même temps, les bassins de vie sont utiles pour que l’espace des solutions se rapproche de l’espace des problèmes. Mais ils seraient encore plus utiles si la puissance publique en faisait le creuset de sa nouvelle capacité à coordonner les énergies. La solution ne viendrait ainsi plus uniquement d’en haut, mais se construirait depuis le sol. Une façon de passer du liquide au solide.
[1]. « Structuration de l´espace rural : une approche par les bassins de vie », rapport de l’Insee (en collaboration avec l’Ifen, l’Inra et le Scees) pour la Datar, juillet 2003.http://www.datar.gouv.fr/structuration-de-l-espace-rural-une-approche-pa…
[2]. « Les bassins de vie 2012 »,www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?page=zonages/bassin-vie-2012.htm
[3]. Établissements publics de coopération intercommunale.
[4]. CGET, « La taille des EPCI, un levier d’action pour la politique d’égalité des territoires », janvier 2015.www.cget.gouv.fr/sites/default/files/pdf/actualite/221/regroupementdesep…
[5]. Martin Vanier, « Des bassins, encore des bassins, toujours des bassins » sur le site de l’IAU-IDF, novembre 2014.www.acadie-reflex.org/publications/txt370.pdf
[6].Jacques Lévy,Anne-Laure Amilhat Szary etMarie-Christine Fourny, « Frontière », EspacesTemps.net, 15 juillet 2014.www.espacestemps.net/articles/frontiere