Après le front républicain, l’urgence du front solidaire

Alors que les résultats des élections législatives vont conduire à la constitution d’un nouveau gouvernement, Timothée Duverger et Thierry Germain, respectivement co-directeur et membre de l’Observatoire de l’expérimentation et de l’innovation locales de la Fondation, en appellent à la mise en œuvre d’un front solidaire où les solidarités seraient au cœur du projet pour le pays. Pour cela, ils proposent deux actions : gouverner autrement en coopérant avec la société civile et la soutenir davantage pour permettre le renouveau d’une République sociale.

Aujourd’hui se décident à l’Assemblée nationale les conditions selon lesquelles la France sera gouvernée dans les prochains mois. Dans une précédente note, nous indiquions la nécessité de réinstaller la question de l’urgence solidaire au cœur du projet commun de la gauche. Au vu de son score le 7 juillet dernier, c’est au cœur d’un projet pour le pays que les solidarités, et leur réinvention, ont aujourd’hui vocation à s’inscrire. 

Qu’on ne s’y trompe pas : étayée par les situations de terrain (telles que rapportées par les élus et les acteurs sociaux), défendue dans de multiples analyses et propositions politiques et traitée par des travaux et rapports qui ne cessent d’aller dans le même sens, cette urgence solidaire est aussi une attente majeure de l’opinion. Pour n’en prendre qu’un seul exemple, dans le dernier baromètre du lien social1Ipsos-Sopra Steria et le Groupe Ebra, « Baromètre du lien social : qu’est-ce qui unit les Français ? », 10 avril 2024., notre modèle social apparaît comme le deuxième élément susceptible de rassembler les Français. Conforter et moderniser ce modèle social est un enjeu d’égalité mais aussi d’identité, les deux participant pleinement à l’unité de la nation, aujourd’hui bien mise à mal. 

Or, l’élection de la nouvelle Assemblée et la mise en place d’un gouvernement interviennent dans un contexte politique et institutionnel très troublé. Sept Français sur dix se déclarent insatisfaits devant le résultat des élections, et 57% d’entre eux trouvent que la composition de la nouvelle Assemblée reflète mal l’opinion des citoyens2Elabe, « Les Français et la situation post élections législatives », 10 juillet 2024.. La tendance est clairement à revendiquer, face aux multiples blocages et fragilités de ces dernières années, un véritable renouveau. 

Face à l’urgence solidaire et pour répondre à l’attente exprimée de rénovation démocratique, la question est donc clairement posée : quelle coopération nouvelle, et autour de quels acteurs, le gouvernement devra-t-il s’organiser pour réformer notre pays ?

Le front républicain n’a pas tenu qu’en raison de la création du Nouveau Front populaire (NFP) ou des désistements républicains, suivis par un électorat rejetant toute perspective d’un gouvernement d’extrême droite. Il a tenu aussi grâce à une mobilisation inédite de la société civile. On y a retrouvé une intersyndicale réunissant la CFDT, la CGT, l’Unsa, la FSU et Solidaires, mais aussi l’économie sociale et solidaire représentée par ESS France et plusieurs de ses membres comme la Mutualité française ou le Mouvement associatif et leur organisation patronale – la seule à se positionner –, l’Udes. Et plus largement et sans dresser de liste exhaustive, la société civile dans sa grande diversité, à l’image des 62 organisations membres du Pacte du pouvoir de vivre ou encore de l’ensemble des associations féministes à travers l’appel Alertes féministes, s’est mobilisée. 

Alors que l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite n’est que « partie remise » pour Marine Le Pen, nous devons transformer le sursis en sursaut, autrement dit passer du front républicain au front solidaire. L’absence de majorité absolue n’exige pas seulement une parlementarisation de la Ve République au moyen de coalitions, mais aussi une recomposition des rapports entre l’État et la société civile qui doit prolonger son engagement dans la campagne électorale par une participation à l’action publique. Le nouveau président d’ESS France, Benoît Hamon, déclare ainsi « qu’une Assemblée émancipée est […] possible en inventant une coopération inédite avec la société civile »3Benoît Hamon, « Pour une Assemblée nationale émancipée grâce à une coopération inédite avec la société civile », Huffpost, 11 juillet 2024.. Et de préciser que « dès lors qu’aucune coalition ne peut gouverner sur son seul programme, faute d’autorité et de légitimité démocratique suffisantes, elle doit chercher à l’extérieur de ses murs une majorité sociale, c’est-à-dire des alliés capables de déverrouiller le blocage des clivages partisans »4Ibid..

Tout l’enjeu désormais est de passer du front républicain au front solidaire. Au tournant du XXe siècle, le solidarisme s’est proposé, d’une part, de reconnaître une dette sociale qui a fondé les prémices de l’État social en réglant les droits et devoirs des individus vis-à-vis de la société et, d’autre part, d’encourager les formes d’action collective à travers l’engagement volontaire. À l’heure de la tripolarisation de l’Assemblée nationale, c’est cette troisième voie démocratique et sociale qu’il nous faut réinventer entre le « tout État » et le « tout marché ».

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Gouverner autrement en coopérant avec la société civile

Gouverner autrement suppose un nouveau modèle d’organisation qui réencastre les partis politiques dans la société. L’histoire est riche d’enseignement et les mémoires militantes ne font pas appel qu’au souvenir du Front populaire. Le premier secrétaire du Parti socialiste (PS), Olivier Faure, vient d’indiquer que, « dans le respect de l’indépendance de chacun, le temps est venu d’unir les forces sociales, syndicales, associatives notamment, pour agir ensemble, plus vite et plus fort ». Il ajoute que « c’est cet ancrage de l’action gouvernementale dans la société qui renforcera la légitimité des textes proposés à l’Assemblée nationale »5« Pour Olivier Faure, « Huguette Bello ne fait pas consensus » », propos recueillis par Pierre Maurer,  Le Parisien Dimanche, 14 juillet 2024.

Olivier Faure reprend ainsi le modèle du « trépied » décrit en 1912 par le député socialiste Adéodat Compère-Morel dans LEncyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l’Internationale ouvrière qu’il a dirigée. Son fonctionnement, inspiré des Maisons du peuple belges, a atteint son apogée dans l’entre-deux-guerres à travers le projet politique de la SFIO, la défense des travailleurs par la CGT confédérée et la réponse à leurs besoins sociaux par la Fédération nationale des coopératives de consommation (FNCC)6Michel Dreyfus, « Coopération et syndicalisme, le trépied FNCC, CGT et SFIO durant l’entre-deux-guerres », Recma, n°361, juillet 2021, pp. 49-52.. Marqué par l’expérience de la Verrerie ouvrière d’Albi7Suite à un conflit social et à la fermeture de leur usine, les ouvriers ont créé en 1895 une nouvelle verrerie grâce à des dons et des souscriptions, qui est d’abord une société anonyme appartenant aux syndicats avant de se transformer une Scop en 1931., Jean Jaurès lui-même soulignait que « lorsque trois actions sont aussi essentielles que le sont l’action syndicale, l’action coopérative et l’action parlementaire, il est vain de régler entre elles un ordre de cérémonie, il faut les utiliser toutes trois au maximum »8Cité dans Christophe Prochasson, « Jean Jaurès et la coopération (2) », La revue de l’économie sociale, n°4, avril-juin 1985, pp. 69-72.

Dans cette tradition, le député François Ruffin a proposé la création d’une « coopérative politique » chargée de réunir les partis de gauche9« François Ruffin : « Il fallait que je coupe la corde avec Jean-Luc Mélenchon pour pouvoir respirer » », propos recueillis par Sandrine Cassini, Le Monde, 10 juillet 2024.. Elle rappelle également La Coop des écologistes, créée après les élections européennes de 2009 pour arrimer des engagements citoyens au parti des écologistes. Si ses contours restent flous, on peut facilement y transposer le modèle des sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic) qui regroupent obligatoirement des producteurs et des bénéficiaires, ainsi que toute autre personne physique ou morale à travers des collèges dont les votes sont pondérés. Dans le cas présent, les producteurs correspondraient aux partis politiques et les bénéficiaires aux sympathisants. Des collèges pourraient être dédiés à la société civile, qui pourrait être séparée entre les syndicats et l’économie sociale et solidaire, mais aussi les collectivités territoriales pour en renforcer l’ancrage local. Une telle structuration permettrait d’organiser la délibération collective et de lier la société politique et la société civile dans un même mouvement pour venir en renfort de l’action gouvernementale qui reposerait nécessairement sur une coalition fragile.

Une politique de régénération de la société civile

Gouverner autrement ne sera cependant possible qu’à la condition de revitaliser la société civile elle-même. Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT – qui est le seul syndicat à avoir soutenu directement le NFP –, considère ainsi que « la priorité, c’est la syndicalisation. La force citoyenne qui a permis d’éviter le pire, il faut la structurer, que les choses continuent de fonctionner par en bas »10« Sophie Binet : Emmanuel Macron veut nous voler la victoire », propos recueillis par Amandine Cailhol et Frantz Durupt, Libération, 9 juillet 2024.. Le renforcement des corps intermédiaires est l’une des clés pour soutenir nos institutions aujourd’hui vulnérables. S’ils ont été réprimés au cours du XIXe siècle, c’est sur eux que s’est ensuite reposée la IIIe République, dont les lois de 1884 sur les syndicats ou de 1901 sur les associations sont parmi les œuvres principales. Les corps intermédiaires ont ainsi accompagné la construction de l’État social, les associations par exemple dans les domaines du social ou de l’éducation populaire, les mutuelles pour les assurances sociales avec les lois de 1928-1930, les coopératives pour accompagner le monde agricole, l’accès au crédit ou à la consommation, ou encore les syndicats qui ont pris une place croissante dans la régulation du travail comme dans la gestion de la Sécurité sociale. 

Pour durer, la République a toujours eu besoin de relais sur lesquels s’appuyer, mais ces corps intermédiaires sont aujourd’hui affaiblis. Ils ont été attaqués dans leurs fondements, que cela soit à travers la création du contrat d’engagement républicain en 2022 qui menace la liberté associative, les plans d’économie successifs qui concernent au premier chef l’économie sociale et solidaire, les projets de « Grande Sécu » contre les mutuelles11Timothée Duverger, « Grande Sécu : la fausse bonne idée », Alternatives économiques, 10 janvier 2022. ou les attaques sur notre démocratie sociale avec l’étatisation de l’assurance chômage, la gouvernance par ordonnance au mépris de la consultation des partenaires sociaux ou la loi de 2018 sur le renforcement du dialogue social (sic) qui l’a en fait fragilisé dans l’entreprise12Sabine Germain, « Comment Emmanuel Macron a dynamité la démocratie sociale », Alternatives économiques, 25 mars 2024..

Il y a ainsi urgence à ce qu’un nouveau front solidaire mette en œuvre une politique de régénération de la société civile. En 1936, la société civile a accompagné l’application du programme du Front populaire. La grève générale a créé le rapport de force suffisant pour obtenir la semaine de quarante heures, les congés payés ou les augmentations de salaires. Le mouvement des Scop a connu une forte croissance ; les premières mutuelles ouvrières sont nées, les coopératives agricoles se sont développées en lien avec la régulation du blé ; les associatives sportives, culturelles, de jeunesse et d’éducation populaire ont bénéficié de la politique des loisirs de Léo Lagrange, etc.

Le contrat de législature du Nouveau Front populaire s’inscrit dans cette veine13Nouveau Front populaire, « Contrat de législature », 14 juin 2024.. Si l’abrogation de la réforme des retraites, l’augmentation des salaires et le renforcement des services publics sont ses priorités, il comprend également de nombreuses mesures susceptibles de régénérer la société civile. Il prévoit l’abrogation du contrat d’engagement républicain, l’arrêt du Service national universel (SNU) et la fin de la répression des associations et des syndicats mais aussi la protection des droits des citoyens à travers la lutte contre toutes les formes de racisme, l’extension des droits des femmes et des personnes LGBTQI+ ou encore l’accueil digne des personnes étrangères. Les arts, la culture et le sport seraient davantage soutenus, les minima sociaux revalorisés, une garantie d’autonomie créée, le droit au logement garanti. Le secteur de la santé et du médico-social bénéficierait d’un plan pluriannuel de recrutement et de revalorisation. Les associations profiteront de la relance des contrats aidés, tandis que les reprises d’entreprises en Scop seraient favorisées, tout comme le conditionnement des aides au respect de critères sociaux et environnementaux ou la création d’un pôle public bancaire visant à orienter l’épargne vers des besoins sociaux et écologiques.

Ce projet pourrait aller plus loin encore avec l’adoption d’une loi de programmation en faveur de l’économie sociale et solidaire, pour en sécuriser les secteurs prioritaires au moyen d’une co-construction de l’action publique et d’un financement pluriannuel. Il pourrait aussi généraliser la garantie d’emploi territoriale contre le chômage de longue durée ou encourager la démocratisation de l’entreprise par la promotion du modèle des Scop, y compris en adaptant les dispositifs réglementaires et fiscaux dédiés aux employee stock ownership plan (Esop) du monde anglo-saxon, ou des sociétés anonymes à participation ouvrière (Sapo) qui confèrent des droits de vote et de participation aux bénéfices des salariés, comme nous le défendons14Timothée Duverger et Thierry Germain, « Pour contrer durablement l’extrême droite, priorité aux solidarités », Fondation Jean-Jaurès, 27 juin 2024..

Le reflux de l’extrême droite passera, comme à chaque fois, par le renouveau de la République sociale, laquelle doit porter des réformes de progrès et le faire en coopération avec la société civile. C’est la condition indispensable d’une réconciliation des Français avec la République et ce sera la mission à laquelle devrait s’atteler un nouveau front solidaire.

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