Au cœur du débat public ces derniers jours à travers le sujet des aides sociales, la lutte contre la pauvreté passe aussi par les assiettes. Nous avons posé trois questions à Claire Hédon, présidente de l’association ATD Quart Monde, qui nous éclaire sur la façon de lutter contre le séparatisme social qui s’exerce dans l’alimentation.
Quels sont les obstacles au « manger bien » quand on est pauvre ?
Claire Hédon : Se nourrir résulte d’une dynamique complexe d’éléments : aspects individuels (goûts, aspects psychologiques, préférences), patrimoine culturel (valeurs, accès à l’information), contexte social (sentiment d’appartenance à un groupe), environnement alimentaire (offre alimentaire, équipements culinaires), niveau socio-économique qui va conduire ou non à prioriser entre satiété, plaisir, praticité, etc.
Lors des échanges avec les militants d’ATD Quart Monde, on distingue deux catégories de difficultés d’accès à l’alimentation. En premier lieu, celles qui sont facilement identifiables telles que la barrière financière, l’inadéquation de l’offre ou les obstacles matériels – le lieu pour cuisiner ou pour déjeuner est inexistant, inadéquat ou exigu ; le travail non qualifié, les petits boulots empêchent les parents d’être présents au moment des repas. Puis, celles, plus subtiles, qui créent des tensions autour du « se nourrir ». La précarité peut en effet avoir des impacts sur l’accès à ce « bien manger » en mettant à mal le rôle social et structurant de l’alimentation pour un individu : plaisir et convivialité d’un repas pris ensemble peuvent disparaître à cause de la perte d’une appartenance sociale ou d’une situation de précarité. Lorsque se nourrir relève d’une préoccupation et est une source quotidienne de stress et de peur, il devient impossible de penser à se nourrir bien. Or l’alimentation est fondatrice de la construction de son identité… D’après les témoignages des militants d’ATD Quart Monde, il semblerait que le cumul des différentes tensions autour de l’alimentation peut conduire à l’enfermement des personnes dans un cercle vicieux qui les maintient dans la pauvreté et l’exclusion.
Comment permettre aux personnes en situation de précarité l’accès à une alimentation durable ?
Claire Hédon : Une alimentation équilibrée à base de produits sains ne doit pas être l’apanage des catégories sociales favorisées. Les ménages les plus modestes doivent pouvoir y accéder. Or, une part croissante de nos concitoyens (environ 3,5 millions en 2012) se voit contrainte d’avoir recours à l’aide alimentaire pour satisfaire ce besoin vital de nourriture. Plus globalement, ce sont près de 6 millions de Français qui se trouvent aujourd’hui dans une situation d’insécurité alimentaire.
Une alimentation durable repose, selon la FAO, sur des dynamiques de production et de consommation qui contribuent à la sécurité alimentaire et nutritionnelle des générations présentes et futures, qui protègent la biodiversité et les écosystèmes et « sont culturellement acceptables, économiquement équitables et accessibles à tous ». Par essence, une alimentation durable devrait être accessible aux personnes en situation de précarité…
Il faut donc penser les circuits alimentaires durables comme des circuits qui n’assujettissent pas les personnes en situation de précarité à consommer les produits et surplus issus d’une filière économique imposée. Ces circuits durables doivent réaliser le droit à l’alimentation et laisser place à une véritable solidarité alimentaire. Par exemple, les circuits courts sont des lieux où il est plus facile de nouer des liens avec les acteurs agricoles et de redonner du pouvoir d’agir à chaque personne.
Consommer durablement socialement et consommer durablement environnementalement sont liés et fondamentaux pour rétablir les dynamiques fragilisées de la précarité.
L’alimentation durable peut-elle constituer un facteur d’inclusion sociale ?
Claire Hédon : « Se nourrir et nourrir les siens » est une préoccupation majeure et douloureuse pour les plus pauvres. Mais cette préoccupation peut se transformer en une chance lorsque l’acte de se nourrir débouche sur une dynamique durable fondatrice de l’identité individuelle, du lien social et de l’appartenance citoyenne. Les plus pauvres considèrent ainsi la reprise d’une autonomie alimentaire et l’accès à une alimentation durable comme moteur d’inclusion sociale. Lorsqu’ils n’ont plus peur de la faim, leur dynamique personnelle autour de la nourriture se reconstitue et les conduit à des processus d’inclusion qui conduiront alors à leur participation à la société comme citoyens à part entière. Sur toutes ces questions, je vous conseille vivement l’étude que nous avons publiée en 2016 dans l’un des numéros de notre Revue Quart Monde, « Se nourrir lorsqu’on est pauvre », menée avec des militants d’ATD Quart Monde.