L’abstention ne touche pas les différents électorats de la même manière, les uns étant déjà surmobilisés quand les autres demeurent apathiques. Si cela s’en ressent dans les sondages actuellement, il n’en demeure pas moins que certains candidats possèdent des réserves de voix – des électeurs potentiels – plus importantes que les autres : des électeurs ayant affiché une préférence de vote, mais n’étant pas encore sûrs d’aller voter.
Le débat politique actuel, en vue de la présidentielle du printemps prochain, est focalisé sur la « course de petits chevaux » entre les différents candidats et ce encore plus depuis qu’Éric Zemmour est venu chambouler le paysage politique. Pour autant, journalistes et commentateurs politiques semblent oublier que le fait majeur des dernières élections en date, les régionales, concernait l’abstention. À l’occasion de ces élections, seul un Français sur trois s’était déplacé, et cela avait considérablement modifié la donne électorale en handicapant par exemple sérieusement le parti de Marine Le Pen.
Jusqu’à présent, la présidentielle demeure largement épargnée par le phénomène abstentionniste, comme on le constate sur le graphique 1. Pour autant, rien ne dit que la désaffection électorale ne va pas finir par toucher l’élection présidentielle au printemps prochain. À l’heure actuelle, la certitude d’aller voter n’est que de 60% chez les Français. Si la situation n’évoluait pas, nous serions donc en présence de 40% d’abstention en avril prochain.
Graphique 1. Taux d’abstention selon le type d’élections, en France, depuis 1965
Or, une campagne électorale n’est, en effet, pas seulement faite de transferts de voix entre les différents candidats, elle consiste également à mobiliser son propre électorat. C’est ce que nous allons traiter dans cette note.
Pour ce faire, nous nous basons sur l’enquête électorale de l’institut de sondage Ipsos pour Le Monde et la Fondation Jean-Jaurès. Dans cette enquête, nous avons demandé à la fois aux répondants quel serait leur choix de candidat au printemps prochain et quelle était leur certitude d’aller voter sur une échelle de 0 à 10. Les intentions de vote médiatisées par les instituts ne concernent que les personnes certaines d’aller voter – celles ayant mis la note de 10/10 à la question sur la certitude du vote –, pour autant il est opportun de s’intéresser aux électeurs potentiels. Ces électeurs potentiels sont ainsi ceux ayant déclaré une intention de vote, mais dont la certitude du vote n’est pas totale. On distingue ainsi les « presque certains d’aller voter » (note de 9/10), les abstentionnistes potentiels (note de 6 à 8/10) et les abstentionnistes probables (note de 0 à 5/10). Comment se répartissent ces électeurs potentiels dans l’électorat ?
Qui sont les citoyens les plus mobilisés à l’heure actuelle ?
Comme nous pouvons le constater sur le graphique 2, la structure de l’abstention potentielle lors de la prochaine élection présidentielle prend à l’heure actuelle une tournure largement générationnelle.
Graphique 2. Structure de la participation en fonction de l’âge
Alors que la certitude d’aller voter est de 72% chez les plus de soixante ans, elle tombe à 43% chez les moins de trente-cinq ans. À l’inverse, les abstentionnistes probables et potentiels représentent 45% de la jeune génération contre seulement 16% des plus de soixante ans. Cela vient confirmer une situation déjà constatée lors des régionales de juin dernier. À cette occasion, les soixante-cinq ans et plus avaient pesé dans les urnes 1,4 fois leur poids dans la population, quand les moins de trente-cinq ans pesaient deux fois moins que leur poids démographique, selon des calculs effectués par le politiste Vincent Tiberj.
L’abstention potentielle lors de la prochaine élection présidentielle prend également une tournure sociale, tant les différents groupes sociaux n’envisagent pas de participer avec la même intensité (graphique 3).
Graphique 3. Structure de la participation en fonction de la classe sociale
Si la certitude de participer atteint 74% chez les retraités et 60% chez les cadres supérieurs, elle baisse drastiquement au sein des groupes plus défavorisés de la population. Ce ne sont en effet que 52% des employés, 50% des ouvriers, 51% des inactifs et 35% des agriculteurs exploitants qui sont certains de se déplacer pour voter l’an prochain.
La participation différentielle en fonction des critères de l’âge et de la situation socioprofessionnelle s’annonce donc déjà comme étant un aspect central de la prochaine présidentielle et, comme nous allons le voir dans la prochaine section, cela risque de ne pas impacter tous les candidats de la même manière.
Comment l’abstention impacte le potentiel électoral des différents candidats ?
Les intentions de vote déterminées par les instituts de sondage sont calculées sur les Français se déclarant certains d’aller voter, soit, à l’heure actuelle, 60% du corps électoral. Dans ces conditions, le paysage politique prend aujourd’hui la forme suivante (graphique 4).
Graphique 4. Intentions de vote pour le premier tour de la prochaine présidentielle
Si Emmanuel Macron se qualifie aujourd’hui assez facilement pour le second tour, le duel est beaucoup plus serré pour la seconde place entre Éric Zemmour (15%), Marine Le Pen (14%) et Xavier Bertrand (12%).
Pour autant, les forces politiques ne mobilisent pas à l’heure actuelle leur électorat avec la même intensité. En effet, si des personnes déclarent des préférences en termes d’intention de vote, elles peuvent pour autant ne pas être certaines de vouloir se déplacer. Avoir un électorat potentiel important, qui n’est donc pas comptabilisé dans les enquêtes d’opinion aujourd’hui, peut s’avérer être un vrai atout pour les candidats, à condition bien sûr qu’ils soient en mesure de le mobiliser d’ici le premier tour de l’élection.
Graphique 5. Structure de la participation en fonction du choix de vote affirmé
Comme on peut le constater sur le graphique 5, il existe des différences sensibles dans la mobilisation des électorats des candidats à la fonction politique suprême. C’est pour Éric Zemmour que les réserves de voix sont les plus réduites : 70% des électeurs du polémiste candidat sont déjà certains d’aller voter, des chiffres assez similaires à ce que l’on retrouve chez Xavier Bertrand (69%) et chez Emmanuel Macron (67%). C’est là un point potentiellement positif pour Marine Le Pen, dans son duel actuel avec Éric Zemmour pour accéder au second tour : son électorat potentiel est plus important que celui de Zemmour. Seuls 64% des Français déclarant voter pour elle sont à l’heure actuelle certains de se déplacer contre 70% pour Éric Zemmour. 36% de l’électorat potentiel de Marine Le Pen reste donc mobilisable pour la candidate du RN, contre seulement 30% pour Éric Zemmour.
Mais c’est bien à gauche que l’électorat potentiel est le plus développé. Seuls 61% des électeurs de Yannick Jadot et 55% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon sont absolument certains de se déplacer. À l’heure actuelle, ces chiffres expliquent le faible score des deux candidats dans les sondages : 33% des personnes déclarant préférer Jean-Luc Mélenchon aux autres candidats sont des abstentionnistes probables ou potentiels. Cela montre pourtant que si ces candidats sont à même de faire une bonne campagne électorale, ils seront peut-être en mesure de ramener aux urnes un électorat acquis, mais désabusé.
On remarque par ailleurs que la problématique qui se pose à Jean-Luc Mélenchon et à Yannick Jadot illustre bien des différences majeures entre la gauche et la droite.
Graphique 6. Structure de la participation en fonction de son autopositionnement politique
Comme on le constate sur le graphique 6, les électeurs de droite sont bien plus mobilisés à l’heure actuelle que ne le sont les électeurs de gauche. 66% des premiers sont ainsi certains d’aller voter, contre seulement 57% des seconds. Au contraire, 13% des sympathisants de la gauche peuvent être considérés à l’heure actuelle comme des abstentionnistes probables, alors que ce chiffre tombe à 5% pour les sympathisants de la droite.
Conclusion
Pourtant absente des débats aujourd’hui, l’abstention risque de jouer un rôle majeur lors de la prochaine présidentielle. À l’heure actuelle, seuls six Français sur dix sont certains d’aller voter, les jeunes et les classes populaires se tenant encore relativement éloignés de l’isoloir.
Ce phénomène n’est par ailleurs pas sans conséquence sur les grands équilibres électoraux, tant elle touche de manière différente les candidats. Si les électorats de droite sont déjà surmobilisés, ceux de gauche restent encore largement indécis quant à leur participation finale. À l’heure actuelle, cette mobilisation électorale constitue un facteur de puissance pour la droite. Mais la campagne est encore longue et certains candidats de gauche peuvent ainsi espérer mobiliser pendant ce laps de temps un électorat acquis mais apathique. De là à entrevoir la porte du second tour ?