Comment penser la question sociale demain ? Quel regard portent les jeunes sur les enjeux sociaux ? Dans cette note, Philippe Campinchi et Denis Maillard montrent à quoi ressemblera le paysage des acteurs de la question sociale dans les vingt prochaines années, et s’appuient notamment sur une enquête d’opinion réalisée par l’Ifop sur le sujet.
Social demain est un programme annuel d’échange, de réflexion et de formation d’une « promo » de cinquante personnes de moins de trente-cinq ans. Toutes s’intéressent aux questions sociales sous leurs formes diverses (relations sociales et de travail, solidarité, insertion professionnelle, syndicalisme, mouvement social et engagement politique, justice sociale et climatique, conseil, expertise, droit social, etc.).
Ce programme a été imaginé et développé par Temps commun, une agence d’intelligence collective spécialisée dans l’analyse sociale et sociétale, avec le soutien bienveillant de plusieurs partenaires.
Le dispositif propose des rencontres entre membres de la promo et des personnalités du social. Il offre aussi la possibilité de porter un regard tout particulier sur l’engagement d’une partie de la génération des 18-35 ans. Au programme des rencontres de la promo 2021 de Social demain :
- des rencontres-débats, avec la participation de Laurent Berger (secrétaire général de la CFDT) et Philippe Martinez (secrétaire général de la CGT) ;
- des retours d’expérience, avec la présence de Myriam El Khomri (ancienne ministre du Travail) ;
- des masterclasses et des groupes de lecture ;
- des séances du Ciné social club ;
- a rédaction d’un « rapport d’étonnement » par les membres de la promo.
Cette note s’inscrit dans la continuité de l’analyse liminaire intitulée À la recherche d’une génération sociale, publiée l’année dernière, portant sur la première cohorte de Social demain. Elle s’appuie, cette année encore, sur les résultats du sondage « Le regard des jeunes sur les enjeux sociaux » réalisé avec l’Ifop.
Métamorphose de la question sociale
L’objectif de Social demain est de sensibiliser des représentants de la nouvelle génération à la transformation de la question sociale. En effet, la question sociale, telle qu’apparue au début de l’ère industrielle, a évolué. Ce renouveau s’illustre à travers deux moments que nous traversons collectivement.
Le mouvement des « gilets jaunes »
Le mouvement des « gilets jaunes » marque, sur fond de transition énergétique, le retour de la question sociale. À la différence de la question sociale telle qu’apparue au XIXe siècle, la nouvelle question sociale est aujourd’hui formulée en dehors de l’entreprise, lieu emblématique du conflit capital-travail. Les scènes de mobilisation ne se jouent plus au sein de l’entreprise mais dans ces nœuds de communication et de flux logistiques que représentent les ronds-points et les péages d’autoroute.
Ce mouvement social, moins marqué par l’attente d’un meilleur partage des richesses que par une demande de reconnaissance, fait, pour la première fois, de la consommation un enjeu de contestation sociale. En effet, la politisation des modes de vie s’est révélée très clivante au sein de la société française. Une part croissance des individus, influencés par une nouvelle catégorie d’acteurs auto-désignés comme « activistes », cherche à mettre en conformité ses modes de consommation avec ses idées politiques, sociales ou environnementales.
La pandémie de la Covid-19
La pandémie de la Covid-19 constitue le second élément du nouveau paysage social français. Le confinement a brusquement soulevé la question de l’utilité sociale des métiers et celle du sens au travail, notamment effectué à distance. Ces deux interrogations semblent être le propre de la société de services, dans laquelle travailleurs du logiciel et ceux de la logistique – pour reprendre la distinction du philosophe Pascal Chabot – sont inextricablement liés par le besoin qu’ils ont les uns des autres. Autrement dit, avec la pandémie, ce que nous avons désigné comme « le back office de la société de services » s’est invité au cœur de la réflexion sociale.
Approcher le social
Ces deux temps d’un mouvement complexe mais relativement homogène conduisent ainsi à approcher le périmètre du social d’une manière différente, notamment au regard de la question climatique. Celle-ci semble, chez une bonne partie de la jeunesse éduquée, écraser de son urgence la scène d’ensemble au point de relativiser la fameuse question sociale, ou de la rendre moins aiguë. Quand bien même les militants de la cause écologique disent explicitement ne pas jouer « la fin du monde » contre « la fin du mois », il y a loin du vœu théorique à l’action pratique.
Tout concourt donc à reprendre l’écheveau, c’est l’objet même de Social demain. Mais encore faut-il s’entendre sur l’acception de ce mot polysémique : le « social ».
Le social de Social demain
Le constat établi sur le bousculement des frontières du social impose de facto une double contrainte dans la recherche de celles et ceux qui peuvent porter leur candidature au dispositif. D’une part, recouvrir un large terrain d’expériences ou d’actions afin de ne pas passer à côté d’initiatives ou d’innovations. D’autre part, casser les silos des statuts et des fonctions officielles du social pour s’obliger à tourner le regard vers de nouveaux acteurs.
Une définition large du social
La définition du « social » que nous avons choisi de retenir est la suivante : « toutes les initiatives, actions et innovations qui ont une relation, un impact ou se confrontent avec l’entreprise publique, privée ou relevant de l’économie et social, mais aussi les collectivités et les institutions. C’est-à-dire tout ce qui concerne le “collectif de travail”, le dialogue social, les relations et l’organisation du travail, le management, les relations sociales et sociétales (RSE), l’emploi, l’insertion et la protection sociale. »
Redoutant de proposer une définition trop restrictive par rapport à ce que les Français, et notamment les plus jeunes, entendent par le terme « social », nous leur avons posé la question.
Plusieurs familles de significations liées au social se dessinent. Comme l’année dernière, celles qui donnent à ce mot la signification la plus large dominent :
- la solidarité (assistance, partage, générosité, etc.) : 48% des sondés citent un de ces items en premier ;
- le collectif (société, dialogue, égalité, etc.) : 32% le citent en premier ;
- la protection (justice, progrès) : 8% la citent en premier ;
- le conflit (grève, lutte, etc.) : 8% également ;
- le travail (salaire) : 4%.
Sans surprise, les termes « solidarité », « assistance » et « collectif » arrivent en tête des citations ; « protection » et « solidarité » gagnant respectivement six et cinq points par rapport à l’année dernière. L’enquête réalisée en pleine crise sanitaire explique sûrement en partie de tels résultats.
Une définition du social plus apaisée chez les jeunes
Cette année encore, et malgré une situation difficile depuis plusieurs mois, la génération des 18-35 ans reste attachée à une définition du social apaisée, solidaire et peu conflictuelle ; loin des conjectures médiatiques sur la révolte, le passage à l’acte ou la désobéissance et l’indocilité de cette génération.
À cet égard, le choix des influenceurs McFly et Carlito d’allouer les fonds récoltés par la monétisation de leur vidéo (réalisée à la demande d’Emmanuel Macron le 21 février 2021 pour rappeler les gestes barrière contre la Covid-19) aux Agoraé, ces épiceries solidaires de la FAGE (Fédération des associations générales étudiantes), est particulièrement significatif.
Le social, l’affaire des citoyens et de l’État
Ce constat est également à mettre en relation avec la question posée par l’Ifop sur l’identité des détenteurs de solutions en matière sociale : de qui le social est-il l’affaire ?
En matière écologique, des collectifs ont vu le jour à l’image de « Notre affaire à tous », l’enjeu étant d’essayer de fédérer autour de la question climatique. En matière sociale, en revanche, l’individu est d’abord ramené à lui-même puis aux bons soins de l’État.
En effet, entreprises et syndicats ne semblent plus faire l’affaire, ces derniers accusant un recul de quatre points, comme si la pandémie les avait rendus invisibles et muets. Les associations semblent être, elles aussi, en perte de vitesse, malgré une remontée fébrile dans le sondage. Il apparaît ainsi que « les citoyens comme [moi] » et, bien sûr, l’État, respectivement à 41% et 34%, se partagent le monopole du social. Entre les deux, tout laisse à penser que la crise des corps intermédiaires ne fait que s’accentuer.
Casser les silos : les dix catégories de Social demain
Il nous est alors apparu nécessaire de casser les silos des statuts et des fonctions officielles du social pour étudier de nouveaux acteurs. Nous avons retenu pour cela dix catégories différentes au sein desquelles il était possible de candidater :
- associatifs (responsables associatifs et d’ONG, etc.) ;
- employeurs (DRH, RRH, DRS, responsables de la RSE, de la QVT, DG de Scop, etc.) ;
- entrepreneurs (dirigeantes, dirigeants de start-up à visée sociale, de la social tech ou d’appli RH, d’entreprises sociales, etc.) ;
- institutionnels (membres de l’Inspection du travail, des prud’hommes, du Conseil d’État, de la Cour des comptes, de l’IGAS, d’organismes de protection sociale, de la médecine du travail, élèves En3S mais aussi membres du CESE et des CESER, etc.) ;
- intermédiaires (avocates, avocats, coachs, consultantes, consultants, expertes, experts, médiatrices et médiateurs, etc.) ;
- intellectuels (universitaires – économistes, juristes, sociologues, etc. –, ou chercheures, chercheurs sur le social, etc.) ;
- personnalités (essayistes, plumes, leaders sur les réseaux sociaux, artistes, photographes, réalisatrices et réalisateurs, journalistes, etc.) ;
- politiques (responsables politiques, élues et élus ou conseillères et conseillers, etc.) ;
- représentants (syndicalistes, membres des IRP, animatrices et animateurs ou leaders de mouvements et de conflits sociaux, etc.) ;
- autres (le dispositif se voulant ouvert aux innovations, cette catégorie se justifie par l’attention portée à toute initiative non encore répertoriée).
Une promo qui, au départ, se connaît peu
L’enjeu est ainsi de relativiser les effets de réseau et de l’entre-soi pour permettre une confrontation des regards sur ce même objet que constitue le social. De cette façon, à l’entrée du dispositif, les membres de la promo se connaissent peu. Cependant, leur niveau homogène d’éducation favorise l’échange et le débat entre eux.
Le résultat d’un questionnaire visant à savoir « qui connaît qui ? » dans cette nouvelle promo révèle que près de 80% d’entre eux ne connaissent presque personne. En effet, ils sont vingt-cinq (la moitié de l’effectif) à ne connaître aucun autre membre de la promo et quatorze à n’en connaître qu’un, soit personnellement, soit de réputation.
En revanche, quatre d’entre eux semblent en connaître bien plus. Une personne dit en connaître dix-sept, une autre douze, un troisième onze et un dernier six. Ces personnes les connaissent essentiellement de réputation, autrement dit, ils ont lu ou vu, souvent via la presse ou les réseaux sociaux, quelque chose sur eux.
Cette situation peut signifier trois choses. D’une part, certains parmi les membres de la promo sont tout simplement plus curieux et cultivent particulièrement leur réseau. Toutefois, si l’on regarde plus en détail, les interactions de celles et ceux qui disent connaître « personnellement » le plus de membres de la promo, on revient rapidement sur le constat d’origine : un seul d’entre eux en connaît trois et trois en connaissent deux. Ces résultats sont sensiblement les mêmes que l’an dernier. D’autre part, un certain nombre d’entre eux, par leur engagement ou leur activité, arrivent à être relativement visibles dans la société, dans les médias ou sur les réseaux sociaux. Par exemple, au sein de la promo, une personne est connue de douze d’entre eux, mais vingt autres ne sont connus d’aucun.
Enfin, cette partie de la jeunesse engagée est confrontée à un élément que les militants d’hier ne semblaient pas connaître : l’absence de réelle porosité entre couches sociales et mouvements politiques ou sociétaux transversaux.
Auparavant, les organisations politiques constituaient des lieux d’ouverture : la cellule ou la section permettait aux étudiants de rencontrer des cheminots ou des ouvriers. Les connaître, voire s’immerger en elles, constituait même un devoir militant. Ainsi, ces rencontres permettaient de multiplier les points de vue et de donner voix au plus grand nombre. De plus, rares étaient les militants d’une seule et unique cause, ce qui offrait un horizon de sens à toute vie engagée. De fait, malgré l’absence de réseaux sociaux, les jeunes leaders d’antan se connaissaient tous et disposaient de davantage d’espaces pour se rencontrer.
Les engagés d’aujourd’hui ne disposent plus de ces matrices. Un cloisonnement semble s’être opéré. Ces silos d’engagement dessinent alors une ligne de fracture très forte, difficile à reconquérir. D’où, en retour, cette fascination pour une notion comme l’intersectionnalité, version docte de la fameuse convergence des luttes, qui n’est jamais autant brandie que lorsqu’elle s’avère impossible. La spécialisation des savoirs et des causes ainsi que le coût modique d’accès ou de retrait de la mobilisation, via les like et les photos sur les réseaux sociaux ou l’usage de sa carte bancaire, ne concourent pas à ce dépassement. Voilà ce qui rend le dispositif Social demain d’autant plus utile.
Portrait de la promo 2021 de Social demain
Afin de bâtir cette seconde édition de Social demain, les organisateurs ont identifié – à partir d’articles de presse, de bouche-à-oreille, de la mobilisation des partenaires du dispositif ou d’une recherche sur les réseaux sociaux – 851 personnes de moins de trente-cinq ans susceptibles d’intégrer le programme. Un message personnalisé visant à les inciter à faire acte de candidature a été envoyé à chacune d’entre elles.
Après examen des candidatures recevables et complètes, 112 dossiers (57 femmes et 55 hommes) ont été soumis à l’évaluation de trois « instructeurs » chacun (l’année précédente, seuls deux instructeurs avaient examiné les candidatures). Alors que l’an dernier, cette phase de la sélection avait mobilisé 25 instructeurs, ce sont cette année 60 instructeurs (dont une quinzaine de la promo précédente) qui ont évalué les candidatures.
Sur les 112 évaluations, Temps commun a retenu les 58 candidatures les mieux évaluées. Sur ces 58 dossiers, un parfait équilibre entre femmes (29) et hommes (29) a été obtenu naturellement – ce que nous avons tenu à conserver dans le choix final des 50 qui ont intégré la promo. Le jury, co-présidé par Claire Guichet et Pierre Ferracci, a finalement validé 51 candidatures (puisque deux personnes se présentaient au nom d’un collectif). La moyenne d’âge est de trente ans et cinq mois contre trente ans et deux mois pour la promo de l’année dernière.
Qu’observe-t-on à la lecture de cette première sélection ?
Des diplômés des grandes métropoles
En termes de répartition territoriale : dix d’entre eux habitent en région Rhône-Alpes, dont un certain nombre dans le département du Rhône, trente-huit en Île-de-France ou à Paris, un à Mayotte. Malgré une meilleure répartition territoriale que pour la promo précédente, le cru 2021 reste marqué par la surreprésentation des grandes métropoles.
Quant à la dimension internationale, si elle était l’un des points faibles de la première promo, cette année, les choses sont un peu différentes : plusieurs candidatures ont une dimension sinon internationale du moins européenne. Une candidate, par exemple, vient d’Espagne, tandis qu’un autre plaide pour le service civique européen.
Le diplôme demeure le sujet le plus complexe à traiter dans notre appel à candidatures puisque nous avons quasiment 100% de diplômés – cela reflète bien évidemment la massification de l’éducation supérieure en France mais pas seulement. Compte tenu du nombre de candidats à notre programme diplômés au niveau master (bac +4-5), nos filières d’identification des candidatures doivent encore s’améliorer à ce niveau-là. D’autant que les « sans diplôme » n’étaient pas non plus présents dans les candidatures écartées. Et lorsque nous avons des représentants de travailleurs invisibles, comme celles et ceux du Collectif Inter-urgence, il s’avère que le diplôme est la condition sine qua non pour exercer leur métier.
Soulignons toutefois une évolution par rapport à la première édition : même diplômés, plusieurs candidats sont issus du monde du travail manuel. Là encore, ces jeunes avec un engagement au service de leur métier ont commencé leur parcours avec un CAP en apprentissage pour atteindre, neuf ans plus tard, le sacro-saint niveau du bac +5.
D’une manière générale, les candidats exercent des métiers ou des engagements professionnels et sociaux allant de cadres des fonctions classiques dans les entreprises ou les administrations jusqu’à des postes qui reflètent l’essor d’un capitalisme d’innovation. Un capitalisme qui cherche à disposer d’un impact social positif sur la société et génère de nouveaux métiers tels que consultants spécialisés, chercheurs, ingénieurs et informaticiens, spécialistes des données, entrepreneurs de l’économie sociale et solidaire, responsables d’association et activistes.
Autant de métiers que Robert Reich, le secrétaire d’État au Travail de Bill Clinton, appelait des « manipulateurs de symboles », ces travailleurs intellectuels influents ou que Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely, dans leur dernier livre Génération surdiplômée, désignent comme la « classe créative », la « classe culturelle » ou « les 20% ». En effet, diplômés, influents et engagés, ils produisent des normes, symboles et modes de vie qui se diffusent dans le reste de la société. Au risque parfois d’alimenter certaines fractures lorsque ces aspirations divergent de celles d’une autre jeunesse, moins ou pas diplômée.
Dans un entretien au journal Le Monde du 26 janvier 2021, les deux auteurs de Génération surdiplômée expliquent que ce qui caractérise cette génération, « c’est leur capital culturel, leurs représentations, leur imaginaire, leur mode de vie ». Mais ajoutent-ils aussitôt : « Alors que les cursus universitaires longs invitent plutôt à l’ouverture culturelle, ces nouveaux diplômés […] vivent beaucoup entre eux. Ils se mettent en couple entre eux et sont éloignés des couches populaires. Dans leur travail, ils ne fréquentent souvent que des personnes ayant un même niveau de diplômes. Ils sont alors dans un entre-soi […]. Le risque, c’est que ces diplômés plaquent sur l’ensemble de la société un mode de vie qui leur soit propre. »
Une promo confiante en l’avenir
Les membres de la promo Social demain expriment peu d’angoisse sur l’avenir. S’ils se disent préoccupés par les enjeux environnementaux et sociétaux, ils ne manifestent, en revanche, quasiment aucune inquiétude quant à leur avenir professionnel ou personnel, ni aucune tendance à la collapsologie. S’ils ont pu être angoissés par la force des événements, ils sont passés à autre chose. L’un d’entre eux explique : « J’ai passé la phase de la déprime de la prise de conscience ; ça n’apporte rien d’être angoissé. » Place à l’action !
Dans l’introduction du « rapport d’étonnement » rédigé par la première promo, nous caractérisions déjà le premier groupe comme une « promo de “doers” ou, si l’on préfère une expression moins datée et péjorative, de “makers” baignant dans “l’âge du faire” ». Cette tendance s’amplifie.
Dans ce domaine, ce qui les caractérise collectivement, c’est la grande latitude dont ils semblent disposer pour leurs choix de vie. Leurs diplômes et réseaux facilitent leur insertion sur le marché du travail et la mobilité géographique dont ils bénéficient leur offre la possibilité d’habiter où ils le décident. Une majorité d’entre eux a d’ailleurs déjà eu une expérience d’étude ou de travail hors de France.
Leur mode de vie idéal se satisfait donc d’un équilibre entre le « bien-vivre », le « bien-être » et le « bien-faire ». Dans l’ensemble, ils aspirent à cultiver leur individualité et leur autonomie ; une caractéristique que Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely n’avaient pas manqué de souligner dans leur ouvrage. Cependant, celle-ci pose un problème d’ensemble.
En effet, comme l’expliquent les deux auteurs, « l’écart entre les aspirations des super-diplômés et celles des catégories populaires se creuse. Les premiers ont tendance à penser au “monde d’après”, lorsque beaucoup, parmi les plus modestes et/ou les moins diplômés, espèrent simplement le maintien du monde d’avant. Sur des questions comme les rapports de genre, l’autorité, la réussite sociale ou la consommation, on a affaire à une vraie divergence des imaginaires au sein de cette jeunesse ».
Le programme Social demain est parvenu à casser les silos des statuts, des métiers et des engagements et même les silos géographiques. En revanche, le programme n’a pas réussi à briser cette barrière du diplôme qui constitue la nouvelle fracture sociale.
Les « gilets jaunes » représentent-ils la jeunesse ?
En étudiant le mouvement des « gilets jaunes » et en lisant le travail de Jean-Laurent Cassely et Monique Dagnaud, on remarque que les leaders du mouvement – Éric Drouet, Priscillia Ludosky, Ingrid Levavasseur, Maxime Nicolle… – ont moins de trente-cinq ans. Au regard des statistiques, ils incarnent la jeunesse. Médiatiquement et aux yeux du grand public, en revanche, ils ne sont pas reconnus comme tels car ils portent des combats datés qui ne font plus recette, à l’image de la lutte des classes.
Sur le papier, la convergence des luttes sociales et climatiques fonctionne. Mais, dans les faits, les catégories populaires ne voient pas les solutions portées par la jeunesse urbaine et diplômée comme s’appliquant à leur réalité.
Un engagement politique fort
Parmi les candidats retenus cette année, on observe un éventail beaucoup plus large d’engagements politiques. Après deux députés en 2020 (un LREM et LR), la promo 2021 compte un assistant parlementaire, un sénateur PCF, un élu local apparenté LR, mais aussi une militante de Génération.s, un ancien du MJS et un ancien de LREM, ainsi qu’une militante de Podemos et, enfin, le secrétaire général du Printemps républicain ainsi que l’un des cofondateurs du mouvement politique Nous Demain.
Indépendamment des engagements avérés et publics, la quasi-unanimité des membres de la promo manifeste un intérêt pour la politique. C’est sur ce point qu’ils sont le plus unanimes et que leur « envie de faire » se cristallise. Preuve en est, dans presque chaque entretien approfondi mené avec eux, la politique a été spontanément évoquée. S’ils hésitent toutefois entre la politique proprement dite et l’action associative, l’envie de militantisme et de plaidoyer est, quant à elle, particulièrement présente. Comme le dit l’une d’entre elle : « Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir une influence politique ; ensuite la façon de le faire, on verra… »
« Faire de la politique » est donc une tendance de fond de cette promo. D’ailleurs, le clivage gauche/droite est clairement assumé par ses membres.
À gauche, ceux-ci sont souvent plus engagés dans les nouvelles solidarités, l’économie sociale et solidaire et se montrent sensibles aux enjeux écologiques.
À droite, ceux-là se positionnent davantage en faveur d’un libéralisme économique. Une évolution est pourtant visible cette année. À la différence de la promo précédente, pour laquelle le social au sens large semblait être le monopole de la gauche, détentrice de fait du magistère de la parole légitime, cette année, de nombreuses positions politiques différentes augurent des débats intéressants. Aucun, en effet, n’imagine la politique sans discussions et débats.
Le vote, moyen d’action privilégié pour faire avancer une cause sociale
Cette valorisation de la politique, de l’action publique et de ses instruments apparaît assez contre-intuitive si l’on se fie à ce qui se dit de la génération des 18-34 ans. Les résultats du sondage Ifop tendent pourtant à appuyer cette observation.
Lorsque l’on interroge cette génération sur les moyens les plus efficaces pour faire avancer une cause, le vote et la rencontre avec les décideurs (70% pour les deux) figurent dans le top 5 des actions, toutes deux en hausse par rapport à l’année précédente. Ce score monte à 73% chez les diplômés et jusqu’à 75% pour les titulaires d’un master 2 ; contre 61% pour les personnes sans diplôme. Ce pourcentage s’élève même à 60% pour les proches de LFI ; quand les partisans du RN, pour leur part, accordent leur entière confiance au vote, à 76%.
Le sondage Ifop révèle aussi que de nouvelles formes d’actions tiennent tout à fait leur rang dans le palmarès de l’efficacité. Ainsi, « financer une cagnotte solidaire » est jugé efficace par 67% des répondants, gagnant neuf points en un an. De même, « publier des vidéos sur les réseaux sociaux » gagne cinq points à 64% d’efficacité. Jugé moins efficace, « se regrouper sur les réseaux sociaux » est pourtant plus utilisé (32%) que les deux autres items.
Dans le bas du tableau se trouvent les actions violentes (moins d’un quart les juge efficaces, 23%) et la désobéissance (moins dix points en un an). Ce qui est moins vrai, en revanche, pour les plus jeunes (18-24 ans : 26%), pour les catégories populaires (26%) et les personnes peu diplômées (41%) qui jugent que mener des actions de casse et de vandalisme est efficace. À noter toutefois que près de la moitié des chefs d’entreprise (49%) estiment, eux aussi, que mener des actions de casse et de vandalisme est efficace.
Finalement, les résultats de l’enquête dessinent un paysage militant assez classique où l’action la plus utilisée pour faire avancer une cause est aussi la plus démocratique : le vote. Il y a donc loin du discours sur la radicalité de la jeunesse à la réalité d’actions pacifiques dont le coût d’engagement reste modique, comme donner quelques heures de son temps (80%), créer une association ou mobiliser autour de soi. La cause peut être urgente ou radicale mais le répertoire d’actions reste mesuré.
De nouvelles formes de mobilisation
Des nouvelles formes de syndicalisme
À la différence de la première édition, divers représentants syndicaux ont fait acte de candidature. En 2020, l’UNSA et la CFDT étaient largement représentées avec deux UNSA dont une secrétaire générale adjointe d’une fédération et une secrétaire générale d’une union régionale et trois CFDT sur des postes salariés et non électifs, membres de la promo. Cette année, aucune candidature UNSA n’a été retenue. Quant à la CFDT, une seule candidature se retrouve parmi les 58. En revanche, un candidat juriste à la CFE-CGC, membre du CA de l’Unedic, vient remplacer une des membres de la dernière promo, juriste également pour la fédération CFE-CGC de la chimie.
FO et la CGT avaient été les grandes absentes de la première promotion. Cette année, l’intérêt de jeunes militants, adhérents ou experts de ces syndicats, est plus marqué.
Si tous n’ont pas passé le cap de la sélection par les instructeurs, la candidature d’un ancien secrétaire CGT du CCE-EDF, d’une juriste auprès de FO Cadres et d’une militante SUD, membre du Collectif Inter-urgence, ont été enregistrées.
À noter également, une candidature émanant du monde agricole, qui n’était pas représenté dans la première promo, avec la présence d’un ancien de la Confédération paysanne et du MRJC.
Enfin, plusieurs personnes engagées dans de nouvelles formes de syndicalisme ou de lutte ont déposé leur candidature. L’un d’eux est le fondateur du Printemps écologique (le premier éco-syndicat en France), un autre le porte-parole du Collectif des livreurs autonomes de Paris. Une membre du Collectif Inter-urgence (après son président l’année dernière) et une militante de la désobéissance civile (« décrocheuse » de portraits du président de la République pour alerter sur le respect des engagements de la France en matière de lutte contre le réchauffement climatique) ont, elles aussi, candidaté.
Par ailleurs, plusieurs candidats et candidates sont ou ont été des référents harcèlement sexuel, élus du personnel ou travaillant avec et pour les CSE.
S’agissant de la catégorie « représentants », deux candidatures se révèlent particulièrement intéressantes : celle du président de l’Association nationale des apprentis de France (ANAF), ainsi que celle du nouveau secrétaire général de la Fédération compagnonnique, une des fédérations de compagnons du Tour de France.
Un grand nombre de candidats sont passés par des organisations étudiantes.
Cette année encore, nombreuses sont les candidatures d’anciens de l’UNEF ou du bureau national de la FAGE et même de l’ancien président de Promotion et défense des étudiants PDE (organisation représentative étudiante concurrente). Concernant la FAGE, une seule candidature a été retenue : celle d’une ancienne vice-présidente qui a ouvert deux Agoraé, ces épiceries sociales et solidaires pour étudiants tenues par des étudiants eux-mêmes. En revanche, pour la promo 2021, aucune candidature d’anciens syndicalistes lycéens n’a été déposée.
La plupart des candidats retenus ont été délégués de classe : 54% d’entre eux, soit un peu moins que l’année précédente (63%) mais bien au-dessus de la moyenne nationale qui tourne autour d’un tiers des Français.
La défense de causes sociales
Au-delà des sensibilités politiques, certaines thématiques sociales apparaissent dans les dossiers examinés. Les causes de l’égalité de genre et de l’environnement sont largement partagées par de nombreuses candidatures, au point de se demander si, au sein de la génération montante, une large part du « social » n’est pas retenue dans ces seuls engagements, avec la cause LGBTQ+.
Au-delà de ces causes, un intérêt marqué se manifeste pour : la lutte contre la corruption (Sherpa), l’insertion professionnelle en général (Activ’Action) et l’aide à l’insertion des réfugiés en particulier, mais aussi les questions de pauvreté ou de précarité (notamment à travers l’accessibilité au numérique, identifié comme un risque en tant que tel), les questions de formations et de compétences (Learn Assembly), ou encore les modèles structurants et innovants de coopération économique et sociale à impact, en particulier les joint-ventures sociales, sur un large périmètre territorial et sectoriel (Socialcobizz).
N’oublions pas de préciser que cette année, pour la première fois, la protection sociale est représentée. Enfin, au sein de la catégorie « associative », des représentants d’ONG telles que Oxfam ou Action contre la faim et de nouvelles associations de l’ESS ont candidaté.
Des catégories professionnelles mieux représentées cette année
Cette année, un plus grand nombre de personnes se sont portées candidates dans la catégorie « intellectuels ». Parmi eux, se trouvent des chercheurs, enseignants, philosophes et, pour la première fois, un journaliste de News Tank RH.
Entrepreneurs et employeurs sont aussi mieux représentés cette année avec plusieurs candidatures issues de l’entrepreneuriat social. Du côté des entreprises, les DRH de grandes entreprises (SNCF, Air France) cèdent, cette fois-ci, le pas à des directeurs et responsables des relations sociales (Carrefour, Seb, Exterion Media) et à des responsables RH (Fuji Film Medical, Akuo Energy), et même à un responsable de l’épargne salariale (SNCF).
Enfin, la catégorie « intermédiaires », avec une dizaine de candidatures, est cette année encore largement représentée.
Si l’on notait, l’année dernière, une bonne représentation des consultants (notamment issus de cabinets d’expertise), ce sont, cette année, les avocats en droit social et droit du travail qui ont fait massivement acte de candidature. Cette présence tient vraisemblablement compte de la réalité de la judiciarisation de la société et de la place symbolique qu’occupe le droit au sein du social. Le choix fait est celui de tenir compte de la spécificité des expertises de chacun et de l’apport de celles-ci à la promo.
Quelle mobilité sociale pour demain ?
La première rencontre avec l’ensemble de la promo est le moment choisi par les organisateurs pour poser une question inattendue ou décalée. Cette année, la question posée portait sur leurs grands-mères : que faisaient-elles et quel genre de femmes étaient-elles ? Cette interrogation a beaucoup surpris. Sans enjeu, ce type de question permet de délier les langues et se révèle particulièrement éclairant pour analyser les enjeux passés, présents et futurs de la mobilité sociale.
Des trajectoires géographiques familiales diverses
Sur les cinquante membres de la promo, vingt d’entre eux – 40% – évoquent au moins une grand-mère ayant un lien avec un pays étranger. Et, pourtant, l’Algérie, alors département français, et le Maroc, sous protectorat français à l’époque de leurs grands-parents (mis à part deux personnes issues de l’immigration dont les grands-mères sont elles-mêmes natives du Maroc), n’ont pas été comptés. L’Allemagne, l’Italie et surtout l’Espagne (dont ils sont plusieurs à en avoir des origines, souvent en lien direct avec la guerre) sont les pays les plus cités.
Sans surprise, il s’agit de pays frontaliers à la France. L’arrivée d’Italiens et de Polonais au lendemain de la Première Guerre mondiale, puis l’entrée d’Arméniens, d’Allemands et d’Espagnols dans les décennies suivantes ont fait de la France l’un des plus grands pays d’immigration européenne de la première moitié du XXe siècle. Ainsi, en France, 20% à 25% des Français ont un lien avec l’immigration sur deux générations ; la promo 2021 vérifie ces chiffres. La mobilité géographique de ces grands-mères, alors jeunes adultes entre la guerre d’Espagne (1936) et la guerre d’Algérie (1954), en passant par la Second Guerre mondiale (1939), est donc largement liée aux soubresauts tragiques de l’Europe. En ce qui concerne les petits-enfants de grands-mères nées hors de France, ils sont assez largement issus, par leurs parents, de l’immigration professionnelle portugaise et maghrébine.
Si la mobilité d’une partie de ces grands-mères a été forcée, la relative immobilité d’une autre partie d’entre elles semble aussi avoir été contrainte, mais pour des raisons différentes. Sur la centaine de grands-mères, plus d’une vingtaine étaient agricultrices, vivaient de la terre ou habitaient dans un espace rural, milieu par conséquent peu propice à une forte mobilité géographique.
Des trajectoires professionnelles souvent comparables
Les femmes ont toujours travaillé. Mais leur activité professionnelle a été longtemps occultée en raison de la seule prise en compte du travail salarié des ouvrières et des employées.
Pourtant, le travail des femmes s’est déployé à la ferme, dans la boutique, dans l’atelier artisanal. C’est d’ailleurs ce que les membres de la promo confient : une vingtaine d’entre eux évoquent sobrement le fait qu’une de leurs grands-mères au moins était « femme au foyer ». En comptant les cent grands-mères, l’expression revient plus de trente fois. Souvent, ajoutent-ils, celles-ci étaient « conjointes d’agriculteurs » ou alors aidaient au commerce ou à la comptabilité de l’affaire ou de l’entreprise familiale. Finalement, plus de 70% d’entre elles travaillaient d’une manière ou d’une autre.
Des trajectoires sociales relativement similaires
Les membres de la promo Social demain sont quasiment tous diplômés du supérieur et exercent des métiers ou des engagements professionnels qui les mettent dans des positions d’expertise ou de demi-pouvoir. S’interroger sur le métier exercé par leurs grands-mères permet d’étudier la trajectoire sociale collective de la promo 2021.
Ainsi, à l’exception de certaines (mondaine, artiste, voyageuse ou flambeuse), la plupart de leurs grands-mères exerçaient des métiers modestes plutôt situés au bas de l’échelle sociale : agricultrice, ouvrière, couturière, femme de ménage, intendante, nourrice, secrétaire, infirmière, institutrice et quelques fonctionnaires. Quelques-unes seulement appartiennent à la bourgeoisie ou à la classe moyenne supérieure en cours de constitution : elles sont femmes de notables, professeures, pharmaciennes, médecins ou journalistes.
Que faire, individuellement et collectivement, de cet héritage ?
Cette question est d’autant plus prégnante que l’on constate comment en trois générations se sont opérées ces fortes mobilités géographiques, professionnelles et sociales. En ce qui concerne ces familles, celles-ci se sont déroulées dans un contexte particulier de guerres puis de forte croissance avec les Trente Glorieuses.
De telles trajectoires sont-elles encore possibles aujourd’hui ? Selon une étude publiée par l’OCDE en juin 2018, il faudrait, en France, « 180 années », soit six générations, pour qu’un descendant de famille pauvre atteigne le revenu moyen.
Les membres de cette nouvelle promo Social demain vont-ils fermer la porte derrière eux et rester dans l’entre-soi des 20% ? Ou, au contraire, vont-ils faire en sorte que la mobilité reste possible ? Comment agiront-ils pour nouer des liens avec une jeunesse qui ne leur ressemble pas, mais avec laquelle ils devront partager un monde commun ? Cette question sociale est, à nos yeux, majeure pour demain.
De fait, lorsque nous les interrogeons sur leur rapport à l’exercice du pouvoir, dont on pense qu’ils seront détenteurs dans les années à venir, plusieurs utilisent spontanément l’expression de « leader inspirationnel ». Il s’agit, non pas d’un pouvoir qui s’impose hiérarchiquement, mais plutôt d’une influence qui donne à celui qui l’exerce, comme à celui à qui elle s’adresse, un pouvoir d’agir.
De toute évidence, la pandémie a poussé chacune et chacun à réfléchir aussi bien sur soi que sur la société. Le confinement a agi comme une retraite imposée pour réfléchir aux questions « Où va-t-on ? » et « Que faire ? ».
De cette nouvelle promo se dégagent une profonde appétence pour se retrouver et une véritable soif de collégialité pour défendre des valeurs et faire avancer des idées. Ce frémissement se matérialisera-t-il par un renouveau de l’action collective ? C’est le rendez-vous que cette génération aura avec elle-même.
Philippe Campinchi et Denis Maillard sont les fondateurs de Temps Commun, cabinet de conseil en relations sociales, et les créateurs de www.socialdemain.fr.