À l’heure de #blacklivesmatter, les visages du racisme en Allemagne

La résonance médiatique des défilés #blacklivesmatter organisés en Allemagne encourage la reprise d’un débat de fond trop longtemps repoussé sur la meilleure façon de lutter contre toutes les formes du racisme qui peuvent encore se manifester outre-Rhin, qu’il soit institutionnel, structurel, sociétal ou individuel. Ernst Stetter, ancien secrétaire général de la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS), analyse ici les enjeux historiques et politiques de la lutte antiraciste en Allemagne. 

En Allemagne comme ailleurs, le racisme touche les personnes de couleur au quotidien. Il y prend de nombreux visages, s’affichant parfois avec violence, mais opérant le plus souvent de façon très subtile. On peut le voir à l’œuvre à Cologne, au bord du Rhin, lorsqu’un homme blanc dit à sa femme de faire attention à son sac au moment de croiser un couple mixte. On peut l’observer dans un restaurant presque vide de Bonn, quand un serveur préfère prétendre qu’une place près de la fenêtre est réservée et la laisser inoccupée toute une soirée plutôt que de laisser une femme noire s’y installer avec son mari. On peut l’écouter dans la bouche de Jérôme Boateng, défenseur du Bayern Munich et champion du monde avec l’équipe nationale allemande en 2014 qui, vingt ans après, se souvient encore des insultes proférées à son encontre sur les terrains de football de son quartier par des parents de ses jeunes coéquipiers. 

Selon le « microcensus » de 2018, 21 millions d’Allemands sont issus de l’immigration. Parmi eux, près d’un million de personnes sont nées dans un pays africain ou ont au moins un parent né en Afrique. Cette catégorie comprend à la fois les citoyens allemands et les personnes possédant un passeport étranger. Le 31 décembre 2019, l’Office fédéral de la statistique estimait que 600 925 personnes ont une origine africaine parmi la population résidente allemande. Les groupes les plus nombreux sont les Marocains (78 250 personnes), les Nigérians (73 515) et les Ghanéens (37 465). Au contraire des Turcs ou des Italiens, les Noirs ne sont pas reconnus en Allemagne comme une minorité à part entière, mais par rapport à la France, le Royaume-Uni, la Belgique ou les Pays-Bas, il y a relativement moins de personnes issues de l’immigration africaine qui vivent en Allemagne.

Les formes du racisme en Allemagne

En 2017, les auteurs d’un rapport du groupe de travail des Nations unies pour les personnes d’origine africaine se sont déclarés très préoccupés par l’existence en Allemagne d’un « racisme structurel » : « Bien que la Loi fondamentale garantisse l’égalité, interdise la discrimination raciale et détermine que la dignité humaine est inviolable, cela n’est pas appliqué dans la pratique ». 

Dès l’école, les personnes d’origine africaine sont confrontées aux stéréotypes négatifs. Tout au long de leur carrière professionnelle et de leur vie publique, elles doivent faire face à des incidents racistes. Dans plusieurs villes d’Allemagne, certaines rues ou stations de métro portent des noms qui, tels Mohrenstrasse (la « rue des nègres »), témoignent de façon éclatante et symbolique de la persistance d’une certaine forme de racisme. 

Dans son livre Empowerment als Erziehungsaufgabe (« L’empowerment comme devoir d’éducation »), la sociologue et écrivaine Nkechi Madubuko analyse que le racisme commence souvent par une insulte avec un « nègre » jeté au visage. Il continue ensuite sous la forme d’une exclusion, comme lorsqu’un enfant n’est pas autorisé à rejoindre des enfants dans un bac à sable à cause de sa couleur de peau. Il monte ensuite en intensité pour aller jusqu’à attribuer des caractéristiques spécifiques aux personnes de couleur. Pourtant réfutées depuis longtemps, les théories raciales échafaudées à l’époque coloniale sont toujours utilisées aujourd’hui pour légitimer la discrimination des personnes de couleur. Les vieux clichés sur la primitivité ou la moindre intelligence des personnes noires se reproduisent de façon quotidienne au comptoir de la boulangerie du quartier, dans la salle des professeurs de l’école, lors d’un entretien d’embauche ou au cours des contrôles de police. Pour les personnes visées, cette réduction péjorative à la couleur de leur peau constitue un épisode à la fois blessant et honteux. Répétées de façon récurrente, ces scènes donnent à ceux qui en sont victimes le sentiment d’être des citoyens de deuxième classe, un sentiment encore exacerbé lorsque les témoins ne réagissent pas à la manifestation de racisme à laquelle ils assistent. 

Ces faits sont documentés. L’agence fédérale de lutte contre la discrimination a reçu 3580 plaintes en 2019. Les chiffres de 2020 ont à nouveau considérablement augmenté, et plus d’un tiers des plaintes concernent des actes racistes. De toute évidence, ces chiffres ne laissent entrevoir qu’une fraction de ce qu’est la réalité des discriminations raciales en Allemagne. Le plus souvent, les victimes ne se manifestent pas, ou vont chercher de l’aide au sein d’organismes non étatiques, que cela soit au sein des municipalités ou parmi les organisations de la société civile. 

Pour mieux faire face aux problèmes de racisme, l’agence fédérale et des organisations non gouvernementales ont lancé l’initiative #AFROZENSUS. Pour la première fois, l’Allemagne va enregistrer et étudier les expériences de vie et les discriminations subies par les populations noires et africaines vivant en Allemagne. L’objectif est de pouvoir se faire une idée aussi complète que possible de ce que doivent expérimenter dans leur quotidien les personnes d’origine africaine, de la manière dont elles jugent leur vie en Allemagne et des attentes qu’elles nourrissent vis-à-vis des élus et de la société. 

Les Afro-Allemands dans l’histoire allemande

L’histoire des Afro-Allemands débute en 1884, avec la conférence de Berlin. À l’invitation du chancelier Bismarck, les nations européens se rencontrent alors à Berlin et s’entendent pour se partager le continent africain. L’Allemagne obtient la Tanzanie, le Cameroun et le Togo. Elle fait également main basse sur la Namibie (Deutsch Süd-West), ou les colons allemands et le général Lothar von Trotha massacreront en 1904 le peuple des Héréros. La cruauté et la violence dont ils firent preuve furent telles que les nazis y puisèrent plus tard une source d’inspiration, au point que les historiens finiront pas considérer les massacres en Namibie comme le premier génocide du XXe siècle. Après la fin de la Première Guerre mondiale, les colonies allemandes sont placées sous mandat de la Société des Nations, qui fait de la France et de la Grande-Bretagne ses mandataires. 

Si la défaite de 1918 ferme le chapitre colonial allemand plus tôt que celui de ses voisins européens, la colonisation a néanmoins été la principale raison pour laquelle les premiers Africains se sont rendus en Allemagne dès le début du XXe siècle. Malgré leur arrivée précoce, leur histoire n’est toujours pas bien analysée. Surtout, leurs persécutions et leurs souffrances pendant le régime nazi ne sont pas étudiées en détail, principalement en raison du manque de documents disponibles. En effet, les lois raciales de Nuremberg édictées en 1935 à l’encontre de la population juive ont également fait perdre aux Noirs allemands leur nationalité. Dans la mesure où ils sont devenus apatrides, il fut difficile de recenser leurs meurtres dans les camps d’extermination nazis car la nationalité n’était pas documentée dans les dossiers des détenus. Aujourd’hui encore, ces faits ne sont que rarement enseignés dans les écoles et les lycées allemands. Ils ne sont d’ailleurs même pas mentionnés sur le site de la Bundeszentrale für politische Bildung, l’agence fédérale pour l’institution civique. 

La « galerie des inconnus » 

Le samedi 6 juin 2020, des manifestations ont été organisées en Allemagne pour commémorer la mort de Georges Floyd aux États-Unis. L’actualité américaine a permis aux participants des rassemblements allemands de mettre sur le devant de la scène les personnes tuées en Allemagne par la police au cours de leur arrestation ou de leur détention. Cette « galerie des inconnus » est tristement longue. La Süddeutsche Zeitung a rappelé au public certains de leurs noms : Aamir Ageeb, Achidi John, Laya-Alama Condé, William Tonou-Mbobda, Hussam Fadl, Rooble Warsame, Oury Jalloh, Amad Ahmad, Yaya Jabbi. 

L’Allemagne ne peut pas être comparée avec les États-Unis. Mais si leurs histoires sont effectivement différentes, il serait pour autant trop facile de nier les faits. La violence et le racisme au sein de la police et des autorités allemandes existent de façon implicite, mais s’expriment également trop souvent ouvertement. Cependant, comme dans d’autres pays européens, les statistiques manquent. Les sondages ne sont pas pertinents pour tirer des conclusions, et des cas évidents de discriminations racistes sont contestés par les autorités ou ne sont même pas poursuivis par la justice.

La polémique sur le racisme au sein de la police allemande lancée par la co-présidente du SPD Saskia Esken illustre bien l’importance du problème, notamment au regard des différences de réaction observées selon chaque famille politique. Dans une interview donnée au moment des manifestations, la co-présidente du SPD dénonçait l’existence d’un racisme latent dans les rangs des forces de sécurité en Allemagne. Elle a ensuite été secondée par la vice-présidente du Bundestag issue des Verts, Claudia Roth, qui a quant à elle évoquée les « structures et réseaux racistes » qui existeraient selon elle au sein du pouvoir étatique. De son côté, la dirigeante de la CDU, Annegret Kramp-Karrenbauer, a préconisé de mettre l’accent sur une nécessaire autocritique des citoyens vis-à-vis du racisme du quotidien encore présent en Allemagne. En réponse, le chef du syndicat des policiers, Rainer Wendt, s’est dit « étonné » par des allégations qu’il a jugé tout simplement inacceptables. Il a néanmoins fini par admettre des cas de racisme au sein de la police, tout en assurant qu’ils seraient traités conformément au règlement interne. 

Le mot « race » dans la Loi fondamentale

À la suite des manifestations, le président des Verts, Robert Habeck, a appelé à la suppression du terme de « race » dans l’article 3 de la Loi fondamentale de la République fédérale. Il reprenait là un débat qui n’avait pas avancé depuis dix ans. À l’époque, une initiative similaire menée par Die Linke n’avait pas obtenu le soutien des autres partis au Bundestag. Si ce processus était aujourd’hui relancé et que le mot « race » venait à disparaître du plus important des textes juridiques allemands, l’Allemagne se retrouverait face au premier effet politique concret de ce renouveau du débat sur le racisme. 

Cet article 3 de la Loi fondamentale allemande stipule que « personne ne peut être défavorisé ou favorisé en raison de son sexe, de son origine, de sa race, de sa langue, de son domicile et de son origine, de ses croyances, de ses opinions religieuses ou politiques ». Cette mention explicite de la race est aujourd’hui jugée comme intrinsèquement raciste. Les nazis s’étaient appuyés sur leur « théorie raciale » pour y puiser une justification pseudo-scientifique à leurs assassinats de masse, et la Loi fondamentale allemande s’était voulue à l’époque une réponse directe aux crimes nazis. Mais, s’ils voulaient garantir l’impossibilité du retour au pouvoir des théories nazies, les rédacteurs de la Loi fondamentale qui se sont mis au travail au lendemain de sa chute n’en ont pas moins continué à utiliser les termes autrefois employés par le troisième Reich. Si pour combattre l’idéologie raciste il fallait à l’époque utiliser un vocabulaire « racial », les mentalités et les sensibilités sont aujourd’hui différentes. Cela fait ainsi de nombreuses années que les défenseurs des droits de l’Homme critiquent les termes employés dans la Loi fondamentale, qui ont selon eux pour effet d’accréditer et de rendre acceptable l’idée qu’il existerait des races humaines. À l’heure où un parti ouvertement raciste comme l’AFD siège au Bundestag, le risque que la Loi fondamentale contribue à légitimer la pensée raciste justifie d’autant plus de rouvrir le débat sur sa réécriture. 

Ce débat illustre bien la difficulté que l’on rencontre pour analyser le problème du racisme en Allemagne. On a tendance à ne parler de « racisme » que pour désigner des événements violents. De fait, le terme est réservé aux meurtres commis contre des immigrés par des extrémistes de droite se revendiquant ouvertement d’une idéologie raciste. Cette vision réductrice est bien sûr directement et étroitement liée à l’histoire allemande, pour qui le racisme reste fondamentalement associé au national-socialisme. Les insultes dont peuvent être victimes les Noirs en Allemagne sont ainsi simplement considérées comme xénophobes (« ausländerfeindlich »). 

C’est une des raisons pour laquelle la question du terme qu’il faudrait choisir pour remplacer le mot « race » est aujourd’hui si controversée. Les libéraux prônent pour l’emploi du terme « origine ethnique ». Le SPD préfèrerait l’usage de la formule « raisons racistes ». Sur leur gauche, Die Linke voudrait une définition plus large qui inclurait l’aspect social du problème du racisme, et suggère donc de parler « d’origine ethnique, sociale et territoriale ». De son côté, la CDU d’Angela Merkel ne s’est pas encore prononcée de façon claire même si, comme pour le SPD, une simple référence à l’origine ethnique lui semblerait être une formulation trop faible. 

En contestant à leur tour l’emploi du mot « race » dans la Loi fondamentale, les manifestations antiracistes menées sous le sigle de #blacklivesmatter envoient donc un signal politique fort. La résonance médiatique de ces défilés encourage en conséquence la reprise d’un débat de fond trop longtemps repoussé sur la meilleure façon de lutter contre toutes les formes du racisme qui peuvent encore se manifester en Allemagne, qu’il soit institutionnel, structurel, sociétal ou individuel. 

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