2015-2025 : une victoire posthume pour Charlie (mais pour combien de temps ?)

Dix ans après l’attentat qui toucha la rédaction du journal Charlie Hebdo, une enquête montre la manière dont l’opinion publique a évolué au cours des quinze dernières années sur les sujets de la liberté d’expression, du droit à la satire et du dessin de presse. Jérémie Peltier, co-directeur général de la Fondation Jean-Jaurès, Julien Serignac, ancien directeur général des Éditions Rotative (Charlie Hebdo), auteur de L’art menacé du dessin de presse (L’Observatoire, 2025), et Mathilde Tchounikine, chargée d’étude senior à l’Ifop, en tirent les grands enseignements.

Introduction

Dix ans après les attentats djihadistes de janvier 2015, et notamment celui qui endeuilla la rédaction du journal Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, la liberté d’expression est encore régulièrement menacée dans notre pays. Le 16 octobre 2020, le professeur Samuel Paty était assassiné après avoir montré en classe des caricatures publiées dans l’hebdomadaire satirique. Il y a moins d’un an, la dessinatrice Coco était menacée de mort pour un dessin paru dans Libération sur la situation des Palestiniens à Gaza.

Les attaques contre la liberté d’expression et le droit à la dérision viennent de tous les bords de l’échiquier politique et une censure qui ne dit pas son nom se déploie à coups de condamnation collective avec le développement des réseaux sociaux. Au regard des polémiques récurrentes qui agitent le débat public, autour d’une blague ou d’un dessin, la place de la satire, de l’insubordination et le droit de rire de tout paraissent se réduire toujours plus face au poids des intimidations.

Mais qu’en est-il vraiment dans l’opinion publique française ? Quel rapport entretiennent les Français avec le dessin de presse, les caricatures et le rire en général ? Jusqu’où va leur soutien à la liberté d’expression, à Charlie Hebdo et aux combats du journal fondé par Cavanna ? Dans un souci d’objectivation, la Fondation Jean-Jaurès a réalisé avec l’Ifop et en partenariat avec Charlie Hebdo une grande enquête dont l’intérêt réside notamment dans sa capacité à montrer comment l’opinion publique a évolué au cours des quinze dernières années sur ces différents sujets. Réalisée auprès d’un échantillon national représentatif de 1000 Français1L’enquête a été menée auprès d’un échantillon de 1000 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas (sexe, âge, profession de la personne interrogée) après stratification par région et catégorie d’agglomération. Les interviews ont été réalisées par questionnaire auto-administré en ligne du 31 mai au 1er juin 2024., cette étude montre l’héritage important de Charlie Hebdo dans une société qui apparaît de plus en plus en phase avec son combat de toujours pour le droit de rire de tout – en dépit de certaines catégories de la population plus isolées qui, à l’inverse, semblent ne plus supporter tout ce qui fait offense.

Le droit à l’humour et au blasphème progresse dans une majorité de la population

C’est le premier enseignement important de cette enquête : les valeurs d’impertinence dont l’hebdomadaire Charlie Hebdo aime user – la liberté de caricaturer, le droit au blasphème, la satire et l’ironie, etc. – gagnent progressivement du terrain dans l’opinion, contredisant l’idée selon laquelle les Français seraient de moins en moins matures pour comprendre la caricature et de plus en plus hostiles au fait de rire de sujets considérés comme « sensibles ».

Une société française de plus en plus acquise à la liberté d’expression

Cette étude montre en effet un soutien de plus en plus grand dans la population au droit à la caricature et au blasphème en France.En 2012, trois ans avant l’attentat contre Charlie Hebdo, seule une courte majorité de Français (58%) considérait alors la liberté d’expression et de caricature comme un droit fondamental2Enquête TNS Sofres pour CQFD, réalisée le 20 septembre 2012 auprès d’un échantillon national de 1012 internautes, représentatif de l’ensemble de la population française âgée de 18 ans et plus.. En 2024, ce sont plus de trois quarts d’entre eux qui partagent désormais ce point de vue à l’égard de la liberté d’expression : 76% (soit 18 points de plus en douze ans), contre 24% qui estiment qu’on ne peut pas dire et caricaturer n’importe quoi sous couvert de liberté d’expression – une part qui a diminué de 11 points (35% en 2012).

Les attentats de janvier 2015 ont donc marqué avec force la société française. L’assassinat de journalistes et dessinateurs a créé un choc collectif, modifiant considérablement l’attachement des citoyens français à la liberté d’expression et transformant la défense de ce droit fondamental en symbole de résistance face à l’obscurantisme et au terrorisme. Signe de l’attachement des Français à la liberté d’expression, l’idée selon laquelle on ne peut pas caricaturer n’importe quoi est désormais minoritaire dans tous les pans de la population, à l’exception des Français musulmans (55%).

Ce fort soutien d’une majorité de la population à la liberté d’expression est également démontré par l’importante désapprobation de la décision du New York Times de cesser de publier des dessins de presse à caractère politique depuis le 1er juillet 2019, après qu’un dessin ait fait polémique au printemps 2019. Cette décision n’est soutenue que par un tiers des Français (34%), contre 66% qui ne l’approuvent pas. On note toutefois certains clivages : la moitié des croyants (50%) approuve cette décision du New York Times de ne plus publier de dessins de presse à caractère politique (contre seulement 23% des athées) ainsi que 40% des sympathisants de La France insoumise et 42% des moins de 35 ans.

On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui

En tout état de cause, cette enquête dévoile une majorité de la population prête à rire de tout, une part qui augmente avec les années. Loin du préjugé selon lequel la France verrait sur son sol la progression massive d’une culture anglo-saxonne, où la liberté d’expression doit désormais être limitée au nom de la protection des « sensibilités », ces résultats nous montrent au contraire que les Français sont attachés à une forme d’humour sans tabou et sensibles à ne pas sombrer dans le politiquement correct.

Une majorité de Français (56%) considèrent ainsi que l’on peut faire de l’humour au sujet de la mort ou de la nationalité des personnes (55%), tandis que de plus en plus d’entre eux estiment que l’on peut rire du comportement sexuel des personnes (51%, + 14 points depuis 2006) ou de leur origine ethnique (+ 20 points depuis 2006).

Néanmoins, cette acceptation croissante de l’humour polémique n’est pas uniforme, et certains sujets restent particulièrement sensibles aux yeux des Français : seuls 28% d’entre eux trouvent normal de faire de l’humour sur la Shoah et 26% sur les génocides arménien ou tutsi. De même, l’humour sur la pauvreté (36%) ou l’apparence physique des personnes (43%) n’est jugé approprié que pour une minorité de Français.

À noter qu’un important clivage de genre se dessine sur l’acceptabilité de l’humour polémique, les femmes semblant adopter une approche plus prudente sur les sujets considérés comme « sensibles ». Ainsi, quand une large majorité d’hommes trouvent que rire de la mort (64%), du comportement sexuel (61%) ou de l’origine ethnique (61%) des personnes est une bonne chose, les femmes sont une minorité à partager cet avis : 48% pour la mort, 42% pour le comportement sexuel et 41% pour l’origine ethnique, soit respectivement 16, 19 et 20 points de différence.

Les Français et le droit au blasphème : une plus grande acceptation au fil du temps

Le soutien à la liberté d’expression est également en hausse forte quand il a pour objet la religion. En 2006, seulement un tiers (34%) des Français considéraient par exemple comme une bonne chose le fait de pouvoir rire du christianisme, 29% le fait de rire du judaïsme et 28% le fait de rire de l’islam3Enquête CSA pour La Croix, réalisé par téléphone le 8 février 2006 auprès d’un échantillon national représentatif de 1000 personnes âgées de 18 ans et plus.. En 2024, ce sont désormais la moitié des Français qui estiment que faire de l’humour sur les religions est une « bonne chose » : 52% pour le christianisme (+18 points), 50% pour l’islam (+22 points), et 49% pour le judaïsme (+20 points).

En matière de droit au blasphème, en février 2020, cinq ans après l’attentat contre Charlie Hebdo, les Français étaient encore extrêmement divisés, une moitié seulement (50%) se déclarant favorables à la loi de juillet 1881 sur la liberté de la presse autorisant l’expression de critiques et de moqueries à l’encontre des religions, tandis que l’autre moitié (50%) y était défavorable4Étude Ifop pour Charlie Hebdo réalisée par questionnaire autoadministré en ligne du 1er au 3 février 2020 auprès d’un échantillon de 2 005 personnes, représentatif de l’ensemble de la population vivant en France métropolitaine âgée de 18 ans et plus.. En quatre ans, l’équilibre a largement basculé en faveur des premiers. Ce sont aujourd’hui 62% des Français qui se déclarent favorables à ce droit de critiquer de manière outrageante une croyance, un symbole ou un dogme religieux, soit une hausse significative de 12 points, contre 38% qui n’y sont pas favorables.

Là encore, on remarque d’importants clivages dans la population, notamment liés au genre (les hommes – 72% – étant beaucoup plus favorables que les femmes – 53% – au droit de critiquer de manière outrageante les dogmes et croyances) et au niveau d’éducation (les plus diplômés y étant plus favorables que les moins diplômés). Il est également notable qu’une minorité seulement de sympathisants de La France insoumise (47%) se dise favorable à la loi de juillet 1881 sur la liberté de la presse qui autorise la critique envers les dogmes et croyances, contre 53% qui n’y sont pas favorables.

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Dix ans après l’attentat de janvier 2015, le soutien à Charlie Hebdo et au dessin de presse reste fort

Une pratique régulière de la lecture du dessin de presse et de Charlie Hebdo

La rédaction de Charlie Hebdo a-t-elle eu raison de poursuivre le combat après l’attentat djihadiste du 7 janvier 2015 qui a décimé une partie de sa rédaction et de son équipe5L’attentat djihadiste contre le journal Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 a fait douze victimes : Frédéric Boisseau, Franck Brinsolaro, Cabu, Elsa Cayat, Charb, Honoré, Bernard Maris, Ahmed Merabet, Mustapha Ourrad, Michel Renaud, Tignous, Wolinksi. ?

Au vu des différents chiffres de notre enquête s’agissant du rapport des Français envers le dessin de presse et envers l’hebdomadaire, la réponse est évidemment positive.

D’abord, de nombreux Français « consomment » du dessin de presse : 72% en ont déjà lus en papier ou sur internet au cours de leur vie, dont 34% au cours des trois derniers mois.

C’est encore plus frappant s’agissant de Charlie Hebdo : 59% des Français disent avoir lu au cours des douze derniers mois des articles ou des dessins de presse de Charlie, que ce soit en papier ou sur internet, signe de la place importante qu’occupe désormais ce journal dans l’imaginaire collectif et dans les représentations.  

Et si un certain nombre de médias ont cessé ou envisagent de cesser de publier des dessins de presse et des caricatures pour éviter les « polémiques », force est de constater que c’est en décalage avec l’appréciation générale des Français dans leur grande majorité : près de sept Français sur dix (69%) apprécient en effet de lire des dessins de presse. Et si demain il n’y avait plus de dessin de presse, une grande majorité de Français (65%) indiquent que cela leur manquerait.

Il est intéressant de noter que, sur l’ensemble de ces sujets, les sympathisants d’extrême droite semblent les moins attachés au dessin de presse, nous rappelant, s’il le fallait, le combat permanent depuis sa création de Charlie Hebdo contre cette famille politique : 55% seulement des sympathisants d’extrême droite disent avoir déjà lu ou vu des dessins de presse au cours de leur vie (contre 72% des Français en moyenne) et seuls 48% d’entre eux ont lu Charlie Hebdo au cours des douze derniers mois (contre 59% des Français, 70% des sympathisants d’extrême gauche, 69% des sympathisants de gauche et 60% des sympathisants de droite).  Ils sont par ailleurs plus nombreux que la moyenne des Français à dire qu’ils n’apprécient pas la lecture des dessins de presse (37% contre 31% des Français).

Un soutien à la publication des caricatures de 2006 qui progresse au fil du temps

L’hebdomadaire satirique peut également se prévaloir d’avoir remporté la bataille culturelle contre ceux qui ont cherché à le faire disparaître. Au-delà des éléments déjà cités, la victoire la plus éclatante de la rédaction concerne peut-être le soutien des Français quant à la publication des caricatures du prophète Mahomet en 20066Le 8 février 2006, la rédaction de Charlie Hebdo publie un numéro spécial afin de soutenir les douze auteurs danois menacés de mort depuis la parution de leurs caricatures de Mahomet dans le quotidien Jyllands-Posten en septembre 2005.. Ces douze dessins, publiés initialement par le quotidien danois Jyllands-Posten en 2005, avaient placé Charlie Hebdo dans le viseur des djihadistes et avaient valu un procès à l’hebdomadaire intenté par la Mosquée de Paris, l’Union des organisations islamiques de France et la Ligue islamique mondiale procès qui s’était soldé par la relaxe du journal en mars 2007. Interrogés à ce sujet en septembre 20127Enquête Ifop pour Sud-Ouest réalisée par téléphone du 20 au 21 septembre 2012 auprès d’un échantillon de 953 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. (soit un an après l’incendie volontaire contre les locaux de l’hebdomadaire le 2 novembre 2011), 47% des Français estimaient alors que le journal Charlie hebdo n’aurait pas dû publier ces caricatures, car elles risquaient de provoquer de nouvelles tensions. Une décennie plus tard, ils ne sont plus que 24% à penser ainsi, quand 55% estiment au contraire que le journal n’avait pas à se censurer et pouvait donc publier ces caricatures.

Mais un effritement progressif de la capacité de mobilisation face aux attaques

L’un des nombreux autres enseignements de notre enquête est que les Français, pour partie, semblent moins croire dans les vertus des grandes marches de solidarité et des hommages aujourd’hui qu’il y a quelques années, comme s’ils étaient de plus en plus touchés par une forme d’à-quoi-bonisme (sans doute lié à la « banalisation » et à la multiplication de ce type de moments et de rassemblements en France pour différents sujets depuis la grande marche du 11 janvier 2015). En effet, s’ils se retrouvaient aujourd’hui en janvier 2015, au lendemain de l’attentat commis à l’encontre des journalistes de Charlie Hebdo, ce sont seulement sept Français sur dix (71%) qui participeraient à la minute de silence organisée en hommage, contre 80% en août 2020 (-9 points en quatre ans). Plus frappant encore, moins de la moitié (44% seulement) des Français participeraient aux marches républicaines organisées sous le slogan « Je suis Charlie », qui avaient pourtant rassemblé plusieurs millions de personnes dans des centaines de villes françaises le 11 janvier 2015. Là encore, c’est 9 points de moins qu’en août 2020 (53%).

Par ailleurs, et il faut s’y arrêter, le décrochage est plus fort encore parmi les plus jeunes : seuls 56% des moins de 35 ans participeraient aujourd’hui à la minute de silence (contre 73% des 35-64 ans et 80% des plus de 65 ans), et 33% seulement participeraient aux marches républicaines (contre respectivement 52% et 42%).

Parmi ceux ayant soutenu l’hebdomadaire en 2015, ils ne sont en revanche que peu à le regretter aujourd’hui : 3% indiquent regretter d’avoir acheté le numéro de Charlie Hebdo publié au lendemain des attentats intitulé « Tout est pardonné », 3% seulement indiquent regretter d’avoir souscrit un abonnement en solidarité, et 4% seulement des Français disent regretter leur participation à la manifestation de soutien au journal. Si ces proportions restent négligeables au sein de la population française, il faut noter qu’elles sont toutefois plus répandues auprès des plus jeunes. Ce sont ainsi 7% des moins de 35 ans qui regrettent aujourd’hui d’avoir participé aux marches « Je suis Charlie ».

Enfin, une proportion non négligeable de Français (13%) se dit prête à participer à des provocations lors des cérémonies d’hommage aux victimes de l’attentat, un chiffre stable par rapport à 2020 (14%). Ce chiffre est particulièrement élevé chez certaines catégories de la population, notamment les hommes de moins de 35 ans (20%) et les proches de La France insoumise (24%).

Résistances générationnelles et religieuses

Malgré la progression générale de l’attachement de l’opinion publique à la liberté d’expression, de caricature et de blasphème, certains pans de la population semblent cependant y être réfractaires. Et s’il n’est guère surprenant de retrouver dans leurs rangs les personnes attachées à la religion, il est plus problématique pour l’avenir de mesurer l’ampleur de cette désaffection parmi les jeunes.

Pour les croyants, une plus grande difficulté à rire de tout et à accepter le blasphème

Le rapport à la religion est probablement la variable sociologique la plus déterminante à l’égard de l’humour sur les sujets considérés comme « sensibles », mais également du soutien à la liberté d’expression, de caricature et de blasphème.

Dans notre enquête, les personnes se déclarant croyantes et religieuses sont beaucoup moins nombreuses que les personnes athées à considérer qu’il est une bonne chose de pouvoir rire des sujets « délicats », et ce, quel que soit le sujet testé. Ainsi, les croyants sont moins favorables à l’humour sur l’homosexualité (36%, contre 62% pour les athées), l’origine ethnique (37%, contre 62%) ou la mort (41%, contre 72%). Ces tendances se retrouvent logiquement quand il s’agit de rire des religions : parmi les personnes religieuses, 35% seulement trouvent acceptable de rire au sujet du judaïsme, 36% au sujet de l’islam, et 40% au sujet du christianisme, contre près des deux tiers des personnes athées (respectivement 63%, 64% et 67%).

Les personnes croyantes sont également moins nombreuses à considérer la liberté d’expression comme un droit fondamental (66% seulement, contre 82% pour les athées). Sans surprise, elles sont également moins favorables au droit au blasphème : bien que leur soutien reste majoritaire (56%), il est bien moindre que celui des personnes athées (74%).

Cette différence s’accentue selon les confessions. Si la faiblesse de l’échantillon ne nous permet pas de regarder très en détail les particularités des différents cultes, on peut cependant noter que les Français catholiques semblent plus favorables à la liberté d’expression et au droit au blasphème que les personnes d’une autre religion, notamment les Français protestants et musulmans.

Le retour des tabous chez les jeunes ?

Notre enquête fait également apparaître d’importantes disparités entre les générations. Ainsi, un tiers (32%) des jeunes de moins de 35 ans soutient l’idée qu’on ne peut pas dire et caricaturer n’importe quoi sous couvert de liberté d’expression, contre seulement 21% des 35-64 ans et des 65 ans et plus. De même, ce ne sont pas moins de 42% des moins de 35 ans qui soutiennent la décision du New York Times de cesser de publier des caricatures (contre 29% seulement des 65 ans et plus).

À l’image des débats qui agitent régulièrement les universités et les réseaux sociaux, les jeunes générations affirment ainsi une volonté très marquée de privilégier la protection des sensibilités aux dépens de la liberté d’expression. De fait, la liberté d’expression et le fait de pouvoir rire de tout semblent particulièrement problématiques aux yeux des moins de 35 ans lorsqu’elle se déploie aux dépens des minorités : ils sont par exemple une minorité à penser qu’il est acceptable de rire de la nationalité des personnes (48%, contre 55% des Français en moyenne) ou de l’homosexualité (44%, contre 51% des Français en moyenne).

Par ailleurs, ce clivage générationnel se traduit politiquement. Parce que son électorat est pour moitié constitué de jeunes de moins de 35 ans, moins des deux tiers (63%) des proches de La France insoumise soutiennent la liberté d’expression et de caricature, contre les trois quarts des Français en moyenne. De même, seuls 47% des proches de La France insoumise indiquent être favorables au droit au blasphème, contre 62% des Français en moyenne – il s’agit d’ailleurs dans notre enquête du seul électorat auprès duquel le soutien au blasphème est minoritaire.

Ces résistances, bien que minoritaires pour le moment, illustrent les défis persistants dans la construction d’un consensus sociétal autour de ces libertés fondamentales, et les combats qu’il s’agira de mener au cours des prochaines décennies.

Conclusion

Fruits d’une longue tradition républicaine, les principes fondamentaux de la liberté d’expression continuent de faire l’objet d’une adhésion massive de l’opinion publique. En dépit des controverses et des menaces récurrentes, ces valeurs démocratiques sont fortement ancrées et l’attentat du 7 janvier 2015 semble même avoir contribué à leur affermissement.

La grande victoire de la rédaction de Charlie Hebdo et de la société française est ainsi d’avoir su tenir sans vaciller et sans rien céder de notre liberté à laquelle, précisément, les terroristes avaient décidé de s’attaquer. Le poison de la frilosité que ces ennemis de la liberté ont su instiller – l’autocensure liée à la peur d’un mot ou d’une image mal perçus et la peur des conséquences en cascade d’une telle réception – représente toutefois un danger à ne pas négliger. Le désengagement progressif des jeunes générations envers la liberté d’expression doit à cet égard nous mettre en garde. Cette tendance révèle une rupture dans la transmission des valeurs républicaines essentielles à la cohésion nationale, tandis que l’acceptation croissante des restrictions de la liberté d’expression ne peut conduire qu’à un appauvrissement du débat public, limitant la confrontation d’idées nécessaire à toute démocratie vivante.

 

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    L’enquête a été menée auprès d’un échantillon de 1000 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas (sexe, âge, profession de la personne interrogée) après stratification par région et catégorie d’agglomération. Les interviews ont été réalisées par questionnaire auto-administré en ligne du 31 mai au 1er juin 2024.
  • 2
    Enquête TNS Sofres pour CQFD, réalisée le 20 septembre 2012 auprès d’un échantillon national de 1012 internautes, représentatif de l’ensemble de la population française âgée de 18 ans et plus.
  • 3
    Enquête CSA pour La Croix, réalisé par téléphone le 8 février 2006 auprès d’un échantillon national représentatif de 1000 personnes âgées de 18 ans et plus.
  • 4
    Étude Ifop pour Charlie Hebdo réalisée par questionnaire autoadministré en ligne du 1er au 3 février 2020 auprès d’un échantillon de 2 005 personnes, représentatif de l’ensemble de la population vivant en France métropolitaine âgée de 18 ans et plus.
  • 5
    L’attentat djihadiste contre le journal Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 a fait douze victimes : Frédéric Boisseau, Franck Brinsolaro, Cabu, Elsa Cayat, Charb, Honoré, Bernard Maris, Ahmed Merabet, Mustapha Ourrad, Michel Renaud, Tignous, Wolinksi.
  • 6
    Le 8 février 2006, la rédaction de Charlie Hebdo publie un numéro spécial afin de soutenir les douze auteurs danois menacés de mort depuis la parution de leurs caricatures de Mahomet dans le quotidien Jyllands-Posten en septembre 2005.
  • 7
    Enquête Ifop pour Sud-Ouest réalisée par téléphone du 20 au 21 septembre 2012 auprès d’un échantillon de 953 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus.

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