Vingt ans après le « front républicain » de l’élection présidentielle de 2002 où Jean-Marie Le Pen avait réalisé un score de 17,79% des voix au second tour, Marine Le Pen a obtenu 41,45% des suffrages exprimés au second tour de l’élection présidentielle de 2022, confirmant une nette progression de la dynamique frontiste. Mais que s’est-il passé durant vingt ans pour que la dynamique évolue de la sorte ? C’est ce qu’explique Jérôme Fourquet dans cette note.
Alors qu’au second tour de l’élection présidentielle de 2002, Jean-Marie Le Pen était écrasé par près de 20 millions de voix de retard face à Jacques Chirac, l’écart entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen fut ramené à 10 millions en 2017 et n’était plus que de 5,5 millions cette année. Si le FN/RN a connu des fortunes diverses, la perspective historique qui se dessine, lorsque l’on prend le recul nécessaire, est celle d’une montée en puissance tout aussi spectaculaire que continue. En vingt ans, la famille Le Pen a ainsi accru son capital électoral de second tour de près de 7,7 millions de voix, ce qui est colossal et a considérablement élargi son assise territoriale.
Géographie de la montée des eaux bleu marine
Pour pouvoir comparer les deux scrutins, nous avons utilisé la même échelle de scores sur les deux cartes. À l’instar d’une grande marée, les niveaux ont augmenté partout et les strates les plus faibles n’apparaissent plus nulle part en 2022, à l’exception de quelques isolats urbains, qui surnagent tels les sommets de hauts rochers, le reste du relief ayant été noyé par la montée des eaux.
Les votes Jean-Marie Le Pen et Marine Le Pen au second tour de 2002 et de 2022
Dans certains territoires, historiquement favorables au lepénisme, la progression enregistrée en vingt ans débouche désormais sur des scores massifs. Il en va ainsi par exemple du littoral languedocien. Les résultats au premier tour y tangentent la barre des 40% et dépassent le seuil de 60% au second tour. Au regard de ces chiffres, on peut considérer que le frontisme est devenu l’idéologie dominante dans ces territoires et qu’il y exerce aujourd’hui une véritable hégémonie culturelle, pour reprendre un terme gramscien. On observe le même phénomène dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, le nord des Ardennes et de la Moselle, la Thiérache, le Blayais ou bien encore le Médoc.
Mais la montée des eaux a également concerné la plupart des territoires de la façade ouest du pays, dans laquelle le score moyen du Rassemblement national (RN) atteint désormais plus de 30%, voire plus de 40%. Ces scores, qui étaient en 2002 l’apanage des fiefs frontistes du Var ou du Vaucluse, s’observent désormais en Mayenne ou au Pays basque… Les plafonds d’hier sont devenus les planchers d’aujourd’hui.
Sur le plan national cependant, il est un type d’espace qui résiste à cette montée des eaux bleu marine. Il s’agit des grandes aires urbaines, qui n’affichent pour la plupart d’entre elles qu’une faible progression en vingt ans. Alors que la hausse au niveau national a été de 23,7 points, Marine Le Pen n’améliore le score de son père que de 4,9 points à Paris, 5,2 points à Lyon ou à peine 7 points à Lille et Strasbourg, par exemple. Abritant de fortes concentrations de cadres, de professions intellectuelles et d’habitants cosmopolites, jouissant de très nombreux équipements collectifs, d’un marché du travail diversifié et dynamique et de multiples connexions avec l’économie et la culture mondialisées, ces grandes villes demeurent hermétiques au vote RN.
Si l’on classe les communes en fonction de la distance qui les sépare de la métropole la plus proche (à savoir une agglomération de 200 000 habitants ou plus) et que l’on calcule les scores moyens en 2002 et en 2022 dans chacune de ces strates géographiques, on obtient des résultats des plus parlants. Ils montrent tout d’abord un écart très marqué entre les métropoles (ville-centre et communes situées à moins de dix kilomètres) et leurs périphéries. Le vote Le Pen passe ainsi en moyenne de 30,4% dans les métropoles élargies à 40% dans les communes situées dans un rayon de dix à vingt kilomètres, pour culminer à près de 48% entre trente et soixante kilomètres, puis perdre à peine quelques points dans les communes les plus éloignées. Cet écart entre les métropoles et ce que nous avons appelé le « grand périurbain » existait déjà en 2002, mais le différentiel n’était que de 4 points à l’époque. Il a aujourd’hui explosé et atteint en moyenne nationale plus de 17 points… Dans les principales aires urbaines, Marine Le Pen a amélioré en moyenne de 15 points le score de son père vingt ans plus tôt, alors que la progression a été bien plus puissante au fur et à mesure que l’on s’éloignait d’une métropole pour atteindre près de 28 points passé trente kilomètres.
Le fait que cette métrique implacable s’observe partout sur le territoire national indique que nous sommes en présence d’un phénomène extrêmement puissant et structurant, dont les effets se font sentir dans toutes les régions françaises. L’explosion de ce vote depuis une vingtaine d’années dans la « France périphérique » chère à Christophe Guilluy renvoie à la fois à l’accélération de la métropolisation (concentration des richesses et des savoirs dans les métropoles) et à la poursuite du mouvement de périurbanisation. Le développement spectaculaire de ce mode de vie périurbain, marqué par un étiolement des relations sociales, une valorisation de la sphère individuelle, mais aussi par l’extrême dépendance à la voiture a constitué un puissant ressort de l’essor du vote RN dans la « France périphérique » depuis vingt ans. Le prix du gazole (carburant le plus utilisé dans ces territoires) a en effet explosé depuis 2002, ce qui s’est traduit par la crise des « gilets jaunes », mais également par la poussée frontiste dans ces zones où le pouvoir d’achat est particulièrement sous pression.
Délinquance : franchissement de seuils et diffusion sur le territoire
Depuis le surgissement du FN sur la scène politique en 1983-1984, les électeurs de ce parti ont constamment fait figurer parmi leurs principales motivations de vote la question de l’insécurité et de la délinquance, et cela a encore été le cas cette année. On peut dès lors formuler l’hypothèse que la montée en puissance du vote FN/RN au cours des deux dernières décennies constituerait la traduction électorale à la fois d’une augmentation importante du niveau de la délinquance qui aurait franchi des seuils depuis 2002, mais aussi de sa diffusion dans de très nombreux territoires. Différents indicateurs convergent et valident l’hypothèse d’une hausse récurrente de la délinquance et des violences dans notre pays depuis 2002. C’est le cas notamment de celui du nombre de policiers blessés en mission chaque année, qui renseigne sur le degré d’agressivité et de conflictualité auquel les représentants de la loi sont confrontés et exposés.
Partant de 3 800 fonctionnaires de police blessés en 2004, nous sommes ainsi passés à 5 800 dix ans plus tard, soit une augmentation spectaculaire de 52%. Depuis, le nombre des blessés en mission s’est maintenu à des niveaux très élevés, modulo des effets de conjoncture particuliers. Le pic de 2019 s’explique ainsi en bonne partie par le mouvement des « gilets jaunes », au cours duquel de très nombreux policiers furent blessés, quand la baisse de 2020 (dernière année pour laquelle cette donnée est disponible) renvoie à la crise liée à la Covid-19 et aux confinements, périodes pendant lesquelles l’activité sociale et policière tournait au ralenti.
Le nombre de cambriolages enregistrés par les forces de l’ordre est lui aussi orienté à la hausse puisqu’il est passé de 169 000 en 2008 à plus de 230 000 en 2012, soit une hausse de 40% en quatre ans. De 2012 à 2019, le nombre de plaintes déposées, en dépit de variations annuelles plus ou moins importantes, n’est jamais redescendu au-dessous de ce plateau élevé, marquant un vrai franchissement de seuil par rapport aux années 2000. Les chiffres sont en recul sensible en 2020 et 2021, mais l’on peut penser que ce mouvement atypique s’explique par le fait que les confinements liés à l’épidémie de Covid-19 n’ont pas constitué des périodes très propices à l’activité des cambrioleurs, car beaucoup de logements se trouvaient occupés.
On notera que la géographie des cambriolages n’est pas sans lien avec celle du vote RN. Le littoral méditerranéen, la vallée du Rhône et les grandes périphéries franciliennes, qui sont des zones de fort vote RN, affichent ainsi un taux de cambriolages nettement plus élevé que la moyenne nationale. À l’inverse, des territoires comme le Massif central, les Pyrénées et le Grand Ouest se caractérisent par de faibles niveaux de cambriolages et sont aussi des espaces où le niveau de vote RN est moins élevé.
Parallèlement à l’augmentation des cambriolages, l’intensification et la montée en puissance des violences urbaines participent également de l’idée d’un ensauvagement de la société. L’apparition, puis la banalisation sur tout le territoire des mortiers d’artifice, qui font désormais partie de la panoplie de base des émeutiers, en constituent un symbole. Ce phénomène a commencé à être signalé après les émeutes de 2005. Suite à leur emploi répété à l’été 2009, Brice Hortefeux, alors ministre de l’Intérieur, demanda en septembre 2009 que soient interdits à la vente « tous les mortiers de feux d’artifice ». La mise en place d’une législation spécifique signalait, en creux, la propagation du phénomène sur le territoire et l’aggravation de la situation sécuritaire. Depuis 2017, la vente de ce matériel est réservée aux seuls professionnels. Cependant, les délinquants n’ont manifestement aucun problème d’approvisionnement et les forces de l’ordre essuient des tirs de manière désormais systématique dans ces quartiers en région parisienne et en province, par exemple dans le quartier de Perseigne à Alençon dans la nuit du 27 octobre 2021. Le lendemain, Marine Le Pen se rendit au commissariat d’Alençon pour apporter son soutien aux policiers.
Immigration et vote RN
À l’instar de la délinquance, la question de l’immigration a toujours été en tête des priorités des électeurs frontistes. On peut dès lors s’interroger sur le fait de savoir si la progression électorale récurrente du FN/RN depuis vingt ans serait une réaction à la persistance, voire à l’accélération, des flux migratoires. Comme nous l’avons montré dans L’Archipel français1Jérôme Fourquet, L’Archipel français, Paris, Éditions du Seuil, 2019., le pourcentage de porteurs de prénoms arabo-musulmans parmi les nouveau-nés constitue un bon indicateur à la fois du degré d’assimilation de ces populations, mais aussi des dynamiques migratoires à l’œuvre. La courbe fait apparaître une première phase de forte augmentation de la proportion de ces prénoms au cours des années 1970, période marquée à la fois par de nombreuses naissances dans les familles immigrées arrivées dans les années 1960, mais aussi par une augmentation de l’immigration du fait de la généralisation du regroupement familial en 1976. Au terme de cette première phase de hausse, un premier pic (autour du seuil de 7% des naissances) est atteint entre 1983 et 1984. Ce franchissement d’un premier seuil se traduit sur le plan électoral par la percée initiale du FN (élection municipale partielle de Dreux en 1983 et européennes de 1984).
La courbe semble avoir ensuite atteint un plateau au cours des décennies 1980 et 1990, période marquée par une politique migratoire plus restrictive et la mise en place de dispositifs d’aide au retour. Sur le plan électoral, Jean-Marie Le Pen ne progresse que très modérément durant cette période, passant de 14,4% lors de l’élection présidentielle de 1988 et 16,9% en 2002. Le pourcentage de porteurs de prénoms arabo-musulmans parmi les nouveau-nés qui atteignait 11,3% cette année-là va connaître ensuite une nouvelle phase d’augmentation très sensible (comparable à celle observée durant les années 1970) qui va le porter à 18,8% en 20162Dernière année pour laquelle nous disposons des données..
Le basculement de la société française dans une configuration d’hétérogénéïté ethnoculturelle n’opère pas avec la même intensité sur l’ensemble du territoire, mais la rapidité du phénomène est assez saisissante. Alimentée par une immigration légale et clandestine soutenue et par une moyenne d’âge des populations de culture arabo-musulmane moins élevée que celle de la population de « souche », la dynamique qui s’est enclenchée depuis une vingtaine d’années a déjà transformé en profondeur la physionomie ethnoculturelle de la France. On notera ainsi qu’en 2015 toute une série de départements (Nord, Oise, Seine-et-Marne, Alsace-Moselle, Hérault, Var, Alpes-Maritimes…) affichaient un taux de prénoms arabo-musulmans parmi les nouveau-nés comparables à celui qu’on observait en Seine-Saint-Denis en 1983, soit un taux de 15% qui, à l’époque, apparaissait comme particulièrement élevé.
Parallèlement à cette reprise de la dynamique migratoire à la charnière des années 1990 et 2000, la visibilité de l’islam dans la société s’est accrue du fait d’un regain de religiosité dans la population de confession ou d’origine musulmane et le point de bascule semble lui aussi se situer à cette période. Les sondages réalisés durant les années 1990 indiquaient par exemple un taux de pratique du ramadan de l’ordre de 60%, alors qu’il s’établit autour de 70% depuis le début des années 2000. Autre signe d’une affirmation religieuse plus revendiquée, parmi les femmes se déclarant musulmanes, 35% disaient porter le voile (hidjab ou niqab) en 2016 contre 24% en 2003. L’évolution de la législation sur le sujet illustre que cette pratique a gagné du terrain et que le législateur a tenté de l’encadrer. En 2004, une première loi était votée interdisant le port de signes religieux ostentatoires (dont le voile) dans les écoles. Et depuis 2011, une autre loi prohibe le port dans l’espace public de tenues comme le niqab ou la burqa qui masquent et dissimulent le visage. Dans certains quartiers ou villes très communautarisées, l’application de cette loi ne va pas sans poser de problèmes. En juillet 2013, par exemple, la commune de Trappes a connu des violences urbaines, durant desquelles le commissariat fut attaqué, suite au contrôle d’une femme entièrement voilée qui dégénéra.
Au cours des deux dernières décennies, d’autres pratiques non religieuses, mais de nature communautaire, se sont ancrées dans le paysage signant la présence accrue des populations issues de l’immigration et les métamorphoses du pays. Dans ce que nous avons appelé la « France d’après », les kebabs ont pignon sur rue dans la moindre petite ville, tout comme les bars à chicha. À la lecture de la presse quotidienne régionale, on a également vu apparaître, depuis la fin des années 2000, la problématique des cérémonies de mariage s’accompagnant de cortèges de voitures de grosses cylindrées ne respectant pas le code de la route ; d’orchestres et de drapeaux étrangers aux abords et à l’intérieur des mairies.
Les mutations démographiques et la visibilité accrue d’une immigration musulmane ont constitué un changement majeur pour une partie de la population, ce qui a pu développer un sentiment de dépossession culturelle, nourrissant l’essor du vote RN au cours des deux dernières décennies. Ce phénomène s’observe partout sur le territoire, mais avec une intensité diverse en fonction du degré d’exposition aux flux migratoires. Là où ces flux sont les plus spectaculaires, le vote FN/RN a explosé en vingt ans. C’est le cas à Mayotte, où Jean-Marie Le Pen avait obtenu seulement 11,7% en 2002 et où sa fille a rallié 59,1% des suffrages en 2022. Même phénomène à Calais, où le vote frontiste a gagné 40 points en vingt ans (de 21,7% à 61,7%), ou dans la commune voisine de Coquelles (où est implanté le terminal de l’Eurotunnel) : 19,1% en 2002 contre 53,4% aujourd’hui.
Il est à noter que, dans ces territoires, la population migrante est de passage et/ou n’a pas la nationalité française, et donc pas le droit de vote. La situation est différente dans d’autres lieux où l’immigration est plus ancienne et où toute une partie du corps électoral est aujourd’hui issue de l’immigration. La question migratoire produit ainsi des effets électoraux contrastés dans le temps, comme l’illustre le cas emblématique de la Seine-Saint-Denis. De la fin des années 1980 aux années 1990, ce département se caractérisait par un survote en faveur de FN, car l’immigration y était importante, mais seule une proportion assez faible d’électeurs en était issue. La composition démographique du corps électoral va ensuite assez rapidement se modifier (du fait des naturalisations et de l’arrivée à l’âge de la majorité des enfants d’immigrés, nés en France), ce qui a une traduction politique assez claire. En 2002, Jean-Marie Le Pen enregistre encore un score juste au-dessus de sa moyenne nationale dans le « 93 ». Ce score va ensuite poursuivre son dévissage dans le département alors que le vote RN gagnait en intensité sur le plan national. Finalement, Marine Le Pen a enregistré au premier tour en Seine Saint-Denis un résultat deux fois inférieur à sa moyenne nationale, alors qu’en 1988 ce département apparaissait comme un bastion du parti.
La disparition des services publics, carburant électoral du RN dans les petites villes et les villages
Nous avons évoqué précédemment l’essor du mode de vie périurbain comme facteur ayant favorisé le développement de l’audience frontiste dans la « France périphérique ». Mais parallèlement, un autre élément intervenu au cours des deux dernières décennies a également joué un rôle majeur. Si Laurent Davezies souligne à juste titre l’importance des flux financiers (retraites, prestations sociales, salaires des fonctionnaires…) en provenance des métropoles vers les territoires économiquement les moins dynamiques, cette péréquation et ces transferts sociaux ne sont pas toujours clairement perçus par la population et les zones concernées. En revanche, la fermeture de toute une série de services publics, qui constitue également un fait social majeur, a été très nettement et douloureusement ressentie par les populations locales et leurs élus.
En vingt ans, le nombre de maternités est ainsi passé de 742 à 478 et c’est essentiellement dans les villes moyennes qu’elles ont disparu.
Parallèlement à ces disparitions très douloureusement vécues des maternités, la France des préfectures et des sous-préfectures a également essuyé les conséquences de la réforme de la carte judiciaire. Au 1er janvier 2011, la France ne comptait plus que 813 juridictions judiciaires contre 1206 avant la réforme, lancée en 2007. Les villes concernées par la fermeture des tribunaux de grande instance sont typiques de cette « France périphérique » qui se voit déclassée : Hazebrouck, Péronne, Abbeville, Bernay, Avranches, Guingamp, Bressuire, Rochefort, Marmande, Saint-Gaudens ou bien encore Riom, Montbrison ou Dole. Ce sont également ce type de villes qui ont été touchées par les fermetures des succursales et des antennes de la Banque de France, qui sont passées de 201 en 2003 à 95 en 2021.
Bien entendu, les habitants de ces villes ne fréquentent pas au quotidien la maternité, le tribunal ou la succursale de la Banque de France. Mais la présence de ces services publics signe symboliquement la pleine appartenance à la collectivité nationale et confère à leur ville un certain rang ou statut. Leur fermeture est alors reçue comme une rétrogradation de leur commune et nourrit auprès des habitants le sentiment d’être considérés par les pouvoirs publics comme des citoyens de seconde catégorie. Saint-Gaudens, commune de 12 000 habitants située à 90 kilomètres au sud de Toulouse, a perdu son antenne de la Banque de France en 2004, son tribunal de commerce en 2008, puis son tribunal de grande instance en 2010, avant qu’il soit rouvert en 2013. La même année est tombée l’annonce de la fermeture du commissariat, qui a finalement été annulée suite à une mobilisation de toute une partie de la population. Cette mobilisation n’a pas permis en revanche d’empêcher la fermeture de quatre classes de collège entre 2017 et 2018 et du service des urgences en 2019. Cet étiolement du maillage de services publics locaux n’est pas sans conséquence sur le plan électoral. Alors que Jean-Marie Le Pen avait recueilli seulement 15,9% des voix à Saint-Gaudens en 2002, sa fille enregistrait vingt ans plus tard le score de 47,1%, soit une progression de 31,2 points, alors que, sur la même période, la hausse n’était que de 8,6 points à Toulouse, la grande métropole régionale.
Si la France des préfectures et des sous-préfectures a été affectée par la réforme de la carte judiciaire ainsi que par la fermeture des maternités, services d’urgences et autres succursales de la Banque de France, la France des chefs-lieux de cantons n’a pas non plus été épargnée. Dans ces bourgs ou ces gros villages, ce sont les bureaux de poste qui ont disparu. En vingt ans, ce maillage a ainsi été quasiment divisé par deux.
Or la présence ou l’absence d’un bureau de poste n’est pas neutre électoralement. Dans une étude portant sur les résultats des élections européennes de 2014, nous avions évalué que dans les communes de moins de 1 000 habitants, le vote FN variait en moyenne de 3,4 points en fonction de la présence ou l’absence d’un bureau de poste. Cela peut s’expliquer par le fait que le bureau de poste symbolise par excellence la présence des services publics en milieu rural. Le bureau de poste confère un statut au village qui en est (encore) doté et le relie avec le reste du pays. On comprend dès lors que la fermeture d’un bureau de poste soit très mal vécue dans une commune. C’est à la fois synonyme de déclassement et une illustration très concrète du désengagement des services publics dans le monde rural.
- 1Jérôme Fourquet, L’Archipel français, Paris, Éditions du Seuil, 2019.
- 2Dernière année pour laquelle nous disposons des données.