Dans le cadre des Rendez-vous de l’Histoire de Blois, consacrés cette année à la justice, retour sur la lutte engagée par le Parti socialiste dans les années 1970 pour une réforme des institutions judiciaires et des libertés de l’individu.
De 1971 à 1981, le Parti socialiste prend fermement position pour la défense des libertés individuelles et des droits des salariés dans le monde du travail, et propose une réforme très nette des institutions carcérales et judiciaires, selon lui trop marquées par des relations ambiguës avec le pouvoir. Il prend acte de la dégradation des conditions de vie dans les prisons (émeutes dans les centrales de Clairvaux en 1971 et de Toul en 1972) et de l’atteinte aux droits de manifestation, et dénonce l’asservissement des juges d’instruction au parquet. Il réclame également la suppression de la Cour de sûreté de l’État et des tribunaux d’exception (au sein de l’armée), et l’abolition de la peine de mort.
C’est l’époque où, sous les présidences de Georges Pompidou (1969-1974) et de Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981), on assiste à des arrestations de manifestants en application de la loi « Anti-casseurs » du 8 juin 1970 (le leader de la LCR Alain Krivine est interpellé lors d’affrontements avec le mouvement d’extrême droite Ordre nouveau), à la restriction des droits des travailleurs immigrés, à une surveillance accrue des syndicats et de la jeunesse étudiante et lycéenne, à des procès de militants d’extrême gauche (Pierre Goldman en 1974, Henri Curiel en 1977) et à des instructions judiciaires équivoques (affaire de Bruay-en-Artois, décès du ministre Robert Boulin).
En avril 1974, François Mitterrand, candidat de l’union de la gauche à l’élection présidentielle, annonce que s’il est élu il soumettra au Parlement un projet de « Charte des libertés et des droits des Français ». Au printemps 1975, c’est le PCF qui publie sa propre « Déclaration des Libertés » en 89 articles. Mais cette floraison de projets ne revient pas à l’opposition seule, car dès son élection à l’Élysée le président Giscard d’Estaing a fait mettre en place une Commission des libertés, rattachée au ministère de l’Intérieur, tandis que l’Assemblée nationale crée une commission spéciale sur le sujet, réunissant des personnalités de tous horizons. Le PS réagit : il lance au sein du secrétariat national aux Études des groupes de travail mobilisés sur différents versants des droits et libertés, puis reprend le projet de la présidentielle en créant également un comité chargé de réfléchir à une Charte des libertés, dirigé par Robert Badinter.
Autour de lui, Hubert Beuve-Méry, le fondateur du quotidien Le Monde, l’avocat Jean-Denis Bredin, les philosophes Régis Debray, Michel Serres et Élisabeth de Fontenay, les avocat et magistrat Arnaud et Pierre Lyon-Caen, l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie, la féministe Benoîte Groult, les socialistes Gilles Martinet, Jean-Pierre Cot, Jack Lang, Michel Rocard, Laurent Fabius, Nicole Questiaux, Charles Hernu, Yvette Roudy… Le fruit de ces travaux est publié en mai 1976 chez Gallimard, Liberté, libertés. Réflexions du comité pour une charte des libertés animé par Robert Badinter, préfacé par François Mitterrand.
L’ouvrage revient sur « l’acquis » en matière de libertés (déclarations des droits de l’homme de 1789 et de 1948, préambule de la Constitution de 1946, Convention européenne des droits de l’homme de 1950) et, en insistant sur le combat historique entre le « capital » (la bourgeoisie répressive) et les « travailleurs-consommateurs » (emprisonnés dans des relations économiques et sociales aliénantes), rappelle que l’évolution de ces droits s’est toujours produite à partir de rapports de forces : « Les libertés ne se décrètent pas. Elles se conquièrent ». Il propose surtout un arsenal de mesures pour les droits et libertés dans le monde du travail, pour dépouiller le système éducatif de ses archaïsmes et libérer les médias du joug politique, pour les femmes, les étrangers, les malades et les handicapés, les détenus, les militaires. Il parle aussi de décentralisation des pouvoirs, d’une administration au service des citoyens, et d’une police et d’une justice « restituées aux Français », plutôt que dévolues à la protection des intérêts des « forts et des riches » : « il faut arracher la justice à la dépendance du pouvoir exécutif ».
Car le climat qui entoure l’action de la justice et de la police inquiète la gauche et trouble une partie des Français, à un moment où, pourtant, la « société libérale avancée » de Giscard d’Estaing produit des changements importants, notamment pour les femmes (ouverture libre de comptes bancaires et de gestion de leurs revenus, loi Veil sur l’IVG en 1975, divorce par consentement mutuel, etc.). C’est aussi un temps où, de nouveau, la question de la peine de mort et de son abolition ronge les consciences, dix ans après la fin de la guerre d’Algérie. « La France a peur », comme l’annonce à la télévision le journaliste Roger Gicquel lors de l’arrestation de Patrick Henry en 1976. La peine de mort continue d’être prononcée et appliquée : Roger Buffet et Claude Bontemps en juin 1972 sont guillotinés en novembre 1972, Christian Ranucci en juillet 1976. Avocat de Bontemps puis de Patrick Henry, à qui il évitera en 1977 la peine de mort, Robert Badinter milite ardemment durant les années 1970, dans les prétoires et au Parti socialiste, pour que la justice française se modernise enfin et suive les transformations sociales et politiques qui traversent la société. Nommé Garde des Sceaux dans le gouvernement de Pierre Mauroy, il fera voter par l’Assemblée nationale l’abolition de la peine capitale en septembre 1981.
Quelques archives
Octobre 1971 : quelques mois après le congrès de refondation d’Épinay-sur-Seine, le Parti socialiste publie la brochure « Défendez vos libertés ». L’année précédente, le Parlement a voté la loi dite « Anti-casseurs », qui renvoie clairement aux événements de Mai 68, et censée contenir les débordements lors de manifestations. Le pouvoir durcit le ton, mais PS et PCF ne sont pas dupes et publient une déclaration commune sur la sécurité des citoyens, les libertés politiques, syndicales, d’expression… et à l’université :
- Déclaration PS-PCF, 8 octobre 1971
- Même les juges en ont assez, octobre 1971
1972-1974 : L’Unité, l’hebdomadaire du PS dirigé par Claude Estier, consacre de nombreux articles à l’état des institutions judiciaires, dénonce la précarité dans les prisons et le refus de grâce du président Pompidou pour un condamné à mort, décrit la situation intenable des juges, et rencontre des représentants du Syndicat de la magistrature :
- « Le fantassin de la justice« , L’Unité, 12 mai 1972
- « Une fabrique à délinquants« , L’Unité, 9 juin 1972
- « Le scandaleux juge Pascal« , L’Unité, 21 juillet 1972
- « Quand le Prince choisit la mort« , L’Unité, 29 juin 1973
- « La Justice n’est jamais neutre« , L’Unité, 30 novembre 1973
- « Des magistrats militants« , L’Unité, 29 novembre 1974
1976-1978 : travaux de la Commission « Institutions et libertés » du PS, dirigée par Gilles Martinet: cf. Le Poing et la Rose, novembre 1976.
Journée d’études du PS « Une justice égale pour tous », 2 décembre 1978 : Le Poing et la Rose, décembre 1978.
1980-1981 : le projet de loi dit « Sécurité et liberté » du Garde des Sceaux Alain Peyrefitte alerte les organisations de gauche qui se mobilisent pour son retrait. Le PS inclue ses travaux de réflexion et ses propositions sur la justice et les libertés au projet socialiste de 1980, et au programme du candidat François Mitterrand pour la présidentielle de 1981 :
- dossier « Juin 1980 : la défense des libertés »
- convention sur le Projet socialiste, Parti socialiste, janvier 1980
- « Inquiétant Peyrefitte« , L’Unité, 9 mai 1980
- Pour la défense des libertés judiciaires, 1980
- dossier « Libertés« , Le Poing et la Rose, janvier-février 1980
- dossier « Libertés« , Le Poing et la Rose, décembre 1980
- les 110 propositions (présidentielle 1981) : voir les articles 51-52-53
1981 : la victoire de la gauche aux élections présidentielle et législatives change la donne, et on attend du gouvernement de Pierre Mauroy et de son Garde des Sceaux Robert Badinter les premières grandes mesures pour réformer l’institution et l’appareil de justice français :
- « Amnistie et Cour de Sureté« , L’Unité, 4 juillet 1981
- Discours de Robert Badinter à l’Assemblée nationale pour l’abolition de la peine de mort, le 17 septembre 1981
Sources à consulter
On peut consulter au Centre d’archives socialistes de la Fondation Jean-Jaurès :
- des dossiers provenant du secrétariat national du PS aux Études dans les années 1970 ;
- la presse socialiste de l’époque : mensuel Le Poing et la Rose, et l’hebdomadaire L’Unité, dont la collection est intégralement et librement consultable en ligne ;
- la revue Faire. Mensuel pour le socialisme et l’autogestion :
n°31 (mai 1978) : « L’Europe et les libertés »
n°48 (oct. 1979) : dossier « La justice sous Giscard » : articles « L’enjeu judiciaire », « La dégradation de la justice », « « L’espace répressif européen », « Les pratiques judiciaires »
n°60 (oct. 1980) : dossier « Battre Giscard, pourquoi pas ? », articles sur « Libertés : quand le libéralisme avance à rebours » : « Justice : de la prévention à la répression », « L’Europe judiciaire au point mort », « Les libertés à l’abandon »
n°66 (avril 1981) : « Justice : sécurité et psychose » (entretien avec Henri Leclerc).
À lire aussi :
- Henri Nallet, La gauche et la justice. Réflexions sur l’expérience gouvernementale 1981-2002, Fondation Jean-Jaurès, coll. « Les Essais », février 2011 ;
- Nicolas Vignolles, 1981 : Comment la gauche abrogea la loi anticasseurs, Fondation Jean-Jaurès, coll. « Les Notes », 18 juin 2009 ;
- David Chekroun et Étienne Pataut, L’Europe de la justice, Fondation Jean-Jaurès, coll. « Les Essais », juin 2009 ;
- Revue Recherche socialiste, dossier « Les socialistes et la justice, XIXe-XXIe siècles », hors-série n°50-51, janvier-juin 2010.