Vers la guerre des identités ?

Pour « Demain les banlieues », le député du Val-d’Oise Philippe Doucet reçoit l’historien Pascal Blanchard pour le livre qu’il a co-dirigé à La Découverte : Vers la guerre des identités ? De la fracture coloniale à la révolution ultranationale (mai 2016).

 

La réaction de Philippe Doucet

Deux mois avant les « émeutes » des banlieues, l’historien Pascal Blanchard offrait – avec une vingtaine de co-auteurs – un regard neuf sur la complexité des héritages coloniaux en France, au cœur de nombreux débats, notamment sur la notion d’« identité nationale », avec le livre de son collectif, La Fracture coloniale. Son ouvrage préfigurait alors le constat sans appel qu’il dresse aujourd’hui dans Vers La guerre des identités ? De la Fracture coloniale à la révolution ultranationale, paru en mai 2016. En dix ans, la fracture est devenue béante, et le passé colonial, non digéré, a laissé place à une crise identitaire, extrêmement virulente dans les banlieues, les outre-mer et la société française. Vers la guerre des identités ausculte les prolongements contemporains de ce passé tout en interrogeant les mille manières dont les héritages coloniaux font aujourd’hui sentir leurs effets, à travers les contributions d’une vingtaine de spécialistes : relations intercommunautaires, ghettoïsation des banlieues, difficultés et blocages de l’intégration, antisémitisme, manipulation des mémoires, conception de l’histoire nationale, crise de l’antiracisme, montée en puissance du racisme, débats sur la laïcité et l’islam de France…

Comme le souligne Pascal Blanchard, la question coloniale ne s’exprime pas seulement dans son rapport au passé ; la manière dont la France digère son passé colonial est une question prégnante, traversée d’une mémoire conflictuelle dont on n’arrive pas à sortir. Les éclaboussures impériales continuent à retomber sur les populations des quartiers, et les populations issues de l’immigration ont le sentiment que c’est à cause de l’histoire coloniale qu’ils ne se sentent pas totalement français. Au fond, on ne prend pas assez en compte le lien entre la souffrance sociale du présent et la problématique mémorielle et identitaire dont elle se double. Il est nécessaire de se demander pourquoi le passé colonial est encore aussi important dans le présent, à droite comme à gauche. En réalité, les révoltes urbaines de 2005 ont été le point d’orgue de la question coloniale, et la France a redécouvert quatre décennies plus tard que cette période n’avait pas été digérée. L’Etat a une responsabilité car cette histoire n’est racontée nulle part, alors c’est elle qui fonde la manière dont la République s’est pensée au XXIe siècle. Notre pays n’a pas fait le travail d’écriture nécessaire pour faire rentrer cette histoire dans la mémoire collective et d’autres l’ont instrumentalisée, dans les quartiers, sur Internet, au sein de l’échiquier politique de droite et d’extrême droite. Le FN s’en est emparé et a raconté une autre manière d’être Français, basée sur la figure de l’envahisseur revenu d’ailleurs, sur la perturbation et le déclin de l’identité française… La gauche n’a pas vu venir ce débat. Elle est perdue face à ces questions, elle a le sentiment que le rapport social de classe s’est effondré et ne sait comment pallier le vide. Elle brandit la laïcité comme unique réponse. Ce n’est pas suffisant. La laïcité est une question, mais le débat sur l’identité, qui rassemble la mémoire, l’histoire, la citoyenneté, la notion d’égalité réelle est tout autre chose, sur lequel nous n’avons pas encore, à gauche, les clefs de déconstruction.

Objectiver et quantifier les discriminations sont nécessaires, car si l’on n’a pas un modèle qui nous ressemble, on ne pense pas que cette société nous soit ouverte. Je peux le constater au sein des grands médias : Audrey Pulvar et Harry Roselmack ont suscité des milliers de vocations. Il faut avoir des modèles pour favoriser la promotion sociale, comme on le faisait au début du XXe siècle avec les campagnes pour l’école, en faveur de la promotion ouvrière. Sinon, impossible de faire en sorte que les jeunes des quartiers populaires se sentent chez eux. Le vivre ensemble, c’est l’identité de chacun, mais aussi l’identité collective. Mais attention, la solution à la crise identitaire n’est pas seulement sociale ; ce n’est pas avec moins de chômage que l’on va régler la question identitaire (comme le prouve au quotidien la situation politique en Suisse). De fait, la question de la mémoire est essentielle, comme le souligne Benjamin Stora depuis des années, la meilleure preuve est l’incapacité dans ce pays de créer un musée des colonisations. 

Face aux nouveaux défis de la mondialisation, aux revendications communautaires, face à la crise sociale et identitaire qui secoue la France, face à l’ébranlement de pans entiers de l’exemple français – le social, l’éducation, la santé publique, l’autorité de l’Etat – l’identité de notre nation mérite une réflexion approfondie. Une part relève de l’héritage des siècles, de son histoire et de son patrimoine. Mais l’autre se cristallise dans le rapport à l’altérité, au cœur des villes et de leurs grands ensembles périphériques, où les difficultés de cohabitation et l’effacement croissant des repères traditionnels conditionnent la perception que de nombreux Français peuvent avoir de leurs compatriotes en provenance d’une autre culture. La France, pays qui a connu, bien avant la plupart de ses voisins européens, une immigration massive, est aujourd’hui engluée dans la remise en question d’un modèle qui jusqu’ici faisait sa fierté et son ciment, et qui reste conditionné à un présent noué par les tensions qui perturbent le désir de vivre ensemble. Je suis convaincu que la gauche a manqué de courage politique et de clairvoyance en laissant la droite et l’extrême droite s’accaparer et dévoyer la question identitaire, par peur que la boîte de Pandore ne s’ouvre une nouvelle fois sur de vieux démons toujours prêts à renaître : le racisme, la xénophobie, le nationalisme, le colonialisme. Pourtant, aujourd’hui, nous ne pouvons continuer de nous voiler la face : point d’identité française sans référence au national et au sentiment national. Je suis persuadé que les questions de l’identité française et de la nation seront l’un des thèmes principaux de la campagne de 2017 et en tant qu’élus de gauche, il est de notre devoir de nous en emparer.

Des mêmes auteurs

Sur le même thème