L’euro, vingt ans après : les questions économiques et sociales au cœur de l’agenda européen ?

Vingt ans après l’adoption de l’euro et dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, l’Observatoire Europe de la Fondation Jean-Jaurès revient sur différentes questions : l’avenir des règles budgétaires pour le financement de la transition écologique et la justice sociale ; les nouvelles ressources pour financer les priorités européennes ; les avancées à mettre en œuvre pour l’Europe sociale, notamment le salaire minimum européen, les enjeux autour de l’égalité femmes-hommes et du statut des travailleurs des plateformes.

Une conférence en ligne réunit :

  • Pervenche Berès, co-directrice de l’Observatoire Europe, ancienne présidente de la délégation socialiste française au Parlement européen, ancienne députée européenne,
  • Yvan Ricordeau, secrétaire national en charge des questions européennes à la CFDT,
  • Eulalia Rubio, chercheuse senior sur les questions économiques à l’Institut Jacques Delors.

Elle est animée par Amandine Clavaud, responsable Europe et directrice de l’Observatoire Égalité femmes-hommes à la Fondation Jean-Jaurès.

Veuillez nous excuser de la mauvaise qualité du son de cette vidéo. Vous trouverez ci-dessous la retranscription des propos de Pervenche Berès, Eulalia Rubio et Amandine Clavaud.

Amandine Clavaud : Nous sommes confrontés dans le cadre de cette présidence française de l’Union européenne (PFUE) à plusieurs défis, des défis immenses, les effets du Covid-19 bien entendu, mais aussi les questions autour de la lutte contre le changement climatique qui est à mener.

On a vu la multiplication de catastrophes naturelles qui invitent les pouvoirs publics à s’engager de manière et efficace. Et dans ce contexte, la réforme du Pacte de stabilité et des règles budgétaires, c’est-à-dire contenir 3% de déficit et la dette à hauteur de 60% du PIB, se pose plus que jamais. Le sujet est sur la table. En témoigne d’ailleurs l’appel qui a été lancé par les membres de la société civile, et dont Laurent Berger était d’ailleurs un signataire, pour un pacte de résilience et de solidarité. Mais aussi la tribune qui avait été signée le chef de l’État, Emmanuel Macron, et Mario Draghi en décembre 2021. On voit donc que le sujet est sur la table.

La PFUE peut représenter une opportunité de mettre cette question-là à l’agenda. Je voudrais donc interroger nos trois intervenants, dans un premier temps, sur la façon dont ils voient l’avenir des règles budgétaires pour la transition écologique, pour la justice sociale. Je vais être un peu provocatrice… Est-ce que selon vous ces règles-là sont devenues obsolètes ? Est-ce qu’elles ont un avenir ? Et peut-être pour en parler, on va commencer par Eulalia Rubio si vous le voulez bien.

Eulalia Rubio : Oui, merci. Je pense qu’on est tous d’accord sur le fait que les règles sont obsolètes, mais ça va être difficile de les réformer. La présidence française doit s’emparer du sujet parce le Pacte est suspendu jusqu’en fin 2022.  Et il ne faudrait pas réappliquer les vieilles règles après décembre 2022. Je dirais qu’il y a un consensus sur le fait qu’il faut les réformes, a minima pour les simplifier. Même les pays du nord sont d’accord sur le fait que les règles sont devenues trop complexes et que personne ne s’y retrouve.

Il y a aussi un consensus sur le fait que le contexte a beaucoup changé après la crise. On a un niveau de dette beaucoup plus élevé, et donc la règle selon laquelle il faut viser une dette en dessous des 60 % du PIB ne semble plus réaliste. Il paraît plus raisonnable de mettre l’accent sur la solvabilité de la dette et moins sur le déficit annuel. Cela ne veut pas dire que le contrôle sur les niveaux de déficit va disparaître, mais il y aura moins d’obsession sur la célèbre règle qui fixe un déficit annuel en dessous des 3 %.

Troisièmement, je crois aussi qu’il a un consensus sur le fait qu’il faut aller vite, et qu’il faut une réforme pragmatique. On a vu beaucoup de chercheurs formuler des propositions de réformes très intéressantes, mais irréalistes, qui requièrent un changement du Traité. Il faut être réaliste par rapport à cela, je pense que pour obtenir un compromis politique il faudra quelque chose qui ne nous oblige pas à changer le Traité.

Après, il y a deux sujets qui je crois seront au centre des débats, et où se situera la vraiebataille. Le premier, c’est comment concilier le besoin de consolider les finances publiques après la crise avec le besoin d’investir massivement, dans les années à venir, pour soutenir la transition vers la neutralité carbone mais aussi les ambitions européennes en matière de politique industrielle, de souveraineté technologique. Je dirais qu’il y a deux options sur la table : la création d’une règle d’or pour exclure certains investissements du calcul de la dette dans le Pacte de stabilité et de croissance ou la mise en place d’un nouveau plan commun d’investissement européen, à l’image du Next Generation EU. Il me semble difficile d’imaginer qu’on obtiendra les deux ensemble ; s’il y a un accord sur une règle d’or les États du nord seront peu enclins à accepter la création d’un autre plan d’investissement européen, et vice versa.

Il y a une autre question qui, à mon avis, est aussi difficile : c’est la question de la gouvernance des règles budgétaires, c’est-à-dire qui doit être en charge d’interpréter et d’appliquer les règles. Si on regarde dans le passé, la mise en œuvre des règles n’a pas été un succès. La Commission a souvent politisé l’application des règles et les sanctions ne se sont pas avérées crédibles. Est-ce qu’on ira vers un système plus rigide, où les règles s’appliqueront de façon quasi automatique et les sanctions deviendront plus crédibles ou, au contraire, vers un système plus flexible ? Cela va être compliqué, parce que là c’est vrai que le système actuel ne marche pas, mais je ne pense pas que tous les États soient d’accord pour un système qui relâche encore plus l’application des règles. Et en même temps, on sait que l’imposition de sanctions ne marche pas non plus. Sur cette question de l’application des règles, je crois qu’il y a des idées intéressantes qui vont vers plus de décentralisation de la discipline budgétaire. Dans ces scénarios, on confierait l’analyse de la soutenabilité des finances publiques au niveau national, concrètement à des institutions indépendantes comme le Haut Conseil des finances publiques en France. Ces institutions feraient l’analyse en suivant une méthodologie commune définie au niveau européen et leurs analyses seraient prises en compte par la Commission et le Conseil pour prendre des décisions dans le cadre du Pacte de stabilité et de croissance. Ce serait, d’une certaine manière, une espèce de différentiation dans la mise en œuvre du contrôle budgétaire, toujours sous la surveillance des institutions européennes.

Je trouve que ce serait intéressant d’explorer cette option. Elle a l’avantage de « nationaliser » les discussions sur la discipline budgétaire. D’ailleurs, ça me fait penser un peu à la tendance qu’on observe avec l’exécution des fonds européens : la gouvernance adoptée avec Next Generation EU donne plus de marge de manœuvre aux administrations nationales pour planifier et exécuter les fonds européens que celle qu’elles ont avec les fonds « classiques » de la politique de cohésion, et la nouvelle PAC donne aussi plus de flexibilité aux États dans la planification et l’exécution des montants reçus. C’est une manière de rendre l’Europe plus proche aux territoires, et de nationaliser les débats européens.

Pervenche Berès : La question de la réforme des règles budgétaires est un débat important, ancien qui nous animait déjà avant la grande crise financière et que nous n’avons pas résolu après celle-ci. Ce débat a été mis entre parenthèses lors de la crise de la Covid-19. On a, comme lors de la précédente crise, inventé des solutions pour faire face à des situations d’urgence puisque manifestement l’euro, l’Union économique et monétaire et son code de conduite, le Pacte de stabilité, n’étaient pas adaptés pour faire face à une crise.

Du coup, certains aujourd’hui disent qu’il n’y a pas besoin de réformer le Pacte de stabilité puisqu’on a pu le mettre entre parenthèses et que l’on a ainsi su trouver une boîte à outils adaptée.

Lorsqu’on a créé l’euro, il y a trente ans, qu’on l’a mis en œuvre il y a vingt ans, c’était avec la volonté que cette monnaie serve l’intérêt des citoyens européens, permette à l’Europe d’être leader en matière de croissance économique et aujourd’hui – j’espère – de lutte contre l’inégalité sociale et de transition écologique. De ce point de vue, si on est honnête intellectuellement, il faut reconnaître que le Pacte de stabilité n’est pas une bonne règle. Peut-on, pourra-t-on le réformer ? Je ne sais pas. Car pour certains États membres, c’est presque un tabou, c’est presque comme l’indépendance de la Banque centrale. On peut en parler beaucoup, ou de fait faire beaucoup, mais réformer le fondamental du Pacte de stabilité, je ne sais pas.

Ce que je sais, c’est qu’il y a beaucoup de raisons de le faire. Vous en avez mentionné un certain nombre. Je voudrais ajouter quelques éléments.

D’abord, je crois que le coût psychologique, économique, politique de la mise en œuvre d’une boîte à outils à chaque fois que l’on doit faire face à une crise, comme on l’a fait lors de la grande crise financière, ou pour mettre en œuvre le Next Generation EU lors de la crise de la Covid-19, devrait conduire à la leçon que l’on n’est pas bien équipés.

Ensuite, la prise en compte des effets multiplicateurs de la politique économique, d’un pays sur l’autre, de ce que c’est que d’avoir une zone euro est totalement insuffisante en l’absence d’une vision ou d’un pilotage global. C’est absent du Pacte de stabilité. Il y a des outils de coordination qui sont légers, et cela ne fonctionne pas. Donc l’avantage d’avoir une monnaie unique pour articuler les solidarités, les interdépendances, n’est pas optimisé au sein de la zone euro.

Troisièmement, et c’est aujourd’hui la critique fondamentale à partir de laquelle on devrait pouvoir construire un consensus pour progresser, c’est que le Pacte de stabilité ne permet pas l’investissement. Le Pacte de stabilité n’est pas pensé autour de l’investissement. Or aujourd’hui, il y a un double investissement massif nécessaire, celui sur lequel on doit pouvoir trouver un consensus politique de façon relativement aisée, c’est celui de la transition écologique. Encore que tirer les leçons de cet impératif en termes de règles budgétaires, de pilotage de la politique économique sera l’enjeu d’un débat qui n’est pas gagné d’avance.

Mais il y a un autre volet tout aussi essentiel si on veut que l’Europe reste ce qu’elle est en tant que civilisation ou modèle auquel les citoyens européens sont très attachés, qui est la question sociale et celle du service public. Cela recouvre la lutte contre les inégalités et les outils de financement de l’éducation et de la santé, deux piliers majeurs.

Quatrièmement, le Pacte de stabilité n’a pas permis de résorber les divergences au sein de la zone, que ce soit au niveau de la dette ou sur la question sociale.

Dernier argument pour aller de l’avant, après avoir dû faire face à deux crises graves, la zone euro n’est pas équipée pour une troisième. Or malheureusement, personne ne peut exclure qu’il y en ait une. L’étude de la Fondation Jean-Jaurès le montre, les Européens, les Français ont compris que l’euro était utile et que c’était pour eux un garde-fou. Au regard des rapports de force géopolitiques mondiaux, de nos interdépendances internationales ou des fragilités de nos sociétés, ne pas se doter des outils nécessaires pour consolider la force de l’euro serait une erreur historique.

On viendra peut-être plus tard aux solutions et comment elles s’articulent mais pour un premier état des lieux voici le tableau, me semble-t-il, dans lequel va s’inscrire ce débat, qui encore une fois est un débat difficile parce qu’il est très enkysté par les débats antérieurs et qu’il faut arriver à trouver les éléments de langage pour convaincre non pas en fonction de ce qu’on n’a pas fait hier mais en fonction de la vision de ce qu’on veut pour l’Europe demain.

Amandine Clavaud : Yvan Ricordeau, est-ce que vous voulez réagir sur les premiers éléments qui ont été énoncés avec votre casquette de la CFDT ?

Intervention de Yvan Ricordeau

Amandine Clavaud : Merci déjà à tous les trois pour ces premiers éléments qui nous déblayent assez clairement le sujet. Justement, vous en avez parlé, vous avez parlé évidemment des effets de la crise du Covid-19.

L’Union européenne a mis en place un plan de relance inédit pour faire face à la crise sanitaire. Vous avez parlé, Pervenche, du programme Next Generation EU à hauteur de 806 milliards d’euros. Aussi un budget à long terme de 2018 milliards d’euros sur la période 2021-2027, corrigez-moi si je me trompe.

Vous avez évoqué ce plan de relance qui est inédit et montre bien l’obsolescence des règles budgétaires puisque bien sûr elles n’ont pas du tout été appliquées.

Peut-on aborder la manière dont vous voyez la gestion de la crise par l’Union européenne et précisément la mise en œuvre concrète de ce plan de relance ? Vous l’avez dit, cela pose la question de l’investissement, d’un nouvel emprunt, des ressources propres pour mettre en place justement les différentes priorités. Vous avez dessiné aussi un petit peu les différents outils qui pourraient être utilisés pour aboutir à une réforme, ou en tout cas à de nouvelles règles budgétaires. Qui veut commencer sur ce sujet, Pervenche ?

Pervenche Berès : En 2020, l’Union européenne a réagi moins mal qu’en 2007-2008 dont certains avaient heureusement gardé le souvenir de ce qu’il ne fallait pas faire. Pourtant, les premières réactions ont été terribles. L’histoire va vite, on oublie que certains ont cru que la Covid allait rester derrière les frontières de l’Italie…

Le tir a été corrigé assez vite et chacun s’est rendu compte qu’il fallait mettre en place des outils exceptionnels pour faire face à une situation exceptionnelle. La question est aujourd’hui précisément de savoir si ces outils ont vocation à être des outils exceptionnels ou si on doit en tirer des enseignements qui vont au-delà. Je plaide pour que ce qu’on a appris avec cette crise soit utile.

Dans cette utilité, il y a un élément qui était déjà identifié qui est le besoin d’investissements. On a créé un outil d’investissement avec Next Generation EU. Est-ce l’on considèreque c’est juste pour la Covid ou est-ce qu’il a vocation à être prolongé ? Le débat est ouvert où l’on retrouve peu ou prou la même géographie des acteurs que celle que l’on a autour de la réforme du Pacte de stabilité.

Mais puisque ces deux débats sont ouverts simultanément, la question de l’articulation entre les outils d’investissement et le fonctionnement des règles budgétaires devrait s’imposer. Il faut rentrer dans cette négociation à partir de l’impératif du financement d’une transition écologique socialement juste.

L’enjeu de la justice sociale est essentiel. Je l’ai vécu comme parlementaire européenne où la question de l’urgence écologique était toujours là pour renvoyer à plus tard la question sociale. Si on fait ça, on ne réussira pas la transition écologique, puisque s’il n’y a pas une appropriation possible de cette transition par tous, cela ne fonctionnera pas. De ce point de vue-là, les solutions que la Commission met sur la table aujourd’hui me semblent tout à fait insuffisantes face aux défis qui sont les nôtres. La Commission propose de renchérir le prix du chauffage du logement des particuliers et de l’usage de la voiture. En parallèle, elle propose la mise en place un petit fonds de compensation mais qui ne corrige pas fondamentalement les divergences et l’aggravation des inégalités que ce signal prix engendrera.

Sur les outils qui ont été mis en place au moment de la Covid, on ne va pas refaire tout le panorama de ce qui a été fait, mais je crois qu’il y a deux initiatives fondamentales dont il faut tirer les enseignements et se poser la question de leur pérennité.

Le premier mécanisme, c’est la capacité d’emprunt commun, qui en plus a des vertus géopolitiques considérables. Je note que le commissaire Gentiloni, hier, dans son intervention au Parlement européen, à l’occasion des vingt ans du passage à l’euro, a beaucoup insisté sur ce point. Cet emprunt permet aux Européens, à travers une dette commune, d’avoir un outil de pilotage et d’exister dans un débat géopolitique à travers une souveraineté monétaire réaffirmée. Indépendamment de cet aspect géostratégique, la question des conditions de financement de l’investissement justifie, me semble-t-il, pleinement qu’on puisse reconduire cet outil, d’autant plus que l’Europe a pu lever sur les marchés les capitaux nécessaires dans de très bonnes conditions. La signature de l’Europe est excellente et permet de financer ses investissements.

Le second outil, c’est celui de SURE, un mécanisme de soutien temporaire des systèmes d’indemnité chômage, dont je comprends que nous sommes tous trois fermement partisans. La France n’a pas eu à en bénéficier mais c’est le mécanisme de stabilisation qui était le plus contracyclique. C’est l’outil qui a eu un effet immédiat, et dont je crois 19 États membres ont pu immédiatement bénéficier, permettant de soulager d’autant leurs finances publiques à travers les solidarités européennes ; cela a fonctionné de manière remarquable. C’est à la fois un signal en matière de solidarité sociale, face au chômage, mais c’est aussi un mécanisme qui permet d’ajuster les chocs entre les économies. C’est ce qu’on appelle un stabilisateur automatique, ce que l’on recherche depuis longtemps et dont on a ainsi fait la démonstration qu’il fonctionnait, qu’il était efficace et rapide à mettre en œuvre. Et, pour des raisons vraisemblablement illogiques, on voudrait faire comme s’il ne s’était rien passé ? Alors que l’on a fait la démonstration que ce qu’un certain nombre d’économistes, y compris du FMI, proposaient fonctionne, on s’offrirait le luxe de ne pas pérenniser un tel outil ? Je pense que ce serait une erreur.

Amandine Clavaud : Eulalia Rubio, vous voulez réagir ?

Eulalia Rubio : Oui, tout à fait. Si on compare avec la dernière crise, cette fois-ci on a fait mieux, et pas simplement dans la réponse à la crise économique mais aussi dans la réponse à la crise sanitaire. En fait, je trouve que parfois on est trop exigeants avec l’Union européenne ; l’Union européenne n’avait pas de compétence en matière de santé et pourtant on a été capable d’agir en commun et, par exemple, de bâtir une stratégie commune pour l’achat des vaccins. On l’a critiquée beaucoup tout au début, rappelez-vous, mais à la fin il faut bien dire que cela a été un succès, cela a marché.

La réponse économique à la crise a été aussi très bonne. On a réagi vite avec la mise en place de Next Generation EU, cela a été un succès, pour différentes raisons qu’on vient d’expliquer.

Maintenant, il y a deux sujets qui sont à suivre et sur lesquels il faut être attentifs. Le premier est la mise en œuvre de Next Generation EU, plus en particulier des plans de relance nationaux. Je viens de le dire, la création de Next Generation EU a été un succès mais il faut veiller à ce que sa mise en œuvre soit aussi un succès. Cela n’est pas donné. C’est un nouvel instrument qui pose beaucoup d’enjeux : enjeux d’absorption des fonds, de qualité de l’investissement, de réussite dans l’adoption et mise en œuvre des réformes proposées…

L’autre sujet, c’est l’avenir de Next Generation EU. Il y a cette idée qui commence à prendre forme dans les débats, l’idée de mettre en place un instrument similaire à Next Generation EU pour financer des nouveaux besoins d’investissement. Il est important de comprendre, me semble-t-il, que les deux questions – mise en œuvre de Next Generation EU et avenir de Next Generation EU – sont très liées. Parce qu’en fait, pour beaucoup de pays du Nord, si la mise en œuvre des plans de relance n’est pas un succès, l’idée de pérenniser Next Generation EU ou de créer quelque chose de similaire dans l’avenir va être totalement écartée. Donc je pense qu’il ne faut pas oublier l’enjeu de bien réussir à mettre en œuvre ces plans de relance car cela est une condition nécessaire préalable à tout débat sur un possible nouveau plan d’investissement européen.

Une autre chose me paraît intéressante de voir quand on compare la crise actuelle avec la crise de la zone euro : c’est le changement en termes de gouvernance. Dans l’ancienne crise, tout était très intergouvernemental. On a créé de nouveaux instruments en dehors du Traité – le Mécanisme européen de stabilité –, mais ces instruments étaient entièrement contrôlés par les États, ni le Parlement ni la Commission n’y avaient rien à dire, et cela posait beaucoup de problèmes. Maintenant on a fait beaucoup mieux, on a créé un nouvel instrument – Next Generation EU – dans le cadre communautaire, et donc soumis au contrôle du Parlement européen. Or, si on regarde en détail les règles de fonctionnement de ce nouvel instrument – notamment de la Facilité pour la reprise et la résilience, qui finance les plans de relance nationaux –, on a mis beaucoup de pouvoir dans les mains de la Commission. 

Et là, je rejoins aussi ce que disait Pervenche, il faut pérenniser Next Generation EU. Mais, si on le fait, c’est important de renforcer les mécanismes de contrôle parlementaire, autant via le Parlement européen qu’au niveau des parlements nationaux

Concernant l’instrument SURE – ce mécanisme d’assurance chômage européen qu’on a créé aussi pendant la crise –, il faut rappeler que c’est un mécanisme temporaire, comme Next Generation EU. Or, alors que Next Generation EU finira en 2026, le mécanisme SURE s’achève fin 2022. Donc la question de sa pérennisation se pose tout de suite. Qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’on termine SURE ou on le prolonge ? Ou on ferme SURE mais on met en place un instrument « dormant » à l’image de SURE, c’est-à-dire une capacité de prêt qui pourrait s’activer rapidement en case de crise et qui fonctionnerait comme SURE ? C’est un débat qu’il faut aussi qu’on lance maintenant.

Intervention de Yvan Ricordeau

Pervenche Berès : Je voudrais ajouter des points qui rejoignent exactement ce que vous êtes en train de dire. Le plan de relance – on l’a beaucoup salué – est exemplaire par son financement puisqu’on est sur un emprunt européen. Mais du point de vue de la dépense, on n’est absolument pas dans une stratégie de valeur ajoutée européenne, on est sur des plans nationaux qui s’additionnent. Il y a là une lacune sur laquelle il faut être vigilant.

L’autre point important à propos de ce plan de relance, ce sont les conditions de sa mise en œuvre. Parce que les outils de la Commission européenne pour contrôler les plans de relance nationaux sont sans commune mesure avec les sanctions du Pacte de stabilité qui, à une exception, n’ont jamais été mises en œuvre. Tandis que pour Next Generation EU, si la Commission n’accepte pas, ne valide pas les réformes et les engagements de dépenses qui sont proposés par les États membres, il n’y a pas de financement. Il y a donc un levier de pilotage de politique économique beaucoup plus fort que ce dont disposait la Commission jusqu’ici. Il faut s’en souvenir pour la suite.

Et, dernier point, c’est important pour le cadrage du débat engagé entre financement de la transition et de la justice sociale en regard du cadre budgétaire, le plan de relance est un plan à 27 et ne pose pas la question de la zone euro. Comment remettre le débat de la zone euro dans le débat européen est un élément important parce que c’est une situation qui sera utilisée par les « frugaux » qui ne veulent pas de réforme de la zone euro.

Ce sont des éléments du débat qu’il faut avoir en tête parce que cela va faire partie des difficultés.

Amandine Clavaud : Peut-être pour rebondir après les différentes interventions, parce que vous avez finalement tous mentionné la question de ces outils qui ont été utilisés de manière exceptionnelle mais qui en fait s’avèrent positifs dans leur mise en œuvre, et donc du coup la question de la pérennisation de ces outils sur le plus long terme. Finalement quelles sont en réalité les marges de manœuvre que pourrait avoir la présidence française au Conseil de l’UE dans la mise en œuvre de la pérennisation envisageable, et en tout cas souhaitable, c’est ce que vous avez soulevé tous les trois. Est-ce que vous avez un élément à apporter là-dessus ? Ou en tout cas quel pourrait être l’agenda pour poser les pierres à l’édifice pour aller vers plus d’intégration au sein de l’Union économique et monétaire ?

Intervention de Yvan Ricordeau

Amandine Clavaud : Est-ce que vous pourriez développer ce point-là puisqu’on parle beaucoup de la question du salaire minimum ? C’est un point crucial de ce nouvel agenda européen.

Intervention de Yvan Ricordeau

Amandine Clavaud : Pervenche Berès, sur la partie Europe sociale ?

Pervenche Berès : En quoi la présidence française de l’Union européenne peut-elle être utile pour faire avancer ce débat ? D’abord, comme on vient de le dire, ce sera un trimestre. Mais je suis quand même frappée que, depuis que la Commission européenne a mis sur la table, le 19 octobre 2021, un texte pour ouvrir à la consultation le débat sur la réforme des règles budgétaires, il ne semble pas se passer grand-chose. Depuis, il y a eu l’accord de gouvernement en Allemagne qui évoque cette question, la publication d’une tribune, on vient d’y faire référence, entre les chefs d’État français et italien appelant à une stratégie en faveur de l’investissement, on voit un certain nombre d’universitaires, d’experts produire des propositions.

Mais tout cela va se faire dans un délai très court. Il y a un rendez-vous des chefs d’État et de gouvernement lors d’un Conseil européen informel le 10 et le 11 mars prochains qui doit discuter, non pas de la réforme des règles budgétaires, mais du nouveau modèle européen de croissance. Ce qui permet d’avoir une approche globale, celle dont on vient de discuter.

Mais pour moi il y a une échéance fatidique : le 31 décembre 2022, le Pacte de stabilité rentre à nouveau en application. L’urgence, c’est donc la discussion sur le maintien de la suspension du Pacte en 2023. C’est ce que certains acteurs ont commencé à dire, le Pacte de stabilité ne devrait pas revenir en application avant d’avoir été réformé, mais cela va faire l’objet de débats farouches à Bruxelles et dans un certain nombre de capitales.

Sur le fond, je crains qu’il n’y ait au bout du compte qu’une simple communication interprétative comme cela a été le cas en 2015. J’alerte sur ce point de rendez-vous. Si l’on doit négocier une réforme du texte du Pacte de stabilité en commençant un compte à rebours à partir de mars 2022, vous voyez que le temps de gestation est trop court pour un texte européen.

Deuxième point d’alerte, il y a deux approches possibles dans ce débat sur le fonctionnement futur des règles budgétaires. Est-ce qu’on sort un certain nombre d’investissements des règles du Pacte ? C’est ce qu’on appelle la règle d’or, c’est-à-dire que vous faites une dépense pour un investissement en faveur de la transition écologique, de l’investissement social ou de la défense et celle-ci ne compte pas dans le calcul des règles de déficit du Pacte de stabilité. C’est un débat ouvert depuis longtemps. Mais je ne pense pas que c’est la voie qui sera privilégiée.

L’approche autour de laquelle on sent les arguments s’affiner, c’est un argument autour de la question de la dette alors que celle-ci est aujourd’hui autour de 70% du PIB en Allemagne, 114% en France et 200% en Grèce. Le débat qui s’engage, c’est de savoir si à travers la gestion de la dette, il ne faut pas que les États membres s’engagent dans des stratégies plus longues, autour de cinq ans, et qu’à travers la gestion de la dette, il y ait un contrôle de la qualité de l’investissement. De quels investissements parle-t-on ? Tout cela est sujet à beaucoup de discussions mais on sent que c’est là-dessus qu’il pourrait y avoir un échange de bons offices.

Je relève dans plusieurs textes que c’est autour de cette articulation que la négociation pourrait se nouer : une certaine modulation de la diminution de la dette en fonction de la situation des États membres, en échange d’un contrôle sur la qualité de la dépense d’investissement public.

Pour finir sur la question sociale, je suis absolument d’accord avec les éléments que vous avez indiqués, si ce n’est sur le devoir de vigilance : il n’y aura pas d’accord sous la présidence française puisqu’on attend encore la proposition de la Commission. Mais c’est un sujet qu’il faut pousser en permanence.

Sur la question des plateformes, il faut alerter sur la position du gouvernement français. Parce que la Commission européenne a mis sur la table une proposition audacieuse, soutenue par le Parlement européen, et qui vise à renverser la charge de la preuve. C’est-à-dire que c’est aux plateformes de démontrer que quelqu’un qui travaille sur une plateforme n’est pas un salarié. Cette position, qui est structurante pour la défense du droit du travail dans le domaine de l’activité des plateformes, n’est pas soutenue par le gouvernement français. C’est un point de vigilance, de tension très important à surveiller jusqu’au bout.

Pour conclure, je vous invite à regarder ce que dit Nicole Gnesotto dans son ouvrage L’Europe : changer ou périr sur la question sociale. Ce n’est pas une spécialiste de la question sociale, mais elle a des propos très forts sur l’enjeu pour l’Europe d’être leader et moteur dans son identité et dans ses valeurs autour de la question sociale. Je pense que la montée en puissance de cette dimension dans une approche géostratégique de ce qu’est l’Union européenne, de ce qu’elle dit au monde, est évidemment un élément utile du débat.

Amandine Clavaud : Pour terminer, j’aurais aimé vous faire réagir à l’étude que j’ai mentionnée au début de la conférence, sur les Européens et l’euro, par rapport à une des données de l’enquête que nous avons réalisées avec l’Ifop.

49% des Français considèrent que chaque État devrait pouvoir gérer son budget comme il l’entend. Autres chiffres : 32% estiment qu’il faut imposer des règles budgétaires coordonnées, 19% qu’il faudrait aller plus loin et avoir une politique économique budgétaire plus fédérale.

J’aimerais vous faire réagir sur ces éléments et sur ce qu’ils évoquent pour vous, et surtout ce que cela traduit de la perception des Français par rapport à la construction européenne, à son intégration. Je ne sais pas qui veut commencer.

Eulalia Rubio : Avant cela, laissez-moi dire une chose sur la question des règles budgétaires. Je pense que la manière dont la présidence française du Conseil de l’UE a décidé d’aborder le sujet est très intelligente. Avant de parler de technicismes, avant de discuter des propositions de réforme concrète, il nous faut un accord sur les objectifs de la réforme. Et, pour cela, il nous faut une même vision du rôle de la politique budgétaire dans les années à venir. Donc, c’est très bien de commencer en obligeant les pays à encadrer la question dans un contexte plus général, avec l’organisation de ce Conseil européen informel début mars pour discuter d’un nouvel modèle de croissance et d’investissement. La question de principe à se poser avant tout, c’est : réformer, mais pourquoi ? Qu’est-ce qu’on veut ?

Par ailleurs, concernant les 49% de Français qui considèrent que le budget doit être géré au niveau national, je pense que cela confirme ce que je disais tout au début : l’importance de nationaliser un peu plus le débat sur la discipline budgétaire. Il faut expliquer aux Français pourquoi on a besoin de coordonner nos politiques budgétaires au sein de l’UE et surtout entre les pays partageant une même monnaie. Il faut leur expliquer qu’il y a des externalités positives et négatives. Mais après, il faut laisser à chaque État plus de marge pour faire ses choix budgétaires dans la limite des contraintes imposées, et pour cela c’est important que ce débat se fasse au niveau national. Il ne faut pas que les choix budgétaires apparaissent comme une imposition de « Bruxelles ».

Amandine Clavaud : C’est un travail sur l’opinion publique parce que cela traduit une forme de résistance et bien sûr aussi de rapports des citoyens et la question de la souveraineté nationale et européenne. Yvan Ricordeau ?

Intervention de Yvan Ricordeau

Pervenche Berès : Ces chiffres sont étonnants. Ils disent quand même que l’euro, un peu peut-être comme le marché intérieur, est plus vécu comme une commodité que comme un outil d’intégration politique. Or, si on est cohérent avec ce que représente une monnaie unique, il y a dimension de souveraineté, de partage. C’est un outil qui est beaucoup plus fort que simplement une communauté de marché.

Deuxième observation, il serait intéressant de savoir quelles sont les réponses des autres Européens sur cette question. Pour moi, cela rejoint un peu une autre étude qu’a menée la Fondation Jean-Jaurès autour du concept de souveraineté, dans laquelle on avait observé ce résultat tout à fait étonnant que la notion de souveraineté européenne, notion qui a dû naître quelque part sur l’une des deux rives de la Seine, est mieux comprise, mieux partagée par d’autres Européens, notamment les Allemands, que par les Français. On retrouve un peu ce même paradoxe autour des enjeux d’un budget européen. Il faut se souvenir qu’au moment de la signature du traité de Maastricht, Pierre Bérégovoy met en avant le concept de « gouvernement économique ». Et le débat qui a conduit à un emprunt pour financer le plan Next Generation EU, c’est aussi une vieille idée française. Donc on est quand même le pays qui porte le plus cette idée que si on a une monnaie unique, il faut avoir un outil de pilotage des politiques économiques qui soit intégré à l’échelle européenne. Et on a pourtant ce résultat. Comment faut-il le lire ? C’est sans doute qu’il y a la volonté farouche de pouvoir, notamment à travers l’élection, choisir des outils de politique économique adaptés à la situation telle qu’elle est vécue au plan national.

Il reste donc une pédagogie à faire dans l’articulation entre ce qui doit être fait au niveau national à travers le choix des électeurs et ce qui doit être fait au niveau européen à travers les outils dont on peut avoir besoin pour faire face à un choc tel que ceux qu’on a connus, ou à un défi tel que celui de la transition écologique qui est un grand chantier devant nous. Il reste que les Français sont attachés à l’euro et ont compris la valeur ajoutée de ce qu’a fait l’Union européenne dans l’affaire des vaccins ; ce sont des points durs sur lesquels il faut construire une pédagogie et consolider une capacité à être forts en tant qu’Européens face à tous les défis géostratégiques.

Amandine Clavaud : Merci Pervenche. On a une question du public sur le socle européen des droits sociaux qui est méconnu en France. Est-ce que vous voyez des marges d’amélioration sur ce point-là ?

Interventio de Yvan Ricordeau

Amandine Clavaud : Merci à tous les trois pour vos interventions qui étaient très riches et le débat va continuer, il y a des échéances importantes à venir, et on ne manquera pas le rendez-vous avec la Fondation Jean-Jaurès pour suivre ces échanges. Merci à tous les trois.

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