Les droits des femmes dans l’Union européenne : entre avancées et reculs

Alors que la France préside le Conseil de l’Union européenne depuis janvier, et au moment du 8 mars, Agnès Hubert, présidente du think tank féministe européen Gender Five Plus (G5 +), fait le point sur la question de l’égalité entre les femmes et les hommes au sein de l’Union européenne. Elle décrypte les avancées législatives mais aussi les blocages de certains États membres, notamment en matière de droits et santé sexuels et reproductifs (DSSR). Beaucoup reste à faire en termes de parité, d’égalité professionnelle, de lutte contre les violences sexistes et sexuelles et en faveur des DSSR dans le semestre à venir et pour la Commission en place jusqu’aux élections européennes de 2024.

Agnès Hubert est interrogée par Amandine Clavaud, responsable Europe et directrice de l’Observatoire Égalité femmes-hommes, et Ghislaine Toutain, conseillère du président de la Fondation Jean-Jaurès.

Nous vous prions de nous excuser pour les problèmes techniques qui ont eu lieu durant l’échange et qui sont indépendants de notre volonté. Vous pouvez retrouver la retranscription de l’entretien ci-dessous.

Amandine Clavaud : Pouvez-vous rappeler les grands principes qui fondent l’UE sur les questions d’égalité femmes-hommes et les avancées législatives à l’œuvre ?  

Agnès Hubert : La culture de l’égalité évidemment, qui prend racine dans le Traité de Rome. En 1957, la France – et notamment les industriels du textile français – négocie pour que soit intégrée à l’article 119 l’égalité de salaire. Effectivement, la concurrence venait essentiellement de l’industrie textile des Pays-Bas qui n’étaient pas contraints d’établir l’égalité salariale et qui payaient bien moins les femmes. Cela a été le remarquable travail de militant·e·s de la cause féministe, en particulier l’avocate belge Eliane Vogel-Polsky, de mettre face à leur responsabilité les États membres en amenant le cas des inégalités de traitement devant la Cour de justice européenne. En 1967, la Cour statuait pour la première fois que l’égalité femme-homme était un principe du droit communautaire. Les progrès ont continué avec le Traité de Lisbonne de 2007 établissant l’égalité comme droit intégré au sein de la Charte des droits fondamentaux. Par ailleurs, en 1997, le Traité d’Amsterdam intègre les enjeux d’égalité dans les politiques publiques européennes (« mainstreaming »).

Enfin, une série de programmes et de stratégies offrent un cadre pluriannuel d’avancées communes. Je crois que l’ensemble des acteurs préoccupés par ces questions reconnaît que l’application de normes et d’aides européennes ont un effet de levier important au sein des États membres.

Ghislaine Toutain : Quels effets concrets ces principes ont-ils portés, notamment sur la place des femmes au sein des institutions européennes ?

Agnès Hubert : Au niveau du Conseil, qui représente les États membres, il y la présidence française (PFUE). Celle-ci, poussée en ce sens par un avis rendu récemment par le Haut conseil à l’Égalité [entre les femmes et les hommes], va, espérons-le, aborder la question et essayer de convaincre ses partenaires de la nécessité d’un forum consacré à l’égalité femmes-hommes. À défaut, ces questions sont discutées comme des enjeux annexes ou au Conseil de l’Union européenne. Le défaut d’accord sur nombre de directives prend racine dans cette absence de forum.

Parlons maintenant de la Commission européenne, semi-exécutif de l’UE. Évidemment, on a fait des progrès : une présidente à sa tête est déjà en soi un progrès inespéré. Cela se voit notamment lorsqu’elle insiste auprès des États membres pour avoir la parité dans son collège (13 femmes et 14 hommes). Elle a aussi demandé une commissaire spécifiquement consacrée à l’Égalité.

À la Commission européenne, il faut noter des progrès récents. Dès la Commission Junker, une commissaire s’occupait des affaires du personnel. Aujourd’hui, 42% des cadres supérieurs (chefs d’unité et au-delà) et 38% des directeurs généraux sont des femmes. L’augmentation est importante.

Au Parlement européen, aux dernières élections de 2019, 40,4% des femmes ont été élues. Avec le départ des Britanniques, le chiffre est tombé à 38,8%. Si la proportion est importante, on regrette que les femmes soient concentrées sur des domaines stéréotypés (affaires sociales, question de genre et très peu en économie ou en affaires constitutionnelles).

Puisque tous les yeux sont braqués sur l’Ukraine et les relations internationales, je me réjouis de constater que parmi les ministres de la Défense réunis à Versailles, huit sont des femmes. L’une d’elles, la ministre de la Défense suédoise, a souligné d’ailleurs l’importance de la défense mais rappelé aussi la nécessité d’un arbitrage équilibré avec les priorités en matière sociale ou d’éducation.

Ghislaine Toutain : Quels sont les États membres promoteurs de l’égalité femmes-hommes, et dans quels domaines et sur quels sujets les débats sont-ils les plus vifs, particulièrement ceux ayant occasionnés des reculs des droits des femmes ?

Agnès Hubert : Je vous remercie de cette question, cela me donne l’occasion de faire la promotion du nouveau Gender Equality Index qui est un outil sur lequel nous avions beaucoup lutté, mis en place et élaboré par l’Institut de l’égalité femmes-hommes de Vilnius [EIGE]. C’est un outil facile d’accès dans lequel transparaît l’état d’avancée des États membres dans 8 domaines. L’UE est à 68/100 en moyenne, évidemment avec des disparités régionales. La Suède, champion européen, est à 83,9 ; et la queue de peloton à 52,6 est la Grèce. Signalons en passant que la France, elle, est à 75,5.  

Ce qui a catalysé les conflits et difficultés ? Je dirais une série de directives qui n’ont pas pu être approuvées par le Conseil. Mais ce que je crois être le plus important de ces défis ont été les discussions sur la Convention d’Istanbul qui ont fait apparaître une obsession de certains États membres pour le terme « gender ». Cette obsession n’est pas à prendre à la légère, il s’agit d’une recrudescence du mouvement anti-genre accusant l’UE de promotion de l’homosexualité et récusant le droit à disposer de son corps. Ce mouvement est sensible et il faut s’en méfier. D’autant plus qu’un certain nombre d’États membres en effet ont vu les féministes s’emparer de ce concept de « gender » pour le critiquer. Les luttes dans l’emploi et d’autres domaines ont pourtant besoin des statistiques genrées. À l’heure actuelle, le European Statistical System et Eurostat demandent ainsi aux États membres d’avoir plus de données sur la violence. Ce sont des choses très importantes et très difficiles à obtenir pour des raisons culturelles et parce que les statistiques sont coûteuses. Pourquoi parler des statistiques ? Parce que les revendications du mouvement LGTBQ+ le critiquent comme une attaque de la binarité. Il y a pourtant un véritable combat intersectionnel commun à mener. Cette tension sur le terme de « genre » est à décomplexer pour pouvoir braquer le regard sur le futur.

Ghislaine Toutain : Quid de la question de l’avortement et des droits sexuels et reproductifs ?

C’est un sujet de préoccupation au Parlement européen depuis longtemps, une question que la Commission déclare traditionnellement comme hors-du-champ de ses compétences. De plus en plus, les États membres ont des législations sur la question. Malgré tout, certains pays dont Malte ou la Pologne par exemple continuent d’avoir des lignes de conduite dures. Il faut noter tout de même les avancées notables menées par les Irlandais. Par ailleurs, on s’est beaucoup ému en France de la nomination de la nouvelle présidente du Parlement, Madame Metsola, une Maltaise s’étant prononcée contre l’avortement suivant ses convictions religieuses. Elle a pourtant indiqué qu’elle était favorable à ce que la Charte européenne des droits fondamentaux accueille les droits sexuels et reproductifs et soulignait dès que l’occasion lui en était donnée que son rôle de présidente était de se faire le simple écho du Parlement.

Amandine Clavaud : La pandémie de Covid-19 a mis en lumière des inégalités structurelles entre les femmes et les hommes et les a renforcées. La PFUE s’inscrit dans ce contexte et dans celui du lobbying des États conservateurs. On a vu l’annonce de la directive pour la lutte contre les violences sexistes et sexuelles mais encore d’autres sujets. Quelles priorités devraient être portées par la PFUE ?

Agnès Hubert : Vous avez abordé la pandémie et je crois qu’il faut en parler au risque de se répéter. L’Institut pour l’égalité [EIGE] mais également des organismes des Nations unies ont constaté une diminution de la participation des femmes au travail, une violence envers les femmes exacerbée et une population touchée plus durement par la pandémie. Autant il faut constater une dégradation de la place des femmes, autant il n’y a jamais eu, je crois, autant de volonté politique de promouvoir l’égalité. La PFUE s’inscrit pleinement dans cette dynamique. Macron a répété sa volonté de faire avancer diverses directives au Conseil, par exemple la directive « Women On Board » contre laquelle se dressait l’Allemagne qui n’y voyait pas là une prérogative européenne. Autre exemple : la directive sur la transparence des revenus qui doit être discutée ou encore la proposition de directive publiée le 8 mars sur la violence, reprenant beaucoup d’éléments de la Convention d’Istanbul à la différence près que la CJUE veillera à son application. Il a été établi que la violence dans l’UE coûtait 289 milliards d’euros par an. À titre de comparaison, le budget européen pour 2022 et de 170 milliards d’euros. Ces 289 milliards d’euros calculés par l’Institut de Vilnius prennent en compte les dommages psychologiques, les soins de santé et le manque à gagner sur le marché du travail, etc. Cela donne un sens des proportions et devrait engager des actions suivies, efficaces et résolues dans le sens d’une action contre ces violences.

Amandine Clavaud : En 2024, des élections européennes auront lieu. Quels seront les perspectives et les dossiers sur lesquels la Commissaire européenne en charge de l’égalité sera attendue ?

Agnès Hubert : En début de mandat de cette Commission ont été publiés une série d’actions à engager et un suivi méticuleux des dossiers en mars 2020. C’est donc probablement sur la mise en œuvre de cette stratégie qu’elle sera jugée. Brièvement, ces stratégies se résument par : free, strive et lead. Autrement dit, un objectif de libération de la violence ; de prospérité professionnelle, vis-à-vis des responsabilités familiales, des opportunités d’emploi et de salaire ; d’équilibre dans la prise de décision. Il y a deux principes transversaux dans cette stratégie. Le premier principe est l’intégration de l’égalité dans l’ensemble des politiques et programmes. Il y a non seulement une task force à la Commission à ce titre qui supervise ce qui se fait, mais également la direction générale des budgets qui, dans le cadre du nouveau cadre pluriannuel, met au point des indicateurs pour prendre en compte la budgétisation (le « gender budgeting »). Quand on aura donné des indicateurs s’appliquant aux domaines financiers – comment l’argent qui bénéficie spécifiquement aux hommes ou aux femmes est dépensé –, le chemin pour l’égalité sera en progrès. Le deuxième principe est l’intersectionnalité, c’est-à-dire qu’on ne s’occupe pas seulement des femmes blanches bourgeoises mais que l’on regarde l’ensemble des handicaps cumulés : être femme, noire, lesbienne, âgée, etc., et de s’assurer que l’ensemble de ces catégories sont prises en compte par les politiques publiques. Ces données sont difficiles à récolter et à articuler, et la Commission s’y applique pourtant avec beaucoup de sérieux. D’autres directives sont sur la table du Conseil : une directive en matière d’égalité raciale bloquée pour l’instant par les États, ou encore une stratégie de non-discrimination des communautés LGBTQI+.

Pour revenir sur la directive sur la violence, elle comporte une mesure sur les femmes dans les conflits armés. Je crois que c’est très important d’avoir des mesures spécifiques pour les femmes dans ces situations, qui peuvent être entraînées dans la traite ou être victimes de toutes sortes de malversations. Le Lobby européen des femmes (LEF) voit s’il est possible de créer une task force portant spécifiquement son attention sur la situation des femmes dans les guerres.

Amandine Clavaud : Justement, relativement à la place des femmes dans les conflits, que penser de la diplomatie féministe portée notamment par la France et la Suède ? Peut-elle incarner un levier important en termes de politique extérieure ?

Agnès Hubert : C’est vrai, la France, la Suède et peut-être également les Pays-Bas se sont déjà engagés fermement dans la voie de la diplomatie féministe. J’aurais bien aimé que la proposition inspirée de Gisèle Halimi sur la « clause de la femme la plus favorisée », reprise par Renew au Parlement européen comme la « Clause Simone Veil », se voit saisir par les États membres. Que les États membres essaient d’aller le plus loin possible aurait au moins permis à un débat sur ces questions de se faire entendre. Pour aider les femmes dans les situations de conflit ou du tiers monde – pensons aux Afghanes –, certains outils sont quand même très développés. Il y a un programme d’action extérieure, le Gap III, qui est très complet et avancé et je crois que cela peut être d’une grande aide pour aborder la situation des femmes dans les conflits.

Amandine Clavaud : Effectivement, il y a au niveau des Nations unies la résolution 1325 qui encadre cela en termes de droit international…

Agnès Hubert : Tout à fait. Il y a également le programme Spotlight des Nations unies, plus gros programme de défense de l’égalité, en liaison avec les Objectifs de développement durable (ODD).

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