La gauche contre les Lumières ?

La gauche contre les Lumières ? Autour de son ouvrage paru chez Fayard, Stéphanie Roza, chargée de recherches au CNRS, l’auteure débat avec Frédéric Worms, professeur de philosphie à l’ENS. Des Lumières aux critiques radicales récentes, en évoquant le passé comme le présent avec les mouvements #MeToo et Black Lives Mater, ils nous livrent leur définition de la gauche émancipatrice pour les années à venir.

 L’ouvrage La gauche contre les Lumières ? est paru aux Éditions Fayard en janvier 2020 dans la collection “Raison de plus” dirigée par Najat Vallaud-Belkacem.

Depuis plusieurs années déjà s’élèvent des critiques d’une radicalité inouïe contre le cœur même de l’héritage des Lumières : le rationalisme, le progressisme, l’universalisme. Ces critiques se revendiquent de l’émancipation des dominés, marqueur traditionnel des différents courants de gauche. Mais s’inscrivent-elles dans le prolongement de celles qui, depuis l’émergence des mouvements socialiste, communiste ou anarchiste, avaient pour horizon un prolongement et un élargissement des combats des Lumières « bourgeoises » ? Il est malheureusement à craindre que non. Une partie de la gauche est-elle dès lors en train de se renier elle-même ?

La gauche contre les lumières ?

Écoutez l’échange en podcast

Retrouvez la synthèse de l’échange :

Le titre du livre de Stéphanie Roza est à première vue paradoxal. Gauche et Lumières ne sont-elles pas consubstantielles ? La philosophie du XVIIIe siècle n’est-elle pas revendiquée tout au long des siècles suivants par la gauche ? À ces questions, l’auteure répond par l’affirmative. La gauche, républicaine ou socialiste, trouve son fondement dans la Révolution française et la philosophie des Lumières. Cette dernière porte en elle un projet d’émancipation culturelle et intellectuelle, auquel le mouvement socialiste apportera dès le XIXe siècle une entreprise d’émancipation politique et sociale. Cet affranchissement, cette véritable libération, se forme au travers de la raison et de l’universel. Les processus de dominations sont étudiés sous l’angle rationnel, et c’est par l’argumentation que les hommes définissent collectivement des moyens de se libérer de l’aliénation. Ce projet est constamment en progrès, autre concept fondamental de la gauche et des Lumières. Il est nécessaire d’aller toujours plus loin dans l’accomplissement des droits humains réels, qu’on pense aux droits sociaux, aux droits des femmes ou encore à ceux des habitants des colonies.

Face à cette construction rationnelle et libérale, la droite contre-révolutionnaire oppose les concepts de tradition et d’ordre. Le premier doit primer sur la raison, et le second sur l’émancipation. La droite se trouvait ainsi à son fondement proprement anti-universaliste, comme le montre la célèbre citation de Joseph de Maistre, « Il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan ; mais quant à l’homme je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe c’est bien à mon insu. »

Pourtant, cette dichotomie à l’origine du clivage gauche-droite semble depuis quelque décennies mise à mal par l’appropriation, à gauche, du logiciel de pensée conservateur. On pense ainsi à Michel Foucault, dont les thèses s’inspirent en grande partie de la matrice intellectuelle de Nietzsche ou encore d’Heidegger, penseurs qu’on ne peut soupçonner d’être des contempteurs de l’inégalité et l’injustice. Les anti-Lumières de gauche mettent ainsi à mal l’idéal, illusoire pour eux, d’émancipation collective. Le projet de la gauche traditionnelle cacherait selon eux des processus de domination inconscients, que l’appel à l’universel rendrait d’autant plus dissimulés. L’auteure met ainsi en cause les poststructuralistes, et les post-modernes après eux, qui perdraient de vue l’idée de progrès pour se concentrer sur une critique sans but, une critique qui se prendrait elle-même pour seule fin.

Cette tension entre ces deux gauches s’est fait sentir lors des événements planétaires que furent les mouvements #MeToo et Black Lives Matter. Porteurs à l’origine d’un idéal universaliste d’égalité entre hommes et femmes, et entre blancs et noirs, ces mouvements auraient d’après Stéphanie Roza opéré progressivement des déplacements sémantiques dangereux. Les termes de « privilège blanc » ou « fragilité blanche » ont été employés pour mettre en avant le caractère supposément incompréhensible, pour les Blancs, de l’oppression raciale. L’auteure de La gauche contre les Lumières craint que ces radicalités n’accentuent les fractures sociales, religieuses ou ethniques d’une France déjà profondément « archipelisée ».

Des mêmes auteurs

Sur le même thème