Wilson Ramos Filho, avocat, professeur de droit, et président de l’Instituto Declara, analyse la situation politique au Brésil, alors que le leader d’extrême droite Jair Bolsonaro est président depuis janvier 2019. Lors de cet entretien de Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation, Wilson Ramos Filho décrypte également les conséquences de cet exercice du pouvoir sur la vie démocratique du pays, comme la persécution de tous les leaders de gauche et syndicaux et les dysfonctionnements judiciaires.
Retranscription de l’entretien
Jean-Jacques Kourliandsky : Bonjour, nous allons parler du Brésil aujourd’hui avec Wilson Ramos Filho, qui est avocat, professeur de droit, spécialiste du droit du travail et président de l’Institut Declara (un institut de la classe des travailleurs), et qui donc a d’étroites relations au Brésil avec le mouvement syndical.
Wilson, bonjour. Je vais donc poser mes questions en français. La première, très brève : quelle est la situation de la démocratie au Brésil en 2019 ?
Wilson Ramos Filho : Ce que l’on peut dire sur le fonctionnement des institutions brésiliennes, c’est que depuis le coup d’État parlementaire de 2016 (qui a vu la destitution par le Parlement de la présidente élue Dilma Roussef), on constate une persécution de tous les leaders de gauche et syndicaux.
Le constat que l’on peut faire, c’est qu’il y a une articulation de divers groupes de droite et d’extrême droite avec la justice, qui conduit à des dysfonctionnements judiciaires. On l’a vu avec la façon dont la présidente a été écartée, ensuite la façon dont le président Lula a été incarcéré, dont le processus d’accusation s’est déroulé de façon extrêmement accélérée en six mois et où les conditions d’appels n’ont pas été respectées pour l’ex-président Lula.
Un des cas les plus révélateurs est celui du non-respect de la Constitution brésilienne et qui, comme toute Constitution, signale que lorsqu’un prévenu est en situation d’appel, il ne peut pas être incarcéré. Donc dans le cas de Lula, ce principe constitutionnel n’a pas été respecté, sur décision des juges de la Cour constitutionnelle, par six voix contre cinq : on va encore en reparler le 10 avril prochain, pour essayer de voir comment justifier ce manquement au droit avec les règles que prévoit la Constitution.
Et donc actuellement il y a une campagne qui est organisée au niveau international, car la pression extérieure est extrêmement importante, et qui va avoir un point culminant avant cette réunion des juges suprêmes brésiliens du mois d’avril. Déjà cette semaine, 500 juristes professionnels du droit ont remis un manifeste au Tribunal suprême brésilien pour lui rappeler les règles constitutionnelles qui sont en théorie en vigueur au Brésil.
Jean-Jacques Kourliandsky : Est-ce que ce qui s’est passé cette semaine en ce qui concerne le cas de Marielle Franco, à savoir l’arrestation de deux des criminels qui ont physiquement et concrètement participé à l’assassinat, peut changer quelque chose au Brésil ?
Wilson Ramos Filho : Ce qu’il faut voir, c’est le contexte de la justice et des militaires. En septembre de l’année dernière, un général a été nommé conseiller du président de la Cour suprême. Ce général a été nommé ministre de la Défense par Bolsonaro, et a été remplacé par un autre militaire auprès du président de la Cour suprême. Donc on a une justice qui est sous contrôle militaire, premier point. Deuxième point : les événements de cette semaine à Rio ont démontré la proximité des fils de Bolsonaro avec les criminels, donc on ne peut pas écarter la perspective d’une crise au sommet du pouvoir au Brésil, qui verrait peut-être Bolsonaro écarté au bénéfice de son vice-président, le général Mourao, qui est un général qui n’a jamais caché ses idées d’extrême droite.
Il faut rappeler aussi que, antérieurement à cette désignation d’un général comme conseiller du président de la Cour suprême, lorsqu’au mois d’avril de l’année dernière la Cour suprême avait été saisie de la situation de Lula, un autre général d’active, proche de Michel Temer (le président de l’époque), avait menacé dans un tweet le Tribunal supérieur signalant qu’il devait faire son devoir quelle que soit la personne dont le dossier était examiné.
Jean-Jacques Kourliandsky : Ce qui veut dire que l’on est au Brésil devant la perspective de ce qu’en Uruguay, il y a une quarantaine d’années, on appelait la « bordaberrisation » : le passage d’un pouvoir civil d’extrême droite à un pouvoir militaire ?
Wilson Ramos Filho : Effectivement, on est dans une évolution au Brésil qui va vers un régime de suspension des libertés, mais à la différence de ce qui c’était passé notamment au Brésil dans les années 1960-1970, l’État anti-démocratique est légitimé par les urnes. Il y a eu la fabrication d’une nouvelle légitimité dans laquelle on voit les parties d’extrême droite, dans laquelle on voit les médias, la justice, les militaires, les chefs d’entreprise (il y en a certainement dans l’entreprise) qui ont aidé à fabriquer cette nouvelle légitimité qui a eu effectivement le soutien des urnes, ce qui complique beaucoup la capacité de renverser cette évolution.
Jean-Jacques Kourliandsky : Ce qui veut dire qu’actuellement, si je comprends bien, les forces de gauche mais aussi les forces démocratiques au Brésil sont en difficulté ?
Wilson Ramos Filho : Ce qui est clair, c’est que lorsqu’on regarde les premières mesures proposées par le gouvernement Bolsonaro, ce sont des mesures qui visent à démonter tout ce qui a fait ces quinze dernières années en matière d’État social. Le modèle, c’est le modèle chilien néo-libéral des années Pinochet, notamment sur la révision du système de retraite par répartition, le système de retraite par capitalisation, et le reliquat des retraites par répartition soumis à des critères beaucoup plus sévères en nombre d’années de cotisation, etc. Donc on a une exigence de ceux qui ont soutenu ce projet, dans le premier élément, la première exigence, la révision de l’État social.
Jean-Jacques Kourliandsky : Donc, je reviens à ma question, quelle est la situation de la résistance démocratique, et pas seulement de gauche, aujourd’hui au Brésil ?
Wilson Ramos Filho : On est dans un moment difficile, crucial, en raison de ce débat sur la révision de l’État social. Une résistance est apparue, en partant de la base. Beaucoup d’électeurs de Bolsonaro aujourd’hui se rendent compte des conséquences pour eux-mêmes de ce vote, dans la mesure où tout ce qui avait été adopté en matière sociale est en cours de révision, ce qui provoque une effervescence au Parlement. Et il y a la possibilité face à cette effervescence dans la rue, cette effervescence qui a des effets au Parlement, que ces projets de Bolsonaro finalement ne puissent pas être adoptés, ou du moins dans l’ampleur que le souhaite Bolsonaro au Parlement.
Jean-Jacques Kourliandsky : Donc quelle va être la réaction des forces économiques qui ont soutenu Bolsonaro lorsqu’elles vont constater, si elles constatent, que ce projet ne peut pas fonctionner : on va se trouver très clairement face à une tentation autoritaire, qui pourrait être incarnée par le général Mourao ?
Wilson Ramos Filho : On est actuellement face à un phénomène d’érosion de Bolsonaro qui va un peu plus loin, si l’on se rappelle que Bolsonaro avait fait campagne sur la nécessité de rétablir la sécurité par la permissivité dans le fait d’avoir des armes. Effectivement, il a pris un décret en ce sens dès son arrivée au pouvoir, et on a constaté que ce qui devait arriver est arrivé : c’est-à-dire qu’hier (13 mars 2019) deux jeunes gens ont tué neuf personnes dans une école – des collégiens et des adultes – avant de se suicider, ce qui a provoqué là aussi des interrogations dans la population brésilienne : est-ce que vraiment la diffusion du port d’arme est une solution à l’insécurité ? Si l’on ajoute ce phénomène de la diffusion du port d’arme au fait que les assassins de Marielle Franco étaient des voisins de Bolsonaro, qu’un de ses fils avait une relation amoureuse avec la fille de l’assassin, on voit qu’il y a une érosion effective de l’influence de Bolsonaro, donc ce qui renvoie le problème à ce qui a été dit tout à l’heure : est-ce que Bolsonaro va être en mesure de d’imposer les mesures qu’attendent ceux qui l’ont soutenu, et si ce n’est pas le cas, on revient alors à une problématique, comment ses supports, ses soutiens, vont-ils pouvoir faire appliquer ces mesures ?
Jean-Jacques Kourliandsky : Bon, et là-dedans, on n’a pas du tout parlé des partis de gauche au Brésil : le PT, le PSOL, le PDT, etc. : est-ce qu’ils sont disposés à faire un front démocratique, ou est-ce que chacun est dans son coin ?
Wilson Ramos Filho : La situation du Brésil n’a rien d’original, elle est comme partout (comme en France, en Espagne ou ailleurs), la gauche est totalement fragmentée, un processus de grande fragmentation. Alors bon, il y a un élément différentiel au Brésil : il y a une menace effectivement sur les libertés, sur la démocratie, qui devrait provoquer un mouvement centripète de rassemblement des forces démocratiques de gauche.