Zara Home et Gallimard : la littérature en trompe-l’œil

En partenariat avec les éditions Gallimard, Zara Home ouvre un concept store où les livres sont réduits à des objets esthétiques, transformant ainsi la littérature en un outil de marketing et s’appropriant les codes culturels pour renforcer son image. Valérie de Mazières, doctorante à l’EHESS en anthropologie sociale et ethnologie, analyse pour l’Observatoire Marques, imaginaires de consommation et politique de la Fondation les ressorts de cette collaboration et ce qu’elle dit de l’évolution de la société de consommation.

« Il y a aujourd’hui tout autour de nous une espèce d’évidence fantastique de la consommation et de l’abondance, constituée par la multiplication des objets, des services, des biens matériels, et qui constitue une sorte de mutation fondamentale dans l’écologie de l’espèce humaine. »
Jean Baudrillard1Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Denoël, 1970, p. 17.

En ce début du mois de septembre 2024, Zara Home dévoile un partenariat avec les prestigieuses éditions Gallimard, s’appropriant le sujet de la « rentrée littéraire ». Ce faisant, Zara Home, la petite sœur de Zara, figure emblématique du low cost, s’invite sur le terrain surprenant de la littérature. Cette initiative, marquée par une théâtralisation spectaculaire, intrigue. En tablant sur la séduction culturelle, l’entreprise investit un champ d’imaginaires jusqu’ici inexploré.

Quelques mois auparavant, Zara Home s’était implantée au 117 rue du Bac, au cœur du très chic 7e arrondissement parisien, rive gauche, en face du Bon Marché, en lieu et place du célèbre Conran Shop, référence du design de luxe, brutalement fermé en décembre 2023 après plus de trente ans d’activité. Cette collaboration entre Zara Home et Gallimard, bien qu’éphémère, est un exemple frappant de la façon dont des marques de grande consommation instrumentalisent la culture, et en particulier la littérature, à des fins commerciales.

Plutôt que de valoriser l’objet culturel, l’enseigne utilise les livres comme symbole esthétique – produit de décoration – pour séduire l’acheteur et légitimer une consommation débridée. Il faut dire que le secteur est porteur : 89% des Français ont lu au moins un livre au cours des douze derniers mois2Centre national du livre, « Les Français et la lecture en 2023 »., une fenêtre stratégique qui n’est pas passée inaperçue chez Zara Home. C’est par la littérature que la marque tente de consolider son nouveau positionnement, qui consiste à monter en gamme. Cette tendance stratégique, perceptible depuis 2019, s’est accompagnée d’une augmentation sensible des prix justifiée par l’introduction de matériaux plus qualitatifs et un design plus épuré et raffiné. C’est en insufflant une dimension culturelle à son image de marque que l’enseigne poursuit sa politique d’élévation, s’efforçant de s’éloigner de la « fast consommation » largement critiquée, dans un contexte de crise écologique.

Son rapprochement avec les éditions Gallimard lui permet de s’approprier les codes de la culture, dont la littérature, un élément structurant et symbolique du luxe. Une technique qui pose la marque au croisement de l’élégance littéraire et de l’esthétique, une opération de marketing qui vise à séduire une clientèle plus huppée et sensible aux influences culturelles. Cette alliance est aussi une manière de surprendre sa base de fidèles, en lui offrant une expérience inédite qui mêle culture, luxe et modernité, sans rompre avec ses racines. D’ailleurs, c’est sous une dénomination énigmatique, « Bac 117 », que Zara Home met en scène un dispositif qui suggère l’émergence d’un nouveau concept marchand. Les livres ne sont pas représentés ici pour être lus, mais pour être vus et perçus comme des objets du désir.

Chez Gallimard, l’association avec Zara Home est peu médiatisée. L’éditeur semble vouloir préserver son image tout en poursuivant des objectifs stratégiques bien définis. Les intentions semblent évidentes : moderniser sa diffusion pour toucher un public plus large, notamment celui moins familier des circuits traditionnels des librairies, et augmenter sa visibilité dans un lieu remarquablement situé et très fréquenté. Cependant, contrairement à Zara Home, aucune information n’a été diffusée concernant l’événement, ni sur le site Gallimard, ni sur ses réseaux sociaux. L’amalgame créé par cette opération n’est pas anodin. En associant sa prestigieuse collection « Blanche » à un environnement de consommation de masse, la maison risquer de troubler une partie de son public fidèle ainsi que ses auteurs. Une relative discrétion s’impose.

Pour analyser ce dispositif marchand, cette note propose de combiner une approche ethnographique, menée au cours de plusieurs visites dans le magasin Zara Home « Bac 117 », ainsi qu’une étude sociologique qui vise à éclairer les implications culturelles et commerciales de ce partenariat, notamment la manière dont la littérature est transformée en objet de consommation dans une logique mêlant esthétique et marketing.

« BAC 117 » : ethnographie d’un concept

Mi-septembre 2024, lorsque j’arrive au croisement de la rue de Babylone et de la rue du Bac, l’absence de toute enseigne à l’entrée principale m’étonne. C’est seulement sur le côté, rue de Babylone, qu’une devanture signale la présence de Zara Home, enfouie dans un jeu complexe de logos et de typographies. Une vitrophanie annonce, de haut en bas : « Bac 117 – Zara Home – Rentrée littéraire – Gallimard ». Cet enchevêtrement dégage une impression de désordre : chaque marque, chaque police et chaque couleur semblent obéir à un code propre, sans harmonie apparente. Ce mélange d’identités dissonantes crée une ambiguïté sur la nature même de l’espace, qui pourrait tout aussi bien être un musée ou une galerie. Cette sensation est accentuée par un sticker vert encore plus nébuleux, « Bac 117 », collé sur toutes les fenêtres de l’imposante bâtisse.

En baissant les yeux, je découvre, stupéfaite, un empilement soigneusement organisé de livres de la collection « Blanche » de Gallimard. Chaque volume, avec sa couverture crème et épurée, est disposé pour former un ensemble visuellement équilibré, jouant sur les tailles et les orientations pour capter l’attention. Ces livres, reconnaissables à leur enveloppe ivoire encadrée d’un fin trait noir et d’un double liseré rouge évoquent un héritage littéraire emblématique, celui de Simone de Beauvoir et de Jean-Paul Sartre, pour ne citer qu’eux.

À l’entrée du magasin, deux vigiles sont postés de chaque côté et me saluent. Je fais quelques pas et me retrouve face à une zone agencée en librairie : tables jonchées de livres, murs tapissés d’étagères remplies de beaux ouvrages consacrés aux marques de luxe les plus symboliques. Dans cet espace, des bibliothèques regorgent de livres sur la mode et le luxe (Louis Vuitton, Prada, Saint Laurent, etc.) ainsi que d’ouvrages sur des villes emblématiques comme Las Vegas, Paris et New York. En face, une grande table présente des romans d’autres éditeurs, appartenant au groupe Madrigall, propriétaire de Gallimard, et troisième acteur du livre en France, dont LVMH est actionnaire. Le rayon papeterie (rentrée des classes oblige), propose une sélection d’articles : carnets Gallimard, cahiers à spirale au look recyclé (sans l’être), carnets en simili cuir vert avec l’inscription « 117 rue du Bac », et divers accessoires comme des crayons et des blocs-notes. Cette offre évoque à la fois un métier et un savoir littéraire, teinté de nostalgie et d’authenticité fabriquée, renforcée par des éléments comme des épitaphes anglaises et autres cachets. En retournant un carnet, je remarque qu’il est produit en Chine et vendu à 5,95 euros. Le rayon comprend également des cartes postales et de la vaisselle, qui portent la mention « 117 Bac Paris 7e ». L’attraction de la proposition repose sur l’exploitation de l’adresse prestigieuse qui réveille l’imaginaire de la rive gauche.

Surprise, je m’engage dans une exploration rapide de ce vaste espace de plus de 2200 m², curieuse de savoir si le concept Bac 117 se positionne véritablement comme une déclinaison de Zara Home, offrant une sélection d’objets tendance et accessibles pour la maison, ou s’il s’agit uniquement d’une exposition dédiée au partenariat entre Zara Home et Gallimard. Je suis vite renseignée par l’abondance de la proposition estampillée Zara Home : meubles, linge de lit ou de table, accessoires pour la salle de bain, tapis, coussins, produits décoratifs, senteurs et même articles pour animaux de compagnie. Chaque secteur est soigneusement mis en scène, valorisant des matières nobles comme le coton, le bois, le verre.

Une foule compacte que j’aperçois plus loin m’attire. Une jeune femme s’affaire à personnaliser des marchandises vendues par le magasin, une attention inhabituelle pour un commerce populaire. L’aménagement est orchestré avec goût. Des panneaux en tarlatane séparent la zone du reste de la boutique. Sur les voilages, on peut lire : « La bibliothèque des senteurs », suivie d’une pensée onirique : « Créés avec la minutie des artisans et la passion des poètes, les parfums racontent des histoires anciennes et modernes. » Tout ici se joue dans un registre de préciosité, une méticulosité dont chaque détail évoque le luxe authentique. Je choisis d’acheter une bougie parfumée « fabriquée avec des cires végétales », présentée dans « un contenant en verre recyclable avec cloche », au prix de 19,99 euros, et de la faire personnaliser. La jeune femme m’invite à m’asseoir. Elle m’explique qu’elle vient de Hong Kong, qu’elle est calligraphe professionnelle et qu’elle collabore habituellement avec des marques de luxe  ; Zara l’a réservée pour quatre jours afin d’offrir une expérience à ses clients. Quinze minutes plus tard, bougie et boîte luxueuse en carton personnalisées sous le bras, je me dirige vers « l’Atelier 117 » pour compléter l’essai. Un panneau siglé « ZH » (Zara Home) me renseigne sur les options proposées : « broderies, Letraset, patchs ». Dans un cérémonial soigné, un jeune homme en tablier blanc frappé d’un Bac 117 prend mon paquet avec précaution. Il l’enveloppe dans du papier de soie blanc, puis l’entoure d’un ruban en coton estampillé « Bac 117 – ZH » (évoquant celui d’Hermès), avant de glisser le tout dans un grand sac blanc portant également l’inscription Bac 117. Autant de stimuli désirables qui influencent l’acte d’achat.

En avançant dans le magasin, j’aperçois une flèche dessinée sur un mur qui m’invite à monter au premier étage pour découvrir « L’Appartement », une dénomination qui me rappelle le concept de Sézane, la marque communautaire appréciée des millennials. En haut des escaliers, je trouve un vaste espace organisé en lieu de vie. Je m’arrête au dressing et repère la présence de Zara qui présente une collaboration exclusive Zara X Stefano Pilati, ancien directeur artistique de Yves Saint-Laurent, qui a marqué sa carrière en évoluant entre le prêt-à-porter féminin et masculin chez Cerruti, Armani, Prada et Miu Miu3Valentin Pérez, « Stefano Pilati, le printemps perpétuel de la mode », Le Monde, 20 octobre 2023.. Décidément, la coopération est à la mode chez Inditex4Inditex est un groupe espagnol spécialisé dans la confection et la distribution de textile fast fashion. Il détient les marques Zara, Zara Home, Pull & Bear, Massimo Dutti, Bershka, Stradivarius, Oysho, Uterqüe et Lefties qui se positionne sur le segment de Shein et Temu.. Elle est ici affichée de manière luxueuse et inédite : la place, les meubles, les luminaires à la fois imposants et esthétiques, les immenses miroirs. Fébriles, de nombreuses clientes s’affolent autour des portants à vêtements qui n’exposent qu’une seule unité au modèle, instillant la notion de rareté. Je ne résiste pas et attrape une veste de smoking pour femme. Elle est en 100% laine, confectionnée au Maroc, et vendue au prix de 99,95 euros. Rapidement, je remarque la présence inhabituelle de conseillères qu’il est nécessaire de solliciter pour obtenir l’objet du désir et pénétrer dans les luxueuses cabines d’essayage séparées par de grandes tentures ivoire. Même le sol est recouvert d’une épaisse moquette crème, assortie. Je m’arrête devant un élégant fauteuil ; l’étiquette précise que les accoudoirs sont en noyer massif, le revêtement en lin, qu’il est fabriqué en Espagne et proposé à 659 euros. Quelques mètres plus loin, un meuble attire mon regard, évoquant des trésors d’antiquaire. Je ne rêve pas, l’objet est signé Pierre Jeanneret (architecte-designer suisse respecté, collaborateur et cousin de Le Corbusier). Une vignette en carton indique : « Chaise dite “Library chair, ca. 1959-60“ ; cette pièce appartient à la collection de la Galerie Patrick Seguin ; prix sur demande ». Je suis frappée par la présence de cette antiquité empruntée à un spécialiste, mais aussi par la sélection de produits qui font visuellement du lieu un magasin où règnent l’authenticité et le luxe discret. Les couleurs, les objets, les matières mises en avant, l’agencement, le son feutré, l’appui de nombreux conseillers, tout ici s’inspire du luxe, ce qui ne correspond pas au positionnement original de cette marque de fast consommation.

Début novembre, je reviens au 117 rue du Bac. L’espace librairie a disparu. Il est remplacé par des portants dévoilant la collaboration entre Zara et Nanushka, une marque de vêtements écoresponsables. L’engouement littéraire, bien que spectaculaire, n’aura duré que peu de temps pour laisser la place à une autre mise en scène : celle de la mode durable. Une mécanique symbolique vraisemblablement destinée à redorer l’image ternie du géant de la fast fashion, entachée par de nombreux scandales sociaux et environnementaux5« L’impact de la mode, les conséquences de la fast fashion : drame social, sanitaire et environnemental », Oxfam, 24 septembre 2020..

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La littérature comme stratégie de différenciation

Dans les pas des Grands Magasins : signer son entrée dans le luxe

La théâtralisation du commerce de mode n’est pas une nouveauté : ses origines remontent au XIXe siècle, avec des étapes marquantes telles que la fondation du Bon Marché en 18386Sophie Kurkdjian, Géopolitique de la mode. Vers de nouveaux modèles ?, Paris, Le Cavalier Bleu, 2021, p. 24. et l’ouverture des Galeries Lafayette en 1893. Les grands magasins parisiens redéfinissent alors l’acte d’achat, le transformant en une expérience esthétique et sensorielle. Véritables « temples de la consommation », ils dépassent leur rôle mercantile pour devenir des lieux où l’objet dialogue avec la culture. Leur architecture spectaculaire, comme la coupole des Galeries Lafayette, et leurs vitrines scénographiées, régulièrement renouvelées, posent définitivement les bases d’une mise en scène de la consommation destinée à créer le désir permanent7Émile Zola, Au Bonheur des Dames, Paris, Charpentier, 1883. en valorisant des produits raffinés, mêlant commerce et culture dans une démarche d’élévation bourgeoise et de quête de distinction sociale.

À sa manière, Zara Home s’inspire de cette stratégie. Ici, la littérature est mobilisée non pas pour instruire ou éduquer, mais pour offrir un masque culturel à un modèle de production de masse. La culture devient un outil marketing, un signe de prestige permettant à la marque de se rapprocher des codes du luxe, tout en continuant à faire l’apologie de la consommation. Ce parallèle met en lumière une forme de dilution des ambitions culturelles classiques : ce qui servait jadis à élever socialement le consommateur ne vise désormais qu’à renforcer une expérience d’achat spectaculairement séduisante. Aujourd’hui, Zara Home tente de réinventer son modèle dans un monde envahi d’objets. En s’inspirant de références esthétiques et de valeurs liées à l’artisanat, au savoir-faire, au luxe et à la connaissance, autrefois réservées à l’élite, la marque cherche à réintroduire le raffinement et la sophistication dans le quotidien. 

Jusqu’ici, l’intégration de la littérature dans l’univers marchand restait l’apanage des marques de luxe. Elle s’insérait naturellement dans une logique de distinction et de finesse symbolique. Chanel, par exemple, a introduit la littérature grâce à Karl Lagerfeld, qui a ouvert la librairie 7L à Paris en 1999 et fondé les Éditions 7L en 2001, spécialisées dans l’art, la mode et la photographie. La marque a également créé le podcast culturel « Rendez-vous littéraires rue Cambon », imaginés par Chanel et Charlotte Casiraghi8Charlotte Casiraghi est membre de la famille princière de Monaco et passionnée de philosophie.. Saint Laurent, sous la direction d’Anthony Vaccarello, a inauguré en 2019 les concept stores Saint Laurent Rive Droite à Paris et Los Angeles, mêlant mode, art, mobilier et livres, en partenariat avec des éditeurs comme Taschen. Gucci, en 2018, a lancé Gucci Wooster à New York, un lieu qui reflète sa posture éclectique avec une librairie dédiée à la photographie. Louis Vuitton, de son côté, a publié les City Guides en 1998, suivis des Travel Books en 2013 et des Fashion Eye en 2016, et a ouvert la Fondation Louis Vuitton en 2014, un centre d’art contemporain.

Contrairement aux enseignes de consommation de masse qui esthétisent les livres pour les incorporer dans leur offre dans une logique purement décorative et mercantile, l’appropriation de la littérature par le luxe est perçue comme acceptable, car elle respecte et valorise la dimension spirituelle et symbolique de l’œuvre, en en faisant un artefact rare et prestigieux, aligné sur les valeurs de l’élégance et de l’exclusivité.

Cependant, dans les deux cas, le magasin prend l’allure d’un espace de médiation porteur de vertus emblématiques et culturelles destinées à alimenter le storytelling des marques. Selon Gilles Lipovetsky, cette dynamique s’inscrit dans un modèle plus vaste où les grandes maisons de luxe vont au-delà de la simple production de biens matériels, pour se positionner comme des acteurs culturels9Gilles Lipovetsky et Elyette Roux, Le luxe éternel, Paris, Gallimard, 2003.. En se saisissant de la littérature, ces marques ne vendent plus seulement des objets, mais elles offrent des expériences culturelles et symboliques, qui enrichissent un répertoire culturel collectif et répondent à une quête de distinction sociale. Pour Jean Baudrillard, cette transformation reflète une mutation fondamentale dans la manière dont les individus interagissent avec les marchandises et les idéaux dans la société de consommation10Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Denoël, 1970.. Les choses culturelles, désormais intégrées à des stratégies marketing, sont consommées non pour leur contenu symbolique ou intellectuel, mais pour leur capacité à incarner une image ou un style de vie, modifiant ainsi leur valeur et leur rôle dans la société. Cette mise en spectacle de la culture dans les espaces commerciaux traduit un changement majeur dans le rapport entre les individus, les marchandises et les aspirations dans la société de consommation. Jean Baudrillard souligne que les objets ne sont plus seulement des instruments d’usage, mais des signifiants sociaux, ils sont les médiateurs d’une illusion collective où la valeur d’un produit ne réside plus dans son utilité ou son authenticité, mais dans sa faculté à véhiculer un récit social.

La littérature, traditionnellement diffusée par les librairies11Je ne parle pas ici de la vente de livres dans la grande distribution, où les best-sellers et ouvrages populaires dominent, profitant d’une large diffusion., est un vecteur d’engagement civique, favorisant réflexion, pensée critique et participation à l’évolution de la société. Le livre dépasse sa matérialité pour devenir un outil d’échange d’idées. Plus que des lieux de vente, les librairies, animées par des professionnels passionnés, sont des espaces de savoir et de partage. Zara Home n’hésite pas à bousculer ce métier séculaire en s’improvisant soudainement acteur dans le milieu de la littérature malgré les marges réduites et les prix fixes. La marque cherche ainsi à réinventer le luxe, non plus seulement au prisme du prix, mais par une expérience émotionnelle et intellectuelle qui reste abordable. Ce nouveau luxe démocratisé, loin de l’exclusivité des codes traditionnels, s’installe dans la quotidienneté et répond au fantasme de la distinction. Les collaborations, les nouveautés et les animations créent un fort attrait, incitant les visiteurs à acheter. Ce mécanisme génère un phénomène bien contemporain, le « Fear of Missing Out » (FOMO) – la peur de manquer un événement ou une opportunité – qui agit comme un levier puissant pour stimuler et accélérer la consommation.

La distinction sociale au cœur de la « fast consommation »

Le sociologue Vincent Chabault souligne que, depuis les années 2000, les professionnels du commerce considèrent le magasin comme un lieu de vie agréable et attractif, où les dimensions expérientielles de la consommation sont essentielles12Vincent Chabault, Éloge du magasin, Paris, Gallimard, 2020.. Il ne suffit plus de proposer des produits : les enseignes doivent élaborer des concepts capables de transporter les clients dans des espaces riches en stimuli multisensoriels, souvent imaginaires, pour réenchanter l’expérience d’achat. Ces expériences gratifiantes modifient les perceptions et les émotions des consommateurs, et s’inscrivent dans ce qu’il nomme « l’impératif d’ambiance », désormais central dans le discours publicitaire des magasins.

Dans ce contexte, les marchandises ne sont plus des produits fonctionnels, mais se muent en acteurs d’un spectacle immersif, reflétant les débuts d’un capitalisme fondé sur la séduction et l’hyperesthétisation13Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, L’esthétisation du monde, Paris, Gallimard, 2013.. Il en est ainsi pour les livres : devenus objets décoratifs, ils répondent à un besoin de distinction sociale et enferment le consommateur dans une logique de consommation culturelle formée par des représentations. Les gens ne cherchent pas à acheter un produit littéraire, mais à s’approprier un symbole de distinction culturelle. Le sociologue Pierre Bourdieu a bien analysé la manière dont les classes sociales utilisent la culture pour marquer leur distinction : pour lui, l’appréciation de l’art et de la littérature par les élites est une façon de renforcer leur place dans la société14Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.. Thorstein Veblen, quant à lui, a posé l’idée que les catégories supérieures recouraient à la consommation ostentatoire, dont la mode et le luxe faisaient partie, comme un moyen de manifester leur statut social15Thorstein Veblen, The Theory of the Leisure Class, New York, Macmillan, 1899.. Le lien entre luxe et culture devient alors une stratégie de différenciation sociale, où la littérature sert de support à une proposition culturellement valorisée.

En s’associant à Gallimard, Zara Home – Bac 117 met en œuvre un dispositif de distinction sociale, visant à ancrer son nouveau concept sur la rive gauche. Ce partenariat illustre la volonté de l’enseigne d’équilibrer sophistication et accessibilité, créant ainsi un espace où la décoration et la culture se rencontrent. La marque souhaite par ailleurs creuser l’écart avec les autres acteurs de la « fast consommation » (!) en concevant un environnement apaisant et bienveillant qui incarne des vertus de raffinement et d’exclusivité. Cette distinction est essentielle pour le client, qui, dans un marché surchargé par la production de masse et la standardisation, s’efforce de se singulariser. En venant chez Zara Home – Bac 117, le visiteur a le sentiment de faire bien plus que du shopping : il s’immerge dans un univers qui reflète ses valeurs personnelles, sa recherche d’intimité et son envie de s’éloigner des codes visuels des enseignes grand public. Cette différenciation est un moyen d’expression et un signe d’appartenance à un groupe qui privilégie l’exclusivité, la sophistication et l’individualité. Zara Home parvient à accentuer cette sensation en disséminant, dans l’espace, des objets exceptionnels, véritables symboles d’originalité et d’affirmation égotiste. Chaque article est présenté comme un manifeste, une déclaration de style, qui défient la banalité des produits standardisés. Cette table « en bois de chêne récupéré », d’un diamètre de deux mètres et vendue à 18 000 euros, exposée au premier étage, reflète la mystification. L’irruption d’une antiquité dans le temple de la fast consommation est de l’ordre de la tromperie visuelle, qui consiste à mettre en valeur des biens d’exception pour donner à l’ensemble de la proposition un cachet d’authenticité. Il en est de même pour les babioles désuètes comme ces copeaux de savon de Marseille, produits par une entreprise du patrimoine vivant (EPV16Le label « Entreprise du patrimoine vivant » (EPV) est une marque de reconnaissance de l’État qui distingue les entreprises françaises aux savoir-faire artisanaux et industriels d’excellence.), qui instille l’idée de tradition et d’artisanat.

La culture comme réponse aux critiques de la société de consommation

Exploiter le capital esthétique pour déculpabiliser le consommateur

Chez Zara Home, les livres, bien qu’authentiques, font partie du spectacle. Ce détournement de la littérature permet d’exploiter son capital esthétique pour légitimer l’acte d’achat. Afin de mieux comprendre cette dynamique, il est nécessaire de se pencher sur l’aménagement de l’espace librairie.

Au rez-de-chaussée, sur l’aire dédiée au partenariat entre Zara Home et Gallimard, une affiche à en-tête Bac 117 – tamponnée du célèbre « NRF–Gallimard » – est accrochée au-dessus de piles de livres couleur crème. Elle semble certifier l’association et indique que les Éditions Gallimard, fondées en 1911, sont le principal éditeur indépendant en France, avec la collection « Blanche » qui a publié des auteurs emblématiques comme Proust, Camus et Sartre. La profusion du savoir et de la connaissance suggérée aussi bien par les monceaux de livres, les rangées d’ouvrages, la multiplication des « iconiques » couvertures singulières de la collection « La Blanche » attire comme s’il y avait une once de sacré dans ces recueils. La rupture apportée par les couleurs clinquantes des livres de mode et autres capitales du monde casse avec la monochromie et génère le désir. Le désir de voir, de toucher, de lire, de découvrir. Pour illustrer ce partenariat, Zara Home met en scène la littérature et les beaux livres de manière inédite et spectaculaire, l’intégrant à une technique commerciale qui valorise son image tout en répondant aux exigences de consommation d’un monde en questionnement. Par effet d’imitation, c’est l’ensemble de l’offre qui se charge d’une forme d’aura. Cette machination illustre, plus que jamais, notre société du spectacle17Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967. Dans La Société du spectacle, Guy Debord montre que la société moderne est dominée par des images qui déforment la réalité. Le spectacle, composé d’images et de représentations, façonne notre perception du monde et manipule nos désirs, faisant de l’apparence une réalité plus influente que le contenu lui-même.. Chaque objet acheté, chaque expérience vécue contribue à l’élaboration d’une identité visuelle et sociale construite par la culture de consommation. Ces pratiques mercantiles révèlent à quel point la consommation n’est pas seulement un moyen d’assouvir des besoins matériels, mais un instrument stratégique de structuration des rapports sociaux. En s’appropriant la littérature, la marque parvient à associer à l’achat de produits une dimension intellectuelle et culturelle. Ce procédé sert à apaiser les consciences en réduisant les préoccupations morales liées aux impacts environnementaux et sociaux de la consommation. Ainsi, l’entreprise réussit à diluer la responsabilité individuelle, créant l’illusion d’une consommation vertueuse et renforçant simultanément son pouvoir de séduction auprès des clients. Les ouvrages Gallimard de la collection « Blanche », symboles d’un savoir raffiné et d’une culture élitiste, sont utilisés pour minimiser la sensation de consommation excessive et tempérer l’opulence. Ils jouent le rôle de caution morale. Zara Home intensifie ses initiatives et diversifie ses actions pour déculpabiliser le client.

En investissant l’univers intime de la maison, Inditex, à travers Zara Home – Bac 117, cherche à donner un sens profond à la consommation. En s’immisçant dans le quotidien des individus, la marque répond à leurs désirs de bien-être et d’expression personnelle, proposant un style de vie en adéquation avec les aspirations contemporaines de confort et d’identité. Le « sacre de la littérature », inaugurant la saison commerciale, est un geste symbolique, faisant de la culture un pilier de l’art de vivre moderne. Le livre, désormais un accessoire de mode, perd sa dimension originelle pour devenir un objet de consommation esthétique. Il frappe d’autant plus les esprits qu’il est issu d’une maison prestigieuse.

Brouiller les esprits

L’introduction d’ouvrages sélectifs dans les objets de consommation de masse crée une véritable rupture en même temps qu’elle génère de la valeur. Cette démarche permet à Zara Home de répondre, du moins en apparence, aux critiques de son modèle basé sur la surconsommation. En amenant des éléments culturels dans son espace commercial, la marque produit l’illusion d’un engagement envers la culture et le raffinement, ce qui contraste avec les réprobations habituelles portant sur les activités du groupe Inditex. En affichant des livres prestigieux, des objets décoratifs dits « cultes » et des articles qui semblent évoquer des valeurs d’authenticité et d’élégance, Zara Home cherche à adoucir son image et à justifier sa place dans un marché où la consommation de masse est souvent perçue comme un facteur de destruction culturelle et environnementale.

En réalité, derrière cette façade d’authenticité et de savoir-faire, l’essentiel de l’offre est fabriqué dans des conditions largement critiquées, qui ont généré de nombreux rapports18Léa Iribarnegaray, « Julia Faure, cofondatrice de Loom : « Dans cette lutte contre la fast fashion, on se fait dégommer » », Le Monde, 2 avril 2024.. Ici, l’apparence d’éthique masque des pratiques de production bien éloignées des idéaux qu’elles prétendent incarner. Malgré son manque de transparence et ses méthodes douteuses19Adrien Sénécat, « Greenwashing : les mille et une ruses des marques pour tromper le consommateur », Le Monde, 15 janvier 2024., Zara Home parvient à véhiculer l’illusion que l’achat est vertueux. Les livres de la collection « Blanche », scrupuleusement disposés, participent à la recherche de distinction. Chaque ouvrage devient un vecteur d’élévation spirituelle et sociale. Il intègre la culture littéraire dans le quotidien des visiteurs. Acheter un livre est un moyen d’affirmer son identité sociale et ses goûts personnels, il inscrit son consommateur dans un cercle d’initiés instruits. L’idée du beau, du bon, du bien est largement suggérée, elle se diffuse dans tout le magasin. 

Ainsi, Bac 117 affecte une posture militante qui fait de l’expérience de shopping une illusion. La méthode employée repose, en l’espèce, sur l’exploitation du livre comme objet du désir décoratif. La surprise est flatteuse pour le visiteur qui découvre la prestigieuse collection « Blanche », habituellement perçue comme élitiste. Sa présence physique semble séduire et rassurer les clients qui s’arrêtent, l’ouvrent, la ferment, la touchent, et souvent l’achètent. Nostalgie, envie, curiosité : en tout cas, les émotions se libèrent.

Les livres et objets culturels deviennent ainsi un moyen pour Zara Home de se donner une légitimité morale, en créant un écart entre l’image de la marque et les pratiques de consommation qui la caractérisent. Loin de promouvoir une véritable démarche intellectuelle ou culturelle, l’engagement se résume à un stratagème qui permet de séduire un public en quête de sens, cible de multiples injonctions contradictoires, qui souhaite cependant continuer à consommer. Zara Home, symboliquement, s’adapte aux nouveaux paradigmes sociétaux et l’intention est appréciée.

Dissimuler la consommation de masse

Cette dynamique soutient une logique de consommation rapide où l’image et la superficialité prennent le pas sur la profondeur et l’engagement intellectuel. Toutefois, le dispositif requiert un écrin idoine, presque scientifique.

Les moyens pour transformer la littérature en produit décoratif et le lieu en espace luxe relèvent d’une technique experte. Grâce à une exposition stylisée et un contexte visuel attrayant, le livre devient un objet de mode incarnant une tendance. Zara Home crée une zone hybride génératrice de sens, en jouant notamment sur la sémiologie des couleurs. Chaque teinte est choisie avec soin pour véhiculer des messages précis et influencer les perceptions des consommateurs. Ces couleurs ne sont pas uniquement esthétiques ; elles suscitent des émotions, diffusent des idées comme le luxe, le savoir, la sérénité ou la modernité, et façonnent un univers aligné avec les ambitions commerciales de la marque. Des tons doux et neutres évoquent la sobriété et le raffinement. Ce procédé devient un puissant outil de communication symbolique. Comparé au merchandising de sa grande sœur Zara, qui ne cache pas ses intentions mercantiles, il met en évidence une tension entre les deux enseignes et souligne un prétendu contraste entre la fast fashion et une consommation en apparence plus réfléchie proposée chez Bac 117.

Dans cet espace, la palette des couleurs évoque l’idée du « quiet luxury20Le « quiet luxury » se caractérise par un luxe discret, axé sur la qualité, le savoir-faire et la simplicité, sans logo visible ni ostentation. », une ruse discrète, mais remarquablement opérante. Le vert, le blanc et les teintes douces, omniprésentes, dissimulent une fonction plus profonde, interconnectée à des valeurs écologiques, sociales et culturelles. Le vert, porteur d’une symbolique liée à la nature et à la durabilité, va au-delà de l’écologie pour évoquer un mode de vie interrogé et responsable. Outre son implication environnementale, il renvoie à l’univers littéraire, à l’instar des lampes de bibliothèque traditionnelles, dont la couleur verte suggère les espaces de réflexion et de savoir. Ce choix chromatique, discret, mais puissant, inscrit Bac 117 dans un monde où la consommation devient un geste intellectuel, une démarche alignée avec des valeurs plus larges de culture et d’engagement. Le blanc et les teintes pâles viennent renforcer ce climat. Synonyme de pureté, de clarté et de tranquillité, le blanc instaure une atmosphère qui invite à la contemplation et à la méditation, tout en créant un cocon sensoriel. Ces couleurs adoucissent l’expérience, atténuent les agressions visuelles et permettent une immersion plus introspective dans l’univers du magasin.

Le mariage subtil entre esthétique et symbolisme des teintes transforme l’espace Bac 117 en un lieu où l’acte de consommation n’est plus réduit à une simple transaction commerciale, mais devient un moment de réflexion, de calme, un geste culturel et conscient dans un monde saturé de stimulations immédiates. Ensemble, ces choix chromatiques et l’offre façonnent un environnement nouveau et forment un discours. Ils suggèrent que l’acte d’achat peut s’inscrire dans une quête de sens. Ce dispositif permet de masquer les enjeux plus profonds de la consommation débridée, en transfigurant une enseigne marchande en un espace où l’éthique paraît à la fois accessible et désirable. L’atmosphère générée produit des émotions positives et influence le comportement des consommateurs, rendant les achats légitimes et socialement valorisés. Dans cette configuration, l’esthétique choisie devient un moyen de voiler l’excès, muant l’acte d’achat en une expérience réfléchie harmonieuse, en accord avec des valeurs de sobriété et de morale.

Ce qui est frappant, c’est l’absence sur le lieu de vente de signes explicites de l’engagement de la Zara Home. C’est la force de ce subterfuge qui envoûte le visiteur et soustrait la marque à la critique. La mise en scène suggère la rédemption. L’ambiguïté profite à l’enseigne. Elle est fondée sur l’intégration implicite de valeurs, telles que la responsabilité sociale, l’éthique et la durabilité. En instillant l’idée d’engagement sans en faire une affirmation formelle, Zara Home politise l’espace commercial et dissimule habilement les contradictions de son modèle. Cette stratégie permet à Bac 117 d’élargir sa clientèle, y compris celle sensible aux enjeux écologiques. En créant un mirage de changement, l’enseigne se présente comme vertueuse tout en maintenant son organisation financièrement avantageuse. Elle transforme l’acte d’achat en une démarche perçue comme responsable, équilibrant satisfaction client et innovation économique, tout en faisant du magasin un lieu de relations sociales et de pouvoir.

Pour renforcer l’illusion, Bac 117 adopte la logique du care. Dans cet espace raffiné, elle est une évidence : les couleurs pâles, les matériaux naturels comme le bois, le coton ou l’éponge moelleuse des serviettes ne sont pas de simples choix emblématiques, mais incarnent une quête de douceur tactile. Le merchandising éclipse les tons vifs et les produits synthétiques, créant une atmosphère ordonnée et sereine, où le homewear blanc évoque pureté et tranquillité, et invite à la relaxation. Les senteurs, qu’il s’agisse d’huiles essentielles ou de bougies parfumées, viennent compléter cette ambiance en instaurant un cadre olfactif propice à la quiétude, suggérant une expérience de soin. Chaque détail, pensé avec minutie, contribue à une approche globale où la richesse de l’expérience n’est plus en lien avec le statut social, mais devient une manifestation tangible d’attention et de compassion envers soi-même et son environnement. L’estime de soi. C’est dans cette quête de plaisir et d’esthétique que se révèle la véritable quintessence du care, nouvel idéal de consommation. Les objets de la maison ne sont plus seulement fonctionnels ; ils incarnent une philosophie de vie axée sur le bien-être et le souci de l’autre. Les accessoires pour animaux, rigoureusement sélectionnés, ne sont pas de simples gadgets, mais des manifestations d’amour et d’attention, suggérant des valeurs d’empathie et de responsabilité. La notion de care est centrale, elle fait du magasin un lieu empreint d’humanité.

La littérature dans le piège du consumérisme

Réduire la littérature à une marchandise

Au travers de ce concept store, la littérature, traditionnellement appréhendée comme un vecteur de réflexion, de transmission de connaissances ou d’émotions, s’en trouve réinterprétée. Elle devient un objet marchand, un signe esthétique, qui perd une partie de son essence première. L’assimilation de la littérature aux objets du quotidien de la maison, ou de la mode, a des implications culturelles et symboliques importantes. D’une part, elle transforme profondément la perception du livre, qui devient un simple objet de contemplation. Chez Zara Home, les livres ne sont valorisés que pour leur apparence, leur beauté, leur reliure, leur format ou leur capacité à s’intégrer dans un décor raffiné. D’autre part, elle réduit leur rôle traditionnel de transmission d’idées et de savoir, et les place dans une logique de désacralisation culturelle. La manœuvre transforme la littérature en simple accessoire, symbolisant davantage un style de vie qu’une quête intellectuelle ou spirituelle. 

Ce déplacement s’accompagne d’une banalisation culturelle. La marchandisation, en effet, transforme l’expérience de lecture en déconnectant l’œuvre de son contexte artistique ou intellectuel, au profit d’une représentation réduite à un objet de consommation. Ces initiatives contribuent également à brouiller la frontière entre la culture légitime et la culture de masse, dévalorisant ainsi la culture classique et modifiant le rôle de l’acculturation dans la société contemporaine. Cette porosité entre démocratisation et marchandisation illustre la – désormais – double fonction du livre, à la fois objet futile et source de savoir.

Réduite à un simple accessoire, au même titre qu’une bougie, une lampe ou un coussin, la littérature est dépossédée de sa dimension culturelle au profit d’une valorisation marchande. La réflexion de Gilles Lipovetsky sur la « désorientation contemporaine21Gilles Lipovetsky, La culture monde, Odile Jacob, Paris, 2008, p. 35. », marquée par la perte des valeurs traditionnelles et la crise des repères sociaux, trouve ici un écho particulier. Dans un monde où les valeurs métaphysiques se sont effondrées, la littérature devrait être à la fois un refuge face à un vide existentiel et un moyen d’explorer la crise. Son rôle est de refléter les dilemmes modernes, comme la quête de sens dans une société déstabilisée, et de traiter des thèmes comme la solitude, la perte de direction et la déconstruction de l’identité. Mais l’appropriation marchande a ici pour effet de dévaloriser la littérature et les idées. La littérature perd sa capacité à régir l’existence ou à offrir des réponses profondes aux grandes questions de la vie : elle risque de devenir un produit parmi d’autres, déconnectée des enjeux intellectuels et culturels qu’elle portait dans le passé. Mais comment la connaissance et le savoir peuvent-ils répondre aux crises contemporaines alors qu’ils sont eux-mêmes affectés par la désintégration des repères traditionnels ?

Démocratiser la culture ?

Face à une concurrence féroce, Zara Home a été contrainte de revoir son positionnement, tout en restant abordable. Avec « Bac 117 », la marque réinvente son identité à travers un projet qui rend le luxe, la beauté, la qualité et la culture, apanages des classes supérieures, accessibles à un public plus large. Le nom même, « Bac 117 », évoque subtilement l’univers du luxe, rappelant le prestigieux parfum « 24 Faubourg » d’Hermès. Une stratégie qui répond à un défi actuel : « imaginer une démocratisation qui ne soit pas en même temps une standardisation22Razmig Keucheyan, Les besoins artificiels, Paris, Zone 2019, p. 72. ». Dans un marché dominé par des acteurs comme Shein et Temu qui s’illustrent par une offre de prix dérisoire – tee-shirts à 3 euros, robes à 10-15 euros – et un slogan tel que « shop like a billionaire », Zara Home choisit de se distinguer par une approche contraire. Tandis que les géants de l’ultra low cost démocratisent l’accès à la mode en s’appuyant sur une consommation frénétique et une production de grande envergure, Zara Home intègre des référents culturels et esthétiques associés au luxe en s’appuyant sur des collaborations qui, ces dernières années, ont transformé le concept de mode populaire. Ces partenariats ne se contentent plus d’ouvrir le luxe au plus grand nombre, mais permettent aux marques de fast fashion de s’octroyer une légitimité culturelle qu’elles n’ont pas naturellement. Par l’intégration de références issues du capital symbolique généré par ces associations éphémères, elles amorcent une montée en gamme et redéfinissent leur image dans une logique d’élévation. Alors quand le luxe ne suffit plus, le livre devient un précieux totem.

Le partenariat entre Zara Home et Gallimard apparaît comme une tentative stratégique de transcender les barrières sociales et culturelles. Zara Home semble ainsi revendiquer une démocratisation de la culture, en rendant des livres prestigieux visibles et accessibles dans un espace commercial non spécialisé, tel qu’un magasin de décoration. Cette approche rappelle celle utilisée par Zara à ses débuts. L’entreprise avait construit son modèle en imitant le luxe – reproduction des designs, agencement des magasins et merchandising – dans le but de l’adapter à un public de masse et de le rendre plus accessible. Mais cette démocratisation a un prix. La fonction culturelle ou éducative s’estompe. Même l’achat d’un livre dans ce contexte transforme l’acte lui-même. Il ne s’agit plus d’un geste intellectuel ou culturel, ancré dans une démarche réflexive, mais d’un acte de consommation lié à une quête esthétique globale, dénaturant ainsi la valeur intrinsèque du livre.

C’est bien ce double mouvement qu’il faut saisir : tout en rendant la littérature visible et accessible, cette opération la fait également entrer dans une logique consumériste, où elle est appréciée non plus pour son contenu ou sa puissance critique, mais pour sa capacité à enrichir un décor ou une expérience sensorielle. Aussi, si ce type de partenariat contribue à élargir l’accès à des œuvres littéraires et à démocratiser la culture classique, il en modifie profondément la valeur symbolique et culturelle.

Conclusion

La collaboration entre Zara Home et Gallimard, lancée en septembre 2024, marque un changement de stratégie. Zara Home utilise la littérature pour valoriser son offre, en réinventant l’ordinaire à travers une esthétique et des valeurs culturelles soigneusement sélectionnées. Toutefois, cette démarche ne facilite ni l’accès à la haute culture ni un véritable progrès social ; elle relève plutôt d’une instrumentalisation des codes culturels à des fins commerciales. Dans ce contexte, la culture, loin de jouer un rôle d’émancipation ou de réflexion critique, devient un simple objet, utilisé à des fins cosmétiques et symboliques. En intégrant les livres dans son offre, Zara Home ne les rend pas accessibles, elle les transforme en marchandises culturelles, projetant une image de luxe et de raffinement à laquelle chacun aspire.

Alors que le groupe Inditex est régulièrement éclaboussé par des scandales, ce concept store signé Zara Home soulève des questions sur les dynamiques de pouvoir. Derrière cette opération éphémère, plane en effet l’ombre de LVMH, propriétaire des locaux de Zara Home et actionnaire de Madrigall (maison mère de Gallimard). En facilitant cette alliance entre luxe, culture et consommation de masse, LVMH étonne. L’interconnexion entre LVMH, Zara Home et Gallimard illustre l’opportunisme des méthodes employées au service de la puissance. Ainsi, le savoir cesse d’être un territoire sanctuarisé pour devenir, selon les circonstances, un produit marchand. Cet événement soulève également des questions sur les nouvelles relations entre le géant du luxe et le leader de la fast fashion. Ce partenariat éphémère serait-il le signe d’un nouveau système, fondé sur une alliance, a priori antinomique, entre luxe, fast fashion et acteurs du monde de la culture, renforçant une polarisation de l’offre et accentuant les enjeux de pouvoir au détriment de la pluralité et de la diversité ?

Dans ce partenariat Zara Home – Gallimard, la littérature se transforme en un produit marchand, une littérature en trompe-l’œil qui, loin de nourrir l’esprit, devient un levier commercial. La collection « Blanche », jadis symbole de savoir et de réflexion, est désormais réduite à un objet de consommation esthétique, servant à véhiculer une idée du luxe. Ce phénomène s’inscrit dans une dynamique plus large où la culture perd sa vocation émancipatrice, au profit d’une consommation rapide et vidée de sens. Ce processus, qui affecte les symboles les plus prestigieux de la culture, représente un défi majeur pour l’héritage intellectuel du pays des Lumières, dont les principes de réflexion et de transmission du savoir se trouvent désormais confrontés aux impératifs marchands et à la logique de l’hyperconsommation.

  • 1
    Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Denoël, 1970, p. 17.
  • 2
    Centre national du livre, « Les Français et la lecture en 2023 ».
  • 3
    Valentin Pérez, « Stefano Pilati, le printemps perpétuel de la mode », Le Monde, 20 octobre 2023.
  • 4
    Inditex est un groupe espagnol spécialisé dans la confection et la distribution de textile fast fashion. Il détient les marques Zara, Zara Home, Pull & Bear, Massimo Dutti, Bershka, Stradivarius, Oysho, Uterqüe et Lefties qui se positionne sur le segment de Shein et Temu.
  • 5
  • 6
    Sophie Kurkdjian, Géopolitique de la mode. Vers de nouveaux modèles ?, Paris, Le Cavalier Bleu, 2021, p. 24.
  • 7
    Émile Zola, Au Bonheur des Dames, Paris, Charpentier, 1883.
  • 8
    Charlotte Casiraghi est membre de la famille princière de Monaco et passionnée de philosophie.
  • 9
    Gilles Lipovetsky et Elyette Roux, Le luxe éternel, Paris, Gallimard, 2003.
  • 10
    Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Denoël, 1970.
  • 11
    Je ne parle pas ici de la vente de livres dans la grande distribution, où les best-sellers et ouvrages populaires dominent, profitant d’une large diffusion.
  • 12
    Vincent Chabault, Éloge du magasin, Paris, Gallimard, 2020.
  • 13
    Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, L’esthétisation du monde, Paris, Gallimard, 2013.
  • 14
    Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.
  • 15
    Thorstein Veblen, The Theory of the Leisure Class, New York, Macmillan, 1899.
  • 16
    Le label « Entreprise du patrimoine vivant » (EPV) est une marque de reconnaissance de l’État qui distingue les entreprises françaises aux savoir-faire artisanaux et industriels d’excellence.
  • 17
    Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967. Dans La Société du spectacle, Guy Debord montre que la société moderne est dominée par des images qui déforment la réalité. Le spectacle, composé d’images et de représentations, façonne notre perception du monde et manipule nos désirs, faisant de l’apparence une réalité plus influente que le contenu lui-même.
  • 18
  • 19
  • 20
    Le « quiet luxury » se caractérise par un luxe discret, axé sur la qualité, le savoir-faire et la simplicité, sans logo visible ni ostentation.
  • 21
    Gilles Lipovetsky, La culture monde, Odile Jacob, Paris, 2008, p. 35.
  • 22
    Razmig Keucheyan, Les besoins artificiels, Paris, Zone 2019, p. 72.

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