Vox : une idéologie illibérale pour l’Espagne du XXIe siècle

À quelques jours des élections municipales en Espagne et dans un contexte européen et international de montée de l’extrême droite, le chercheur espagnol Arsenio Cuenca analyse la nature politique de Vox et ses fondements historiques et idéologiques, ainsi que ses réseaux européens.

Il arrive souvent dans l’histoire de l’extrême droite que des mouvements ou des partis politiques naissent avec un but contre-intuitif. Leur mission ne serait pas tant de contrer leurs rivaux antagoniques, la gauche, mais plutôt des forces proches, en principe, à droite. Ces formations émergent pour radicaliser leur propre camp, pour pousser l’idéologie de droite jusqu’à l’extrême. Tel fut le surgissement de Vox. En 2013, à la suite d’une période du Parti populaire (PP) jugée modérée, une scission de son aile la plus conservatrice fonde un parti de droite radicale, en conséquence notamment de leur manque de fermeté face aux mouvements indépendantistes et de leur supposé laxisme par rapport aux valeurs de la droite.

Pourtant, si l’irruption de Vox constitue une nouveauté, leur idéologie ne l’est pas. Le parti reprend les vieux tropismes du nationalisme espagnol, notamment l’unité de l’Espagne et sa projection néo-impérialiste. Représentants d’un libéral-conservatisme virulent, le programme de Vox combine le néolibéralisme et la mise en place d’un État minimal avec une défense de la famille traditionnelle, dernier rempart de la civilisation chrétienne. Cette idéologie existante de longue date en Espagne est remise à jour et s’ajuste aux nouveaux phénomènes d’extrême droite illibérale, tels ceux de la Hongrie et du conservatisme républicain aux États-Unis.

Une Espagne indivisible

La priorité de Vox depuis sa naissance est de préserver l’unité de l’Espagne. Tant son fondateur Alejo Vidal-Quadras que son leader actuel, Santiago Abascal, ont toujours combattu les indépendantismes régionaux, le premier dans sa Catalogne natale, l’autre au Pays basque. Très jeune, Abascal a subi à titre personnel la menace du terrorisme d’ETA1Santiago Abascal, No me rindo, Titivillus, 2014.. Son grand-père et son père étant des élus locaux pendant la dictature et sous la démocratie, sa famille a été la cible du groupe indépendantiste. La Fondation pour la défense de la nation espagnole (DENAES), germe de Vox, est fondée justement en 2006, à l’époque où le statut d’autonomie de la Catalogne était approuvé, conférant à la région une identité juridique nationale2Hélène Combes, « L’extrême droite espagnole : recomposition du jeu politique national et logiques locales. Entretien avec José-Francisco Jiménez Díaz », Les Analyses du CERI, 1er juillet 2020.. Conçue comme un think tank pour réfuter idéologiquement l’existence de nations au sein de la nation espagnole, DENAES fut dirigée par Santiago Abascal de 2006 à 2014 pendant qu’il était membre du PP, dont les fonds ont subventionné l’organisation.  

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Au service juridique pour agir légalement contre les revendications autonomistes, sont également parus sous l’égide de DENAES des textes comme En defensa de España (Encuentro, 2008). Cet ouvrage signé par Santiago Abascal et Gustavo Bueno Sánchez porte l’empreinte du philosophe néo-phalangiste3Si le concept manque d’une définition plus approfondie, plusieurs auteurs font référence soit à ce terme, soit à la reformulation du nationalisme phalangiste par Bueno à la fin de sa vie, à l’époque où il devient membre du comité de patronage de DENAES. Voir Ignacio Sánchez-Cuenca, La desfachatez intelectual, Los Libros de la Catarata, 2016 ; Pablo Batalla, Los nuevos odres del nacionalismo español. Trea. & Camarada Gustavo Bueno Martínez, 2021. Source : CTXT. Gustavo Bueno Martínez (père du deuxième des auteurs, dorénavant appelé Gustavo Bueno ou Bueno). Fondateur d’une école de pensée hétéroclite et réactionnaire, Bueno a remis à jour les vielles thèses de la terre et des morts de Barrès. Le jeune Abascal découvre le philosophe lors d’un rassemblement en faveur de l’unité de l’Espagne en 2005 quand il clame : « Le peuple ne peut disposer de la Nation, le peuple est soumis à la Nation. Le peuple est le vivant mais la Nation contient nos morts et nos enfants »4Mañana 5 noviembre : Puerta del Sol: ‘Por la unidad de España, por la igualdad y la solidaridad de todos’, source : fgbueno.es.. Dans son ouvrage, Abascal et le fils de Bueno revendiquent aussi que c’est la Nation qui désigne le peuple, tout comme ses morts et ses enfants. Cette notion d’héritage est liée à la défense de la famille traditionnelle, notion qu’on retrouve souvent chez Vox, ainsi que celle d’un économicisme nationaliste qui compare la souveraineté et la propriété, le gouvernement et l’entrepreneuriat5Santiago Abascal et Gustavo Bueno, En defensa de España. Razones para el patriotismo español, Encuentro, 2008.

Aujourd’hui, Vox se déclare ennemi de l’organisation territoriale de l’Espagne en communautés autonomes, un des piliers de la Constitution de 1978, et milite pour sa suppression presque totale et le retour au cadre municipal. Avec une connotation islamophobe, Vox traite souvent les autonomies de taïfas, les formes étatiques réduites qui surgirent de la décomposition du Califat de Cordoue au XIe siècle6Agenda España, source : voxespana.es.. Sur un fond populiste de rétrécissement de l’administration publique, ils appellent à supprimer les compétences autonomes en raison de leur inefficacité et de sa nature coûteuse. De même, la formation d’Abascal entend interdire les partis politiques indépendantistes et fermer certains médias régionaux.

Mais le principe politique de l’unité de l’Espagne va au-delà de la question territoriale. La Loi intégrale de violence de genre, discriminatoire pour les hommes d’après Vox, serait ainsi abrogée dès leur arrivée au pouvoir pour aboutir à une égalité « effective » entre les Espagnols. La question mémorielle serait aussi une entrave au bon déroulement de la vie sociale en Espagne, et serait même le préambule de la fracture territoriale, d’après l’eurodéputé Vox Hermann Tertsch7Hermann Tertsch nos presenta el nuevo libro «Memoria Histórica: Amenaza para la paz en Europa », source : voxespana.es.. Les lois sur la mémoire, affirme aussi Terstch, chercheraient à « éradiquer les libertés d’expression »8Ibid. ; signalons d’ailleurs ici qu’au cours de l’exhumation du corps du leader de la Phalange espagnole, José Antonio Primo de Rivera, des manifestants ont fait le salut fasciste et ont chanté l’hymne franquiste Cara al sol, sans aucune contrainte légale9Tensión y altercados en la exhumación de Primo de Rivera del Valle de Cuelgamuros, source : La Vanguardia.. Concernant les lois mémorielles, le leader de Vox a déclaré : « Vox n’a ​​pas de position sur la guerre civile et le franquisme, mais sur la liberté10Gonzalo Altozano et Julio Llorente, La España Viva: Conversaciones con doce dirigentes de Vox, Kalma Los Libros, 2018. ».

Comme nombre d’idéologies d’extrême droite, Vox établit un rapport victimaire entre les nationaux espagnols qui protègent la patrie et une élite globale qui veut fragmenter l’Espagne. La structure narrative prend la forme d’un complotisme réactionnaire11Pierre-André Taguieff, L’imaginaire du complot social, Paris, Éditions Mille et une nuit, 2007.. Souvent, les leaders de Vox emploient le concept de « globalisme » pour définir l’idéologie de cette élite qui veut aggraver la crise territoriale, mais aussi, plus largement, « la destruction des classes moyennes, la liquidation de la souveraineté des nations et l’atteinte à la famille, à la vie et aux racines communes de l’Occident12Agenda España. ». Dans son livre Soberanía (Homo Legens, 2021), le représentant de Vox au Parlement européen, Jorge Buxadé, parle des « forces extérieures qui prétendent diluer la souveraineté nationale », qui menacent la chrétienté et « le primat de la vérité de l’ordre traditionnel »13Jorge Buxadé, Soberanía. Por qué la Nación es valiosa y merece la pena defenderla, Homo Legens, 2021.. Ancien phalangiste, Buxadé a organisé des colloques au sein de l’eurogroupe Conservateurs et réformistes européens (CRE) sur le rapport entre globalisme et séparatisme. La figure du magnat George Soros est évoquée, en raison de son potentiel rôle dans le mouvement indépendantiste catalan14Globalismo Financiero: amenaza contra la soberanía de las naciones europeas, source : YouTube

La grande Espagne : l’Ibérosphère

Vox défend une Espagne soudée, au-delà des nationalismes périphériques. Dès le début des mouvements régionalistes à la fin du XIXe siècle, faire face aux élans autonomistes a été une des raisons d’être de l’extrême droite espagnole. Pourtant, cette « anxiété » territoriale qui structure l’idéologie de Vox15Xavier Casals, « El ultranacionalismo de Vox. Cinco claves para comprender “La España Viva” », Grand Place, 13, 27–35, 2020., dans le sillage de la pensée nationaliste et ultranationaliste historique de l’Espagne, va bien au-delà de la péninsule. En effet, la formation d’Abascal se projette dans le passé impérial de l’Espagne. Vox soumet l’histoire de l’Empire espagnol à un fort exercice de révisionnisme, édulcorant ou même niant les aspects les plus sombres de l’Hispanité, l’espace œcuménique qui recouvre les territoires impériaux16Jesus Casquete, « Extrema derecha e historia: a modo de introducción », dans Jesus Casquete (dir.), Vox frente a la historia, Akal, 2023.. Ensuite, mettant en avant les liens historiques, économiques et culturels qui uniraient les nations du continent américain et l’Espagne, Vox a recours au concept d’Ibérosphère pour finalement rallier des forces d’extrême droite des deux côtés de l’Atlantique17José Antonio Sanahuja et Camilo López Burian, « Hispanidad e Iberosfera: antiglobalismo, internacionalismo reaccionario y ultraderecha neopatriota en Iberoamérica », Documentos de trabajo nº 69 (2ª epoca), Madrid, Fundación Carolina, 2022..

L’Ibérosphère est construite sur la base de l’Hispanité, la représentation politique d’un ethos espagnol accompagné d’une mythologie nationaliste. Si le mythe de l’Empire civilisationnel et bienfaiteur est central, il est en lien avec celui de la Reconquête (Reconquista), aussi fondateur. Façonné tout au long du XIXe siècle, en parallèle avec la construction de la nation espagnole moderne, la Reconquête est un récit mythologique chrétien visant à légitimer l’autorité des révolutions libérales face aux sources du pouvoir traditionnel, notamment l’Église et la Couronne18Alejandro Garcia Sanjuán, « ¿Una España forjada contra el Islam? », dans Ferran Archilés, Julian Sanz et Xavier Andreu (dir.), Contra los lugares comunes. Historia, memoria y nación en la España democrática, Catarata, 2023.. Une fois ancrée dans l’historiographie espagnole, la Reconquête devient une arme idéologique pour combattre les ennemis de l’Espagne, tant externes qu’internes. En cela, Franco aurait mené une nouvelle Reconquête contre la Deuxième République espagnole, tout comme Vox a lancé sa campagne en vue des élections générales de 2019 à Covadonga, lieu de départ de la prétendue Reconquista au VIIIe siècle. De plus, en tant que mythologie chrétienne, la Reconquête interpelle aussi d’autres forces d’extrême droite en Europe : en témoignent le nom du parti d’Éric Zemmour ou Viktor Orban affirmant à la CPAC (Conservative Political Action Conference, l’Internationale de l’extrême droite) de 2023 à Budapest que la Reconquête a commencé en Europe19CPAC Hungary 2023, where Viktor Orbán’s friends met on May 4–5, source : visegradpost.com..

Dans cette optique, l’Espagne guerrière forgée pendant des siècles dans la lutte contre l’islam culmine avec la conquête des Amériques. Selon Bueno, la Reconquista aboutit au « débordement » de la péninsule20Edgar Straehle, « Melancolía imperial y leyenda negra en el paisaje español actual » Revista de Historia Jerónimo Zurita, 99 (automne), 35–77, 2021.. Mais l’idéologue de Vox ne fait que mettre à jour un nationalisme historique qui met en rapport les différents épisodes mythiques de l’Espagne. En 1926, Ramiro de Maeztu explique : « À la fin de la reconquête, ces peuples découvrent les routes maritimes vers l’Est et l’Ouest. La surface de la terre double. L’expansion chrétienne trouve deux nouveaux mondes à conquérir pour le ciel »21Ramiro de Maeztu, Don Quijote, Don Juan y la Celestina: ensayos de simpatía, Biblioteca Nacional de España, 1926.. Ce journaliste basque, ainsi que d’autres auteurs de référence de Vox comme Miguel de Unamuno, appartiennent à ladite Génération de 98, un groupe d’écrivains et philosophes développant leur pensée en parallèle à la désintégration finale de l’Empire espagnol en 1898. Sa vision d’une Espagne décadente et en perte de sens nourrit l’idéologie de Vox. Parmi les thèmes qu’ils ont forgés, celui de la reconstruction des liens qui unissaient l’Espagne à ses territoires impériaux était présent. De cette époque date aussi le récit de la « légende noire »22Jesus Villanueva, Leyenda negra : Una polémica nacionalista en la España del siglo XX, Catarata, 2011., une prétendue campagne de propagande anti-espagnole mise en place à l’étranger et intériorisée par les Espagnols, aujourd’hui repris par Vox23« Vox se compromete con la defensa del mundo hispánico, contra la leyenda negra y el desconocimiento de la Historia de España », source : voxespana.es.

Chez Abascal, la revendication de l’œuvre de Maeztu se veut performative. Le leader de Vox s’est déjà rendu au Parlement espagnol portant dans la main son Defensa de la Hispanidad (1934), où l’auteur rappelle « la nécessité de reconstruire l’unité du christianisme, si nous voulons sauver la civilisation des foules de l’Orient, qui vivent vraiment une vie animale de faim continue et insatisfaite »24Ramiro de Maeztu, Defensa de la Hispanidad, Biblioteca Nacional de España, 1934.. L’en-tête de l’organe de presse de Vox, La Gaceta de la Iberosfera, porte aussi une citation du même livre : « Ser es defenderse » (« être, c’est se défendre »). Certains académiques sympathisants de Vox ont même comparé le leader du parti au journaliste basque25C’est le cas du sociologue Amando de Miguel. Voir le prologue de Santiago Abascal, Hay un camino a la derecha. Una conversación con Kiko Méndez-Monasterio, Stella Martis, 2015.. Un éloge qui, parmi d’autres excès de Maeztu, oublie de mentionner sa louange à Hitler en 193226« El milagro Hitler », ABC, 20 avril 1932, source : heraldodemadrid.net.

La mise à jour de l’Hispanité reçoit donc aujourd’hui le nom d’Ibérosphère. Fin 2020, Vox a créé la Fondation Disenso, un laboratoire d’idées conçu pour « contrer les idées dominantes en Espagne et Ibéroamérique »27« Vox crea Disenso, una nueva fundación para aportar ideas al partido », source : fundaciondisenso.org.. Dans le cadre de cette vocation transatlantique, le premier think tank officiellement affilié à Vox a lancé le Forum de Madrid. Ayant pour but d’organiser un point de rencontre entre les « 700 millions de personnes qui font partie de l’Ibérosphère, une communauté de nations libres et souveraines qui partagent un héritage culturel enraciné », le Forum de Madrid a lancé une Charte de Madrid. Ce document alerte de l’avancée du communisme dans le monde et s’engage dans la lutte contre le Forum de São Paulo et le Groupe de Puebla, deux des principales initiatives internationales unissant la gauche en Amérique latine. Cette charte qui met au centre « l’État de droit, la séparation des pouvoirs, la liberté d’expression et la propriété privée » a attiré aussi la signature d’importants leaders du libéralisme conservateur américain, ainsi Dan Schneider et Matt Schlapp de l’American Conservative Union, mais aussi Alejandro Chafuen, directeur d’Atlas Network entre 1991 et 2017. 

L’Ibérosphère essaie d’étendre ses limites au-delà du continent américain. Parmi les principaux signataires de la charte de Madrid se trouvent aussi des leaders de l’extrême droite européenne, comme la Première ministre italienne Giorgia Meloni ou Marion Maréchal. Celle-ci a aussi recours à des vieux schémas de pensée de l’extrême droite finiséculaire pour donner sens à cette synergie franco-espagnole. La fondatrice de l’ISSEP, à la suite de l’ouverture d’une filiale de son école de cadres dans l’ancien siège de Vox à Madrid en 2020, a voulu présenter son soutien à Vox sur la base d’une prétendue « Union latine »28Marion Maréchal, « Vox tiene razón en no caer en la moderación. La derecha que se une al centro acaba absorbida por la izquierda », source: La Gaceta de la Iberosfera.. Avant Marion Maréchal, c’est l’idéologue royaliste Charles Maurras qui avait parlé d’une Union latine à la suite de l’effondrement de l’Empire espagnol29Charles Maurras, « Les Forces latines », préface de Marius André, La fin de l’Empire espagnole d’Amérique, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1922, édition électronique réalisée par maurras.net et l’Association des Amis de la Maison du chemin de paradis (2011)., à un moment où il aspirait à créer un espace géopolitique catholique et contrerévolutionnaire autour de la latinité30Olivier Dard, « Charles Maurras, le fascisme, la latinité et la Méditerranée », Cahiers de la Méditerranée, 95, 59-70, 2017.. Le Martégal a également inspiré toute une partie des membres de la Génération 98 espagnole, y compris Maeztu, qui a dirigé à un moment de sa vie la publication héritière de L’Action française en Espagne, la Acción Española. Compte tenu des éloges publiques que Marion Maréchal lui adresse31William Blanc, « Spectres de Charles Maurras », Revue du crieur, 2017/1, n°6., tout indique que la philosophie de Maurras est toujours utile pour penser ces représentations géopolitiques et que les intérêts de l’extrême droite ont tendance à perdurer dans le temps. 

La radicalisation d’un libéralisme conservateur

En matière économique et sociale, le modèle de Vox se rapproche de l’aile dure du Parti républicain historique aux États-Unis. Invités à plusieurs reprises du CPAC ou de l’Heritage Foundation, les leaders de Vox actualisent une doctrine qui va de Reagan jusqu’à Trump plus récemment. Le « relâchement » du PP vis-à-vis des politiques sur l’avortement ou le mariage homosexuel a été en effet une des raisons de la scission de Vox. Afin de mener ces combats, la formation de droite radicale s’est rapprochée ces dernières années de l’Association catholique de propagandistes (ACdP), organisation religieuse de longue date, intégrée à l’époque dans l’élite franquiste.

Francisco José Contreras est le représentant le plus important de ce courant idéologique au sein de Vox. Occupant un siège au Parlement depuis 2018, Contreras a longtemps été membre de l’Académie espagnole. Revendiqué conservateur et catholique, il a étudié ces dernières années le rapport entre le libéralisme et le conservatisme. Contreras affirme que « le marché capitaliste a été une bénédiction pour l’humanité »32Francisco José Contreras, Una defensa del liberalismo conservado, Unión Editorial, 2018., mais il s’oppose largement à la libéralisation des mœurs, notamment en ce qui concerne les alternatives au modèle de la famille traditionnelle. D’après lui, une société de libre marché, régit par un État des dimensions minimales, est seulement possible si ce sont les familles qui portent le poids du maintien de l’ordre culturel et civilisationnel. Évoquant les craintes récurrentes de l’extrême droite, Contreras s’inquiète d’un « hiver » démographique de l’Europe, de la menace de l’« eurabisation » et de l’invasion migratoire. Pour combler le déficit démographique, parmi d’autres mesures pro-natalité, un agenda anti-avortement s’impose.

Les États-Unis représentent chez Contreras un pays exemplaire. Sous un prisme chargé d’essentialisme, il assure que c’est « une nation intrinsèquement conservatrice »33Ibid.. Se référant au paradigme du libéralisme-conservateur aux États-Unis, les logiques structurelles sont reléguées à l’arrière-plan ou même au domaine de la croyance (on peut croire ou pas) et seules la méritocratie et la cellule familiale sont d’après lui les principaux moteurs sociaux34« La combinaison d’ingrédients républicains, libéraux et chrétiens a généré un individualisme spécifiquement américain qui se manifeste par une méfiance à l’égard du « grand État » », une plus grande acceptation des inégalités économiques, la conviction que la répartition des revenus soit due à des degrés divers de capacité et d’effort, et non à la justice structurelle ou à la domination de classe… L’États-unien conservateur croit davantage à la responsabilité individuelle qu’à des forces collectives impersonnelles ; en résulte une vision méritocratique de l’ascension sociale : qui s’efforce finit par triompher », dans Francisco José Contreras, Una defensa del liberalismo conservado, op. cit.. Contreras a une haute opinion des anciens leaders néo-conservateurs qui ont habité la Maison-Blanche, notamment Ronald Reagan et George W. Bush35Francisco José Contreras, Liberalismo, catolicismo y ley natural, Encuentro, 2013., ainsi que certains organismes qui font la promotion de cette idéologie, comme le Cato Institute ou la Heritage Foundation, cette dernière étant une des structures de référence de Vox aux États-Unis.

Cette recrudescence de la pensée libéral-conservatrice, adoptée par Vox et d’autres acteurs de l’extrême droite globale, a été nourrie par les travaux d’un auteur en particulier : Roger Scruton. Ce penseur anglais disparu en 2020 a renforcé à la fin de sa vie un discours bourgeois décomplexé. Il a vécu Mai-68 à Paris, un mouvement qui l’a mené à réfléchir sur ces « attaques contre la civilisation ‘bourgeoise’ […] que s’il y a quelque chose à moitié décent dans le mode de vie si librement disponible dans la plus grande ville du monde, le mot ‘bourgeois’ en est le nom approprié »36Miles de personas salen a las calles de Madrid para defender la Vida y la Verdad, source : eldebate.com.. Scruton a accueilli dans son université d’été Scrutopia un des membres du comité de patronage de la Fondation Disenso et personnalité renommée au sein de la sphère culturelle de Vox, Enrique García-Máiquez. Auteur de la préface de l’édition espagnole de Cómo ser un conservador (Homo Legens, 2018), García-Máiquez fait l’éloge du nationalisme de Scruton, la nation étant « le terroir naturel du conservatisme ». La traduction d’un autre ouvrage en espagnol de Scruton, Filosofía verde (Homo Legens, 2021), contient un prologue de Santiago Abascal et une introduction de Miguel Ángel Quintana Paz, philosophe chrétien et directeur de l’ISSEP à Madrid. Ici, tous deux s’alignent avec Scruton pour défendre une idéologie basée sur les thèmes récurrents de l’extrême droite, à savoir la transmission, l’enracinement, la terre et les morts, mais aussi, le libre marché. 

Cet esprit conciliateur entre conservatisme chrétien et libéralisme n’est pas tout à fait étranger à l’extrême droite espagnole. L’Association catholique de propagandistes (ACdP), qui a fourni plusieurs ministres libéraux-conservateurs pendant la dictature et ensuite pendant la période démocratique, l’illustre bien. Depuis quelques années, les leaders de Vox assistent à des manifestations contre l’avortement convoquées par des membres de l’ACdP et participent aux sphères d’influence dirigées par l’association, y compris des centres universitaires et des médias. L’ACdP contribue aussi à offrir un terrain d’entente entre la droite et l’extrême droite, attirant des membres de l’aile dure du PP37Isabel Díaz Ayuso en el CEU, source : ceu.es.. C’est le cas de la présidente de la région de Madrid, Isabel Díaz Ayuso, qui aujourd’hui reprend les politiques sur la famille et l’avortement que son parti avait abandonnées38Ayuso convierte la familia en un eje de campaña, source : larazon.es.. Finalement, l’ACdP fait partie de la stratégie de Vox pour tisser des liens en Europe. En 2017, Contreras a ainsi publié une compilation de textes sur la Manif pour tous qui a reçu les contributions de nombre des porte-parole associés à la mouvance et du propagandiste et ancien ministre de l’Intérieur, Jaime Mayor Oreja. En 2022, un congrès international organisé par l’ACdP, « Vers un renouveau chrétien de l’Europe », a rassemblé divers penseurs et responsables politiques chrétiens tels que Fabrice Hadjadj, Chantal Delsol, Francisco Contreras, ainsi que d’autres figures publiques provenant d’Italie, de Hongrie et des États-Unis. 

Un illibéralisme espagnol

Les partis d’extrême droite qui ont progressivement évolué en parallèle avec le capitalisme post-industriel suscitent souvent deux questions en particulier : qui sont-ils ? Peut-on trouver des précédents dans l’histoire ? En somme, comment définir idéologiquement Vox ?

La notion d’illibéralisme semble s’ajuster considérablement à Vox. Marlène Laruelle a récemment fourni quelques clefs d’analyse par rapport à ce concept, de plus en plus utile pour étudier l’extrême droite de nos jours39Marlene Laruelle, « Illiberalism: a conceptual introduction », East European Politics, 0(0), 1-25, 2022.. En tant qu’illibéral, Vox est un parti nationaliste trouvant dans la défense des valeurs qu’il associe à la nation sa source de légitimité. L’Espagne justifie chez Vox une volonté forte de préserver un statu quo et un système de privilèges, le centre d’une politique de conservatisme national. Ce système de privilèges se maintient dans le domaine économique à travers d’un agenda axé sur le libre marché et la propriété privée, adapté à l’ère de la mondialisation : protectionniste quand il le faut, mais aussi néolibéral concernant les politiques publiques de taxation ou de redistribution de la richesse. Sur le plan culturel, Vox développe une politique qui oppose l’identité espagnole à l’indépendantisme, au multiculturalisme et au féminisme, renouant avec l’ancien discours national-catholique espagnol de caractère unitaire, conservateur et néo-impérialiste.

Vox propose certainement plusieurs éléments novateurs par rapport à l’extrême droite espagnole de jadis. Leur stratégie de pénétration culturelle à travers les médias, notamment les réseaux sociaux, ou leur investissement dans des centres de pensée et d’enseignement est redevable des théories métapolitiques de la Nouvelle Droite. Or, au moment d’étudier l’extrême droite aujourd’hui, Copsey nous rappelle l’importance de « ne pas couper les fils liant le passé au présent »40Nigel Copsey, « Historians and the contemporary far right. To bring (or not to bring) the past into the present? », dans Stephen D. Ashe, Joel Busher, Graham Macklin et Aaron Winter (dir.), Researching the Far Right Theory, Method and Practice, Routledge, 2020., alors qu’existent de nouveaux concepts pour analyser le phénomène, comme celui d’illibéralisme. De ce fait, Vox semble loin d’être une simple « social-démocratie nativiste » ou bien d’un parti populiste. Ses leaders le répètent à maintes reprises : au sommet de l’autorité se trouvent soit la nation, soit la tradition, mais le peuple est loin d’être souverain dans sa pensée. Vox n’est pas un parti populiste mais élitiste. Ses leaders appartiennent généralement aux couches supérieures de la société espagnole et Abascal se montre en faveur de la notion élitiste, « le meilleur qui existe au sein de la société »41Fernando Sánchez-Dragó, Santiago Abascal. España vertebrada, Planeta, 2019.. Même la théoricienne du populisme, Chantal Mouffe, récuse la catégorie de populisme pour parler de Vox42« La apuesta por un populismo de izquierda », entretien avec Chantal Mouffe, source : nuso.org.. En cela, puisque ce prisme peut appauvrir l’analyse et que, comme l’affirme Miguel González, « ils préfèrent qu’on les traite de populistes »43Miguel González, Vox S.A. El negocio del patriotismo español, Península, 2022., une étude de l’idéologie de Vox qui se penche sur son illibéralisme en perspective historique rendrait ce sombre phénomène un peu plus clair. 

  • 1
    Santiago Abascal, No me rindo, Titivillus, 2014.
  • 2
    Hélène Combes, « L’extrême droite espagnole : recomposition du jeu politique national et logiques locales. Entretien avec José-Francisco Jiménez Díaz », Les Analyses du CERI, 1er juillet 2020.
  • 3
    Si le concept manque d’une définition plus approfondie, plusieurs auteurs font référence soit à ce terme, soit à la reformulation du nationalisme phalangiste par Bueno à la fin de sa vie, à l’époque où il devient membre du comité de patronage de DENAES. Voir Ignacio Sánchez-Cuenca, La desfachatez intelectual, Los Libros de la Catarata, 2016 ; Pablo Batalla, Los nuevos odres del nacionalismo español. Trea. & Camarada Gustavo Bueno Martínez, 2021. Source : CTXT.
  • 4
    Mañana 5 noviembre : Puerta del Sol: ‘Por la unidad de España, por la igualdad y la solidaridad de todos’, source : fgbueno.es.
  • 5
    Santiago Abascal et Gustavo Bueno, En defensa de España. Razones para el patriotismo español, Encuentro, 2008.
  • 6
    Agenda España, source : voxespana.es.
  • 7
    Hermann Tertsch nos presenta el nuevo libro «Memoria Histórica: Amenaza para la paz en Europa », source : voxespana.es.
  • 8
    Ibid.
  • 9
    Tensión y altercados en la exhumación de Primo de Rivera del Valle de Cuelgamuros, source : La Vanguardia.
  • 10
    Gonzalo Altozano et Julio Llorente, La España Viva: Conversaciones con doce dirigentes de Vox, Kalma Los Libros, 2018.
  • 11
    Pierre-André Taguieff, L’imaginaire du complot social, Paris, Éditions Mille et une nuit, 2007.
  • 12
    Agenda España.
  • 13
    Jorge Buxadé, Soberanía. Por qué la Nación es valiosa y merece la pena defenderla, Homo Legens, 2021.
  • 14
    Globalismo Financiero: amenaza contra la soberanía de las naciones europeas, source : YouTube
  • 15
    Xavier Casals, « El ultranacionalismo de Vox. Cinco claves para comprender “La España Viva” », Grand Place, 13, 27–35, 2020.
  • 16
    Jesus Casquete, « Extrema derecha e historia: a modo de introducción », dans Jesus Casquete (dir.), Vox frente a la historia, Akal, 2023.
  • 17
    José Antonio Sanahuja et Camilo López Burian, « Hispanidad e Iberosfera: antiglobalismo, internacionalismo reaccionario y ultraderecha neopatriota en Iberoamérica », Documentos de trabajo nº 69 (2ª epoca), Madrid, Fundación Carolina, 2022.
  • 18
    Alejandro Garcia Sanjuán, « ¿Una España forjada contra el Islam? », dans Ferran Archilés, Julian Sanz et Xavier Andreu (dir.), Contra los lugares comunes. Historia, memoria y nación en la España democrática, Catarata, 2023.
  • 19
    CPAC Hungary 2023, where Viktor Orbán’s friends met on May 4–5, source : visegradpost.com.
  • 20
    Edgar Straehle, « Melancolía imperial y leyenda negra en el paisaje español actual » Revista de Historia Jerónimo Zurita, 99 (automne), 35–77, 2021.
  • 21
    Ramiro de Maeztu, Don Quijote, Don Juan y la Celestina: ensayos de simpatía, Biblioteca Nacional de España, 1926.
  • 22
    Jesus Villanueva, Leyenda negra : Una polémica nacionalista en la España del siglo XX, Catarata, 2011.
  • 23
    « Vox se compromete con la defensa del mundo hispánico, contra la leyenda negra y el desconocimiento de la Historia de España », source : voxespana.es.
  • 24
    Ramiro de Maeztu, Defensa de la Hispanidad, Biblioteca Nacional de España, 1934.
  • 25
    C’est le cas du sociologue Amando de Miguel. Voir le prologue de Santiago Abascal, Hay un camino a la derecha. Una conversación con Kiko Méndez-Monasterio, Stella Martis, 2015.
  • 26
    « El milagro Hitler », ABC, 20 avril 1932, source : heraldodemadrid.net.
  • 27
    « Vox crea Disenso, una nueva fundación para aportar ideas al partido », source : fundaciondisenso.org.
  • 28
    Marion Maréchal, « Vox tiene razón en no caer en la moderación. La derecha que se une al centro acaba absorbida por la izquierda », source: La Gaceta de la Iberosfera.
  • 29
    Charles Maurras, « Les Forces latines », préface de Marius André, La fin de l’Empire espagnole d’Amérique, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1922, édition électronique réalisée par maurras.net et l’Association des Amis de la Maison du chemin de paradis (2011).
  • 30
    Olivier Dard, « Charles Maurras, le fascisme, la latinité et la Méditerranée », Cahiers de la Méditerranée, 95, 59-70, 2017.
  • 31
    William Blanc, « Spectres de Charles Maurras », Revue du crieur, 2017/1, n°6.
  • 32
    Francisco José Contreras, Una defensa del liberalismo conservado, Unión Editorial, 2018.
  • 33
    Ibid.
  • 34
    « La combinaison d’ingrédients républicains, libéraux et chrétiens a généré un individualisme spécifiquement américain qui se manifeste par une méfiance à l’égard du « grand État » », une plus grande acceptation des inégalités économiques, la conviction que la répartition des revenus soit due à des degrés divers de capacité et d’effort, et non à la justice structurelle ou à la domination de classe… L’États-unien conservateur croit davantage à la responsabilité individuelle qu’à des forces collectives impersonnelles ; en résulte une vision méritocratique de l’ascension sociale : qui s’efforce finit par triompher », dans Francisco José Contreras, Una defensa del liberalismo conservado, op. cit.
  • 35
    Francisco José Contreras, Liberalismo, catolicismo y ley natural, Encuentro, 2013.
  • 36
    Miles de personas salen a las calles de Madrid para defender la Vida y la Verdad, source : eldebate.com.
  • 37
    Isabel Díaz Ayuso en el CEU, source : ceu.es.
  • 38
    Ayuso convierte la familia en un eje de campaña, source : larazon.es.
  • 39
    Marlene Laruelle, « Illiberalism: a conceptual introduction », East European Politics, 0(0), 1-25, 2022.
  • 40
    Nigel Copsey, « Historians and the contemporary far right. To bring (or not to bring) the past into the present? », dans Stephen D. Ashe, Joel Busher, Graham Macklin et Aaron Winter (dir.), Researching the Far Right Theory, Method and Practice, Routledge, 2020.
  • 41
    Fernando Sánchez-Dragó, Santiago Abascal. España vertebrada, Planeta, 2019.
  • 42
    « La apuesta por un populismo de izquierda », entretien avec Chantal Mouffe, source : nuso.org.
  • 43
    Miguel González, Vox S.A. El negocio del patriotismo español, Península, 2022.

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