Violences contre les femmes et patriarcat : le cas des Balkans occidentaux

Dans le cadre de la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, le 25 novembre, et dans la continuité des travaux menés à ce sujet par la Fondation Jean-Jaurès, Ermira Danaj, docteure en sciences sociales, analyse le lien entre violences basées sur le genre et patriarcat dans les Balkans occidentaux.

Introduction

Avant d’entamer une analyse des violences à l’égard des femmes dans les Balkans occidentaux, il est important d’esquisser un bref récit de l’influence implicite et explicite de la tradition patriarcale sur les filles et les femmes qui perdure aujourd’hui dans cette région. Dès son enfance, une fille est principalement éduquée dans le cadre suivant : tout d’abord, dans presque tous les cas, elle porte le nom de famille de son père, pas celui de sa mère — une dépréciation de la position de la mère. Sur la plupart des portes d’entrée des habitations, seul le nom du père/mari existe — un autre déclassement. Dans l’acte de famille dans de nombreux pays, il existe une hiérarchie spécifique — le père est le chef de famille, la femme ne dispose pas d’un autre statut que celui de sa condition de femme. Dans bien des cas, la jeune fille grandira en entendant des injonctions stéréotypées et sexistes. Elle apprendra aussi que le but ultime pour elle est de trouver un mari et d’être une mère — une femme doit nécessairement être une mère. Dans de nombreux cas, elle subira également du harcèlement sexuel, mais elle ne le dira pas parce qu’elle craindra d’être blâmée pour cela ou parce qu’elle se croira responsable de l’agression qu’elle a subie. Puis elle se mariera, croyant que son mari est le chef de famille, celui qui donne des ordres, celui qui a plus de droits qu’elle, voire celui de lui crier dessus ou de la gifler. Dans certains cas, elle sera considérée comme la propriété de son mari, mais pas seulement… Ainsi, pour une jeune femme, il sera très difficile d’identifier les violences (notamment la violence émotionnelle et psychologique) comme un crime ou comme une violation de ses droits. Dans la plupart des cas, les violences à l’égard des femmes, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du foyer, sont considérées comme faisant partie des relations « normales » ou des comportements « normaux ». D’où l’importance de s’attaquer aux violences contre les femmes d’une manière holistique qui inclut d’abord l’éducation et la prévention mais aussi les poursuites judiciaires contre les agresseurs et la protection des victimes.

Au cours des dernières décennies, les processus de transformation dans les pays post-communistes, y compris les Balkans occidentaux, ont souvent entraîné des pertes d’emploi plus importantes chez les femmes, avec des taux de chômage plus élevés pour elles et le démantèlement des services publics qui leur fournissaient une aide particulière. La transition a également renforcé une retraditionalisation des rôles de genre, où les rôles des femmes dans la société ont été redéfinis, et où leur place a été à nouveau confinée au foyer. Lorsque nous parlons de retraditionalisation, il faut être prudent, étant donné que, pendant le communisme, les rôles de genre n’étaient pas exempts de traits patriarcaux. L’émancipation des femmes se concevait principalement en relation avec la sphère productive, pas avec la sphère reproductive, et surtout pas comme une libération individuelle. Mais l’engagement des femmes dans la sphère productive n’a pas entraîné la participation égale des hommes dans la sphère privée et dans la gestion des tâches domestiques ; les femmes sont restées en charge des tâches domestiques et du soin des enfants ou des autres membres âgés ou malades du foyer. Constamment considérées par rapport aux hommes ou à l’État en tant que mères, épouses, travailleuses, les femmes ont dû répondre aux attentes liées à la représentation de la famille socialiste idéale. Ces relations inégales entre les sexes se sont renforcées avec la chute du communisme : Brunnbauer1 Ulf Brunnbauer, « From Equality without Democracy to Democracy without Equality? Women and Transition in Southeast Europe », South-East Europe Review, 3: 151–168, 2000. parle de « domestication » des femmes, se référant non seulement au retrait visible des femmes de la sphère publique, mais aussi aux politiques et discours du début des années 1990 décourageant les femmes à participer au travail productif et à la vie publique. Le patriarcat2Le patriarcat repose sur des systèmes sociaux inégaux où les femmes sont subordonnées, discriminées ou opprimées. devient particulièrement palpable à travers la question des violences contre les femmes et des violences conjugales, très présentes dans les pays des Balkans occidentaux. Pour le théoriser un peu plus, le patriarcat est composé de plusieurs structures telles que les relations patriarcales de production au sein du ménage, au sein du travail rémunéré, celles dans l’État et dans les institutions culturelles, ou encore celles dans la sexualité (par exemple l’hétérosexualité obligatoire)3Sylvia Walby, Theorizing Patriarchy, Oxford, Basil Blackwell, 1990..

L’importance des textes internationaux dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles

En ce qui concerne les violences contre les femmes et les violences conjugales, les pays des Balkans occidentaux ont adopté une législation et des mesures spécifiques pour lutter principalement contre les violences conjugales, souvent en évitant une approche genrée (c’est-à-dire que les femmes sont les principales victimes de violences conjugales parce qu’elles sont des femmes). Le premier document international ratifié par tous les pays des Balkans occidentaux est la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF)4Albanie en 1993, Macédoine du Nord en 1994, Monténégro en 2006, Bosnie-Herzégovine en 1993 et Serbie en 2001., à l’exception du Kosovo5Policy Department for Citizen’s Rights and Constitutional Affairs, Women’s Rights in Western Balkans, European Parliament, 2019..

L’arrivée de la Convention du Conseil de l’Europe sur la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (plus connue sous le nom de Convention d’Istanbul), qui a été signée le 11 mai 2011 à Istanbul, a apporté un changement majeur. Selon cette Convention, les violences à l’égard des femmes sont « comme une violation des droits de l’homme et une forme de discrimination à l’égard des femmes, et désignent tous les actes de violence fondés sur le genre qui entrainent, ou sont susceptibles d’entraîner pour les femmes, des dommages ou souffrances de nature physique, sexuelle, psychologique ou économique, y compris la menace de se livrer à de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou privée ». Cette définition, qu’entérine la Convention d’Istanbul, porte un message nouveau. Elle reconnaît explicitement la nature structurelle des violences à l’égard des femmes en tant que violences fondées sur le genre. Cela signifie qu’elle reconnaît que les violences contre les femmes sont ancrées dans des relations de pouvoir patriarcales et inégales entre les femmes et les hommes. Ainsi, pour les combattre, il est nécessaire d’utiliser une perspective féministe. Bien que la Convention ait été signée et ratifiée par de nombreux États, y compris les pays des Balkans occidentaux, elle a également fait face à un bloc d’opposition, en particulier dans les pays où les forces conservatrices et antiféministes gagnent en espace et en voix. La nature structurelle des violences contre les femmes, en tant que violences basées sur le genre, énoncée dans la Convention d’Istanbul, cristallise l’opposition à ce texte.

La définition fournie par la Convention d’Istanbul confirme ce que la recherche sociale sur les violences contre les femmes, et les violences conjugales, signale depuis de nombreuses années : les violences contre les femmes ne sont pas perpétrées par des hommes malades, ou alcooliques. Elles le sont par des hommes qui pensent avoir le droit de battre ou de tuer une femme si elle ne cuisine pas bien, si elle veut divorcer, si elle n’accepte pas leurs avances, etc. Les violences contre les femmes sont la cause et la conséquence de l’inégalité entre les femmes et les hommes. La conception patriarcale des relations de genre est répandue et ne représente pas un trait exclusif d’une région particulière. Cependant, son ampleur n’est pas la même partout et, dans certaines régions des Balkans occidentaux, les manifestations des violences à l’égard des femmes sont plus brutales et plus visibles que dans d’autres.

L’adoption de la Convention d’Istanbul a inspiré la révision de la législation nationale dans la région afin d’assurer une meilleure protection des femmes. Par exemple, le Code pénal du Kosovo adopté en 2019 a modifié ses définitions conformément aux définitions de la Convention d’Istanbul, y compris la définition de la violence conjugale, du harcèlement sexuel et du viol (conjugal et non conjugal)6 Code pénal de Kosovo.. En outre, le Code pénal de l’Albanie a été constamment modifié (dernières modifications en 2020) pour mieux répondre aux exigences de la Convention d’Istanbul.

La CEDEF et la Convention d’Istanbul sont toutes deux contrôlées par des organes spécifiques, respectivement le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDAW)7 UN Treaty Body Database. et le Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO). Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes pour les pays des Balkans occidentaux indique dans son dernier rapport les problèmes de sous-déclaration des cas de violences contre les femmes, de mise en œuvre insuffisante des mécanismes juridiques et institutionnels nationaux, de manque d’expertise spécialisée des institutions et du faible taux de poursuites et de condamnations. Les derniers rapports du GREVIO au cours de la période 2017-2018 ont souligné que les violences à l’égard des femmes continuent d’être perçues – à tort – comme étant exercées principalement dans des milieux socio-économiques défavorisés alors qu’elles illustrent les relations patriarcales dans la société, et ceci même par la plupart des citoyens et citoyennes et des professionnels. De plus, ils notent aussi la prégnance de la sous-déclaration des faits de violences, le faible taux de condamnations ainsi que les services d’aide et d’accompagnement qui demeurent insuffisants.

Un système patriarcal conduisant à une sous-déclaration des violences sexistes et sexuelles

Observons plus particulièrement la situation des violences contre les femmes dans les pays des Balkans occidentaux. Tous ont pris des mesures juridiques et institutionnelles pour lutter contre : lois spécifiques pour lutter contre les violences conjugales, parfois au sein d’unités spécifiques dans les ministères ou auprès des forces de police, création de centres d’accueil et de protection, etc. Cependant, ces lois restent souvent « lettre morte » et ne sont pas correctement mises en œuvre. Les mesures juridiques et institutionnelles n’ont ainsi pas apporté le changement nécessaire et la situation dans la pratique reste toujours problématique en raison de l’ampleur des violences sexistes et sexuelles et du nombre de féminicides8 Le féminicide signifie le meurtre de femmes en raison de leur sexe..

En 2019, une étude de l’OSCE9 OSCE, Well-being and safety of women, Vienne, 2019., menée dans les pays des Balkans occidentaux ainsi que l’Ukraine et la Moldavie, a montré que 70 % des femmes dans ces pays ont été exposées aux violences sexistes et sexuelles depuis l’âge de quinze ans. Plus particulièrement, les chiffres sont de 67 % en Albanie, 48 % en Bosnie-Herzégovine, 54 % en Macédoine du Nord, 64 % en Serbie, 51 % au Monténégro et 58 % au Kosovo. Cette étude révèle une fois de plus combien les croyances en la subordination des femmes, l’obéissance au conjoint et le silence entourant les violences dont elles sont victimes persistent dans la région. Aucune femme n’est à l’abri des violences. Qu’elle vive en ville, en zone rurale, qu’elle soit diplômée ou non, riche ou pauvre, etc., toute femme peut être victime de violences sexistes et sexuelles. Cependant, les femmes appartenant aux groupes défavorisés sont particulièrement touchées, comme les femmes handicapées ou les femmes issues de minorités telles que les Roms et les LGBTQI+.

Une autre étude10 INSTAT, Violence against women and girls in Albania, Tirana, 2019. menée en Albanie en 2018 a montré qu’une femme sur deux ou 52,9 % des femmes âgées de 18 à 74 ans a subi un ou plusieurs des types de violences (psychologiques, économiques, violence sexuelle, viol, harcèlement, etc.). L’étude met également en évidence la question du viol conjugal et relève que les violences contre les femmes ne sont jamais accidentelles, au contraire, elles représentent un caractère systématique combinant la pression et les menaces psychologiques et économiques avec la violence physique.

Les deux études ont des caractéristiques communes. Tout d’abord, la majorité des femmes victimes de violences conjugales n’ont pas demandé d’aide. Les réponses sont assez similaires d’un pays à l’autre. La raison la plus courante pour ne pas demander d’aide était que la situation n’était pas suffisamment grave, selon la moitié des femmes interrogées. D’autres femmes ont déclaré qu’elles n’avaient pas demandé d’aide parce qu’elles ne voulaient pas porter préjudice à leur famille et leur faire honte. Les recherches et les études ont souvent mis en évidence l’importance du système de l’honneur et de la honte qui persiste encore dans les sociétés balkaniques11 Nicola Nixon, « You can’t eat shame with bread. Gender and collective shame in Albanian society », Southeast European and Black Sea Studies, 9:1-2, 105-121, 2009..

Dans le même contexte, l’enquête de l’OSCE montre que les femmes n’ont pas signalé des faits de violence parce qu’elles craignaient d’être blâmées pour l’avoir causée, de divorcer et de n’avoir aucun endroit où aller. Un nombre important de femmes interrogées ont déclaré qu’elles n’avaient pas signalé de violences parce qu’il n’y avait aucune raison de se plaindre, car « la violence est normale » – ce qui met en lumière combien ces violences sont banalisées dans la société. Il y a quelques années, un reportage sur les femmes en Albanie laissait entendre les propos d’une jeune femme, tout juste mariée, interrogée par une journaliste cherchant à savoir si son mari était violent envers elle. Sa réponse fut : « Si je le mérite, il me bat ». Ajoutons à cela, par exemple, l’étude de l’OSCE au Kosovo qui montre que plus de la moitié des femmes disent que leurs amis seraient d’accord avec l’affirmation « Une bonne épouse obéit à son mari même si elle n’est pas d’accord ».

Les cas signalés sont presque exclusivement liés à des situations de violence physique12 OSCE, Well-being and safety of women, Vienne, 2019 ; GREVIO, « Albania Baseline Report 2017 », GREVIO/Info, 2017 ; INSTAT, Violence against women and girls in Albania, Tirana, 2019.. Ainsi, les pressions psychologiques, émotionnelles ou économiques ne sont presque jamais considérées par les femmes comme des actes de violence à signaler aux institutions en charge. Ces formes de violence sont intériorisées dans les relations patriarcales.

De plus, un grand nombre de femmes ont déclaré que la plupart des membres de leur communauté pensent que la violence conjugale est une affaire privée et ne devrait pas être signalée, et qu’une femme devrait tolérer une certaine violence pour garder sa famille unie13 OSCE, Well-being and safety of women, Vienne, 2019 ; Daša Duhaček, Biljana Branković, Milica Mirazić, Women’s Rights in Western Balkans, Policy Department for Citizens’ Rights and Constitutional Affairs European Parliament, 2019.. Ces normes sociales patriarcales qui considèrent les femmes comme subordonnées aux hommes, ou qu’elles doivent se sacrifier pour le « bien-être » de la famille et de la communauté, contribuent à la persistance de la violence à l’égard des femmes. En effet, cette notion de « sacrifice féminin » est bien ancrée dans la tradition patriarcale de nombreuses sociétés, y compris celles des Balkans occidentaux.

Selon le dernier rapport du GREVIO en Albanie14 GREVIO, « Albania Baseline Report 2017 », GREVIO/Info, 2017., la plupart des personnes interrogées (y compris des fonctionnaires et aussi des experts en genre) pensent – à tort – que les violences sexistes et sexuelles se produisent principalement dans les zones reculées et pauvres du pays. Les données montrent en effet que les violences sexistes et sexuelles sont partout, et ce n’est pas un problème économique, mais plutôt un problème de société. Par ailleurs, le même rapport souligne qu’il existe une tendance à promouvoir le pardon sous prétexte de valeurs familiales traditionnelles.

Les dysfonctionnements des institutions dans la prise en charge des victimes de violences sexistes et sexuelles

Selon l’étude de l’OSCE, une autre raison pour laquelle les femmes ne signalent pas la violence est leur méfiance à l’égard des institutions en charge. Elles craignent de ne pas être protégées par le système et ses acteurs lorsqu’elles cherchent de l’aide. Cette méfiance n’est pas liée uniquement à la réponse policière, mais aussi à la prise en charge en termes d’hébergement d’urgence et d’aides financières.

Pourtant, des progrès ont été réalisés en ce qui concerne la réponse institutionnelle, notamment au sein de la police. Les cas où les policiers ont répondu aux victimes de violence à l’égard des femmes en minimisant les faits sont en baisse. Mais de telles réponses existent toujours lorsque les femmes signalent des violences à la police. Et malgré de nombreuses formations, il existe encore des juges qui tentent de convaincre les femmes de se réconcilier avec leurs maris violents « pour le bien des enfants ».

Au Kosovo, réconcilier la victime avec l’agresseur est souvent justifiée dans le but de sauver la « famille traditionnelle »15 Kosovo Women’s Network, “No more Excuses: An analysis of Attitudes, Incidence, Institutional Responses to Domestic Violence in Kosovo,” 2015.. La loi est pourtant bien claire dans la définition du harcèlement sexuel, de la violence domestique, du viol, du viol conjugal, du féminicide, mais les enquêtes et les poursuites pour ces crimes continuent d’être caractérisées par de faibles taux de condamnation16 KIPRED, GLPS et Artpolis, “Accessing Justice for Victims of Gender Based Violence in Kosovo: Ending Impunity of Perpetrators, 2018.. Dans les affaires de viol, les tribunaux appliquent souvent des peines inférieures au minimum légal et les cours d’appel réduisent encore plus ces peines. Cela affecte négativement la décision des victimes de signaler les cas de violences sexuelles survenus soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la sphère familiale. Elles se méfient de la protection qu’elles pourraient obtenir de l’institution et craignent la stigmatisation sociale visant uniquement la victime. Cette situation a été observée dans une affaire récente au Kosovo, avec un verdict de justice qui a provoqué un tollé et la réaction de la société civile. Le verdict rendu par le tribunal de Peja en juillet 2021 a condamné l’accusé à seulement huit mois et huit jours de prison pour avoir violé une adolescente. Cette jeune fille de 15 ans originaire de Gjakova a été violée alors qu’elle sortait de l’hôpital de la ville en 2012. Elle a été saisie par deux personnes armées de couteaux, qui l’ont emmenée dans une maison inhabitée où ils l’ont violée. Le procureur n’a pas fait appel, en étant d’accord avec la condamnation, qui était en contradiction avec la législation du Kosovo qui n’autorise pas une peine inférieure à trois ans d’emprisonnement pour un tel crime17Vyrtyte Gërvalla et Kastriot Berisha, “Judge Suspended After BIRN Reporting on Lenient Rape Sentence”,  Prishtina Insight, 8 novembre 2021.. La juge a justifié la décision en soulignant que l’accusé, 21 ans au moment des faits, était « immature », n’a pas commis d’autres crimes, avait maintenant une relation amoureuse et un enfant, et en plus, la victime n’avait pas eu de séquelles. En revanche, aucune inquiétude n’a été exprimée par la juge pour la vie de la victime qui a été violée à l’âge de 15 ans18Ibid. ; « Ruling on Rape of 15-Year-Old, KWN Reacts: Justice Institutions Continue to Encourage Girl Abusers », Daily News, 25 octobre 2021 ; Kastriot Berisha, « Skandal – Gjykata e Pejës e dënon me vetëm 8 muaj burg dhunuesin e 15 vjeçares » [« Scandale, le Tribunal de Peja condamne le violeur de la jeune fille de 15 ans à seulement 8 mois et 9 jours »], 25 octobre 2021.. Au-delà de tout cynisme, la justice ne devrait se préoccuper que du respect de la loi sur la base des preuves.

Des cas analogues ont également été observés en Albanie, où des crimes sexuels ont été commis par des récidivistes qui avaient été libérés après des précédents verdicts similaires. Le rapport GREVIO de 2017 met en évidence l’existence des préjugés lorsqu’il s’agit de poursuivre les auteurs de violences contre les femmes. Ces préjugés sont également visibles dans les actions des agents publics des forces de l’ordre et de la justice qui promeuvent la réconciliation et le pardon en dehors de tout cadre légal et sans considération appropriée pour la sécurité des victimes. La tendance consistant à vouloir préserver à tout prix l’unité de la famille peut également expliquer les échecs dans la procédure d’émission des ordonnances de protection. Ces préjugés existants à la fois envers les femmes victimes de violences sexistes et sexuelles et les personnes LGBTQI+ sont également mis en évidence par une étude du PNUD19 UNDP, Survey on Access to Justice in Albania, 2017.. Cette étude montre à quel point les attitudes des responsables de la justice peuvent être méprisantes et humiliantes pour les victimes de violence domestique. Cela peut se produire au poste de police où les policiers tiennent des propos misogynes, essaient de persuader les femmes de ne pas porter plainte ou ne les informent pas correctement de leurs droits. Des attitudes méprisantes ou préjudiciables peuvent également être trouvées parmi les juges, non seulement dans le cas des femmes victimes violences sexistes et sexuelles mais aussi dans celui des personnes LGBTQI+.

Les auteurs de violences conjugales sont parfois libérés au motif de problèmes liés à leur santé mentale et, après cela, ils commettent des violences plus graves allant jusqu’au féminicide. Ce fut le cas lors d’un récent féminicide en Albanie, où une femme de 23 ans a été tuée par son ex-mari. Il avait déjà été signalé et emprisonné pour violences, mais il avait été libéré pour des raisons de santé mentale. À sa sortie de prison, il a tué sa femme20Fjori Sinoruka, “Thousands protest against femicide that has Shaken Albania”, BalkanInsight, 16 septembre 2021..

Cette situation s’observe également en Serbie. Le mécanisme est connu : les féminicides surviennent principalement dans les relations intimes (ou anciennes relations intimes) entre partenaires. Néanmoins, seulement 10 % des auteurs de féminicides ont été condamnés à la peine maximale21UN Women, “Home is the most dangerous place for women, new study in Serbia shows”, 5 février 2020..

Il existe également de nombreux cas où lorsque certains couples sont en instance de divorce, les violences conjugales ne sont pas prises en considération. L’insuffisance de la réponse institutionnelle devient tout à fait visible quand on voit le nombre considérable de femmes qui ont signalé des violences avant d’être assassinées. Les pouvoirs publics n’ont pas protégé ces femmes malgré leur signalement aux institutions, et c’est une situation présente dans tous les pays des Balkans occidentaux. Cela est également lié à la manière même dont les violences sexistes et sexuelles sont abordées, à travers des mesures — pour la plupart en aval des violences et pas en amont — qui ne déstabilisent pas les fondements patriarcaux de la société. La lutte contre les violences envers les femmes devrait être également (ou principalement) axée sur des mesures de prévention : l’éducation des enfants avec les principes d’égalité, le changement radical des modes de communication où les propos misogynes, l’objectivation sexuelle des femmes, les expressions sexistes ne seraient plus véhiculées auprès des médias et dans les discours publics. L’éducation à l’égalité des genres devrait enseigner aux élèves et aux étudiants. Cependant, la réticence des institutions contre ces mesures éducatives demeure forte, car une telle éducation conduirait à repenser les relations entre les femmes et les hommes.

Les médias contribuent aussi à l’intériorisation des relations patriarcales. Le mode actuel de représentation des médias incarne les normes sociales patriarcales, où les victimes de violences sont souvent blâmées ou représentées de manière à l’être. En effet, les féminicides sont souvent décrits comme des « crimes passionnels », présentés comme des histoires d’amour et non comme l’illustration d’une norme patriarcale selon laquelle ces hommes pensent que leurs compagnes ou ex-compagnes leur appartiennent au point de les tuer si elles ne se conforment pas à leurs « désirs ».

Conclusion

Par conséquent, la lutte contre les violences à l’égard des femmes doit être fondée sur une approche holistique qui englobe des mesures de prévention, de protection des victimes et de condamnation des auteurs. Combattre les violences à l’égard des femmes uniquement à des niveaux techniques sans s’attaquer à leurs causes profondes — les relations stéréotypées qui sont ancrées entre les femmes et les hommes­ — pourrait apporter quelques changements en surface, mais ne secouera pas le statu quo des relations patriarcales où ces violences sont enracinées. Un programme éducatif sur l’égalité des sexes devrait être mis en œuvre dès les premiers niveaux scolaires, afin que les enfants connaissent les droits humains, l’égalité et le respect. La prévention comprend non seulement les programmes scolaires, mais aussi la socialisation à travers les médias. Les organisations médiatiques sont une partie prenante importante à prendre en compte dans la lutte contre les violences à l’égard des femmes ; les formations pour les journalistes sont une autre étape importante dans la prévention en ce sens. Sur la base des rapports CEDAW et GREVIO, il est nécessaire de renforcer les cadres juridiques et la réponse institutionnelle qui doivent être améliorés pour donner confiance aux victimes. La méfiance envers les institutions est l’une des principales causes de la sous-déclaration des cas de violences à l’égard des femmes. D’où la nécessité de prendre les mesures appropriées pour améliorer l’expertise institutionnelle. Il y a une prise de conscience croissante du besoin de recherche et de données sur les violences à l’égard des femmes et les violences conjugales. Heureusement, le nombre de recherches augmente. Il est maintenant temps d’utiliser ces données et ces recherches pour une meilleure élaboration de mesures politiques qui luttent contre l’ensemble des violences sexistes et sexuelles.

Une version de cet article a été précédemment publiée dans Perspectives in Southeastern Europe, Heinrich Böll Stiftung, n°8, octobre 2020.

  • 1
    Ulf Brunnbauer, « From Equality without Democracy to Democracy without Equality? Women and Transition in Southeast Europe », South-East Europe Review, 3: 151–168, 2000.
  • 2
    Le patriarcat repose sur des systèmes sociaux inégaux où les femmes sont subordonnées, discriminées ou opprimées.
  • 3
    Sylvia Walby, Theorizing Patriarchy, Oxford, Basil Blackwell, 1990.
  • 4
    Albanie en 1993, Macédoine du Nord en 1994, Monténégro en 2006, Bosnie-Herzégovine en 1993 et Serbie en 2001.
  • 5
    Policy Department for Citizen’s Rights and Constitutional Affairs, Women’s Rights in Western Balkans, European Parliament, 2019.
  • 6
  • 7
  • 8
    Le féminicide signifie le meurtre de femmes en raison de leur sexe.
  • 9
    OSCE, Well-being and safety of women, Vienne, 2019.
  • 10
    INSTAT, Violence against women and girls in Albania, Tirana, 2019.
  • 11
    Nicola Nixon, « You can’t eat shame with bread. Gender and collective shame in Albanian society », Southeast European and Black Sea Studies, 9:1-2, 105-121, 2009.
  • 12
    OSCE, Well-being and safety of women, Vienne, 2019 ; GREVIO, « Albania Baseline Report 2017 », GREVIO/Info, 2017 ; INSTAT, Violence against women and girls in Albania, Tirana, 2019.
  • 13
    OSCE, Well-being and safety of women, Vienne, 2019 ; Daša Duhaček, Biljana Branković, Milica Mirazić, Women’s Rights in Western Balkans, Policy Department for Citizens’ Rights and Constitutional Affairs European Parliament, 2019.
  • 14
    GREVIO, « Albania Baseline Report 2017 », GREVIO/Info, 2017.
  • 15
  • 16
  • 17
    Vyrtyte Gërvalla et Kastriot Berisha, “Judge Suspended After BIRN Reporting on Lenient Rape Sentence”,  Prishtina Insight, 8 novembre 2021.
  • 18
    Ibid. ; « Ruling on Rape of 15-Year-Old, KWN Reacts: Justice Institutions Continue to Encourage Girl Abusers », Daily News, 25 octobre 2021 ; Kastriot Berisha, « Skandal – Gjykata e Pejës e dënon me vetëm 8 muaj burg dhunuesin e 15 vjeçares » [« Scandale, le Tribunal de Peja condamne le violeur de la jeune fille de 15 ans à seulement 8 mois et 9 jours »], 25 octobre 2021.
  • 19
    UNDP, Survey on Access to Justice in Albania, 2017.
  • 20
    Fjori Sinoruka, “Thousands protest against femicide that has Shaken Albania”, BalkanInsight, 16 septembre 2021.
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